XI L’ÉCOLE

Le jeune artiste avait examiné gravement et silencieusement saint Georges et saint Sébastien.

Ces deux tableaux, bien que produisant aux yeux un certain effet, n’avaient rien de remarquable, c’est-à-dire aucune des qualités qu’on recherche avant tout dans une œuvre d’art. C’étaient de ces toiles destinées à l’exportation, que les Italiens fabriquent par milliers. Elles disaient le peu de valeur qu’ont aujourd’hui les artistes dont les ancêtres ont été le Guide, Raphaël, Michel-Ange, Léonard de Vinci, etc.. C’était mal dessiné et d’un coloris fantaisiste et criard ; les têtes grimaçantes, sans caractère, manquant de vie, avaient quelque chose de grotesque. Cela rappelait ces figures atrocement enluminées qui sortent de nos imageries d’Épinal. En somme, deux affreuses croûtes, qui ne valaient certainement pas la dorure des cadres dont on les avait honorées.

Pour Mlle Dubessy, le silence d’Édouard était significatif : saint Georges était une mauvaise peinture et saint Sébastien ne valait pas davantage.

Quant au curé, il interrogeait la physionomie de l’artiste, cherchant à deviner son impression.

– Eh bien ! monsieur Lebel ? fit-il, voyant que le jeune homme, absolument froid, ne disait rien.

– Mon Dieu, monsieur le curé, répondit Édouard, ces deux tableaux ressemblent à beaucoup d’autres que l’on voit aujourd’hui dans les églises, et je n’ai rien à en dire. Si vous aviez à les acheter et que vous me consultiez à ce sujet, il me serait facile de vous faire connaître toute ma pensée ; mais ce n’est point le cas. Je n’ai donc à dire que ceci : M. le curé de Grisolles doit être reconnaissant à M. le comte de Linois du cadeau qu’il a fait à l’église.

M. Logerot n’en demanda pas davantage ; il avait compris.

– Allons, se dit-il en soupirant, mes deux saints ne valent pas grand’chose.

Et ce fut avec anxiété et beaucoup refroidi au sujet du vieux tableau retrouvé, qu’il fit entrer le jeune homme et la jeune fille dans la sacristie.

La trouvaille du curé, éclairée par la fenêtre, était placée sur un escabeau et appuyée au mur.

– Oh ! oh ! fit Édouard, dès qu’il eut jeté les yeux sur le tableau.

– Vous dites, monsieur Lebel ? interrogea le vieillard, palpitant d’émotion.

– Rien encore, monsieur le curé, nous allons voir. Il me faudrait de l’eau et un morceau de linge.

– Beaucoup d’eau ?

– Non, à peu près un demi-verre.

M. Logerot prit un verre, qu’il alla remplir dans un bénitier, et quand Édouard eut ce qu’il avait demandé, il procéda, par places, à un lavage qui, pour l’instant, consistait seulement à faire reparaître, autant que possible, le coloris et les principales lignes du dessin.

– Quel malheur que cette peinture soit ainsi détériorée ! s’écria Édouard.

– Est-ce qu’elle a quelque valeur ? demanda le curé d’une voix tremblante.

– Oui, certes ; malheureusement elle est dans un état déplorable. Voyez, monsieur le curé, voyez, mademoiselle, la figure est presque complètement effacée, l’oreille droite n’existe plus ; il en est de même de ces épis, car ce sont bien des épis qui se trouvaient là, un peu au-dessus de l’épaule, et ils devaient être au nombre de dix.

– Comment voyez-vous cela ? demanda Claire.

– D’abord à l’espace qu’ils occupaient, et puis je me souviens d’un tableau pareil à celui-ci, que j’ai vu à Florence, et où il y avait dix épis.

– Alors, monsieur Lebel, hasarda le curé, cette femme est une Cérès ?

– Non, monsieur le curé, non, c’est bien une Vierge, la Vierge aux épis. Je n’ose encore me prononcer d’une manière affirmative, mais la Vierge aux épis, qui se trouve au musée de Florence, n’étant qu’une copie, il peut se faire que vous ayez ici l’original. Dans ce cas, et je ne suis pas éloigné de le croire, vous posséderiez un chef-d’œuvre d’une très grande valeur. Du reste, nous serons fixés sur ce point, quand cette toile aura été soumise à un nettoyage sérieux et complet.

Ce que je puis vous dire, dès maintenant, monsieur le curé, et cela j’en suis sûr, c’est que cette peinture est du XVIe siècle ; j’ajoute que dans l’emploi des couleurs, la pureté du dessin, le mouvement de la tête, en même temps plein de charme et de majesté, je reconnais la manière de Paul Véronèse, qui fut aussi grand artiste que Tintoret. Mais est-ce une œuvre de Véronèse lui-même que nous avons sous les yeux ou une copie de sa Vierge aux épis faite par son fils ou un de ses élèves ? Cela, nous tâcherons de le savoir.

– Alors, monsieur Lebel, vous voudrez bien remettre ce tableau en bon état ?

– Un élève comme moi est toujours très audacieux quand il touche à l’œuvre d’un grand maître, monsieur le curé ; cependant, pour vous, si Mlle Dubessy le permet et avec son autorisation, je ferai de mon mieux pour restaurer cette peinture.

– Monsieur Édouard, dit vivement la jeune fille, vous tenez donc beaucoup à me faire de la peine ? Ce matin, déjà…

– Vous avez raison, mademoiselle, je suis un insensé, pardonnez-moi !

– Oui, je vous pardonne, mais ne prononcez plus jamais de ces paroles cruelles. Vous n’êtes pas sous ma dépendance, ajouta-t-elle très émue, et je n’ai pas le droit de m’opposer à rien de ce qu’il vous plaît de faire.

Cette fois, c’était elle qui avait pâli pendant qu’il rougissait.

– Décidément, se disait le bon curé, voilà qui ressemble beaucoup à de douces querelles d’amoureux.

– Eh bien ! c’est entendu, monsieur Lebel, reprit-il à haute voix, je ferai porter le tableau au château. Ah ! vous ne savez pas quel grand plaisir vous me faites.

– La figure de la Vierge est dans un tel état de dégradation, que j’aurai certainement besoin d’un visage pour modèle, et je me demande où je pourrai trouver une jeune femme ou une jeune fille.

– Vous avez Julie ou moi, répondit Claire.

– Julie, je ne dis pas… mais vous, mademoiselle, dans un tableau d’église, oh ! non, non, cela ne se peut pas.

Le sentiment délicat qui avait dicté ces paroles du jeune homme, fut aussitôt récompensé par un regard d’une douceur pénétrante.

– C’est bien, monsieur Lebel, dit le curé, je me charge de trouver votre modèle.

– Une jolie blonde, fit l’artiste souriant.

– Oui, blonde, ayant une vraie tête de Vierge. Ne riez pas, monsieur Lebel, la jeune femme dont je vous parle est une de mes paroissiennes.

– Comment l’appelez-vous ? demanda Claire.

– Louise Moranne.

– Je ne la connais pas, monsieur le curé, et cependant je croyais connaître tout le monde à Grisolles.

– La personne en question n’est dans le pays que depuis quatre mois.

– Oh ! alors, c’est différent. C’est une jeune femme, dites-vous ?

– À peine âgée de vingt ans.

– Mariée ?

– Depuis dix-huit mois, à un ouvrier menuisier qu’elle a connu à Paris chez un entrepreneur de menuiserie où il travaillait, et où elle-même était occupée à la journée comme couturière.

Charles Moranne, qui a trente-deux ans, était veuf et père d’un tout jeune enfant, un petit garçon. Excellent ouvrier, et de bonne conduite, son patron l’aimait et s’intéressait à lui. Ce fut la femme de l’entrepreneur qui eut l’idée de faire épouser à l’ouvrier sa jeune couturière, pauvre fille sans famille, qui avait été élevée par charité ; mais bonne ouvrière et d’une conduite irréprochable.

Charles Moranne était le neveu de Claude Laurencin, le vieux menuisier de Grisolles, et un de ses héritiers. Le vieillard mourut l’année dernière et Charles Moranne, sa jeune femme et son enfant vinrent s’installer à Grisolles, dans la maison de l’oncle Laurencin, lequel, par testament, donnait son établissement et sa clientèle à son neveu Moranne.

Dès le lendemain de son arrivée à Grisolles, la jeune femme vint me faire une visite et me remit une lettre, qui la recommandait chaleureusement à toute ma bienveillance et à mon affection. Bref, je m’intéresse vivement à ces braves gens, je les recommande à ceux qui peuvent les faire travailler et, vous le voyez, je me suis fait leur protecteur.

– Votre protection est ce qu’ils pouvaient trouver de plus heureux à Grisolles, monsieur le curé, dit Mlle Dubessy, et ils en doivent déjà ressentir les bienfaits.

– Le mari commence à être occupé et j’ai pu procurer quelques ouvrages de couture à la jeune femme ; mais ils gagnent peu et sont souvent encore dans la gêne.

– Vous savez que je suis toujours votre associée, monsieur le curé, nous leur viendrons en aide.

– Ils sont fiers, très fiers ; c’est du travail qu’ils demandent.

– Eh bien ! nous verrons. Mais Julie doit être arrivée et je suis attendue à l’école ; je vous quitte, monsieur le curé.

Elle reprit, s’adressant à Édouard :

– C’est entendu, vous venez voir avec moi nos petites filles de Grisolles ?

– Oui, mademoiselle.

– Eh bien ! venez, dit-elle en prenant le bras du jeune homme.

Ils sortirent par la porte de la sacristie et arrivèrent bientôt à l’école, qui n’était qu’à une faible distance de l’église.

La châtelaine de Grisolles était le bon ange de toutes ces fillettes de tout âge auxquelles Mme Tremblay, l’institutrice, et deux adjointes donnaient l’instruction primaire.

Il y avait dans cette école de jeunes filles une classe enfantine où l’on recevait des petits garçons jusqu’à l’âge de six ans.

Pour tous ces enfants, les visites de la fée du château étaient trop rares. Il est vrai qu’elle les gâtait un peu en leur distribuant, chaque fois qu’elle venait, toutes sortes de friandises, en même temps que des vêtements à celles et à ceux dont les parents étaient nécessiteux.

Aussi fut-elle accueillie avec une joie exubérante, qui se manifesta par des éclats de rire argentins et des battements de mains.

– Chère madame Tremblay, dit Claire, serrant la main de l’institutrice, il y a bien longtemps que je ne suis pas venue vous voir, ainsi que vos chers enfants ; mais j’espère que mes petites amies ne m’en garderont pas rancune.

– La grande joie qu’elles éprouvent indique le contraire, mademoiselle.

– Vous avez vu Julie ?

– Oui, mademoiselle. Une table a été placée au milieu du préau couvert ; et c’est sur cette table que Mlle Julie, aidée des adjointes, a déposé les nombreux paquets apportés du château.

– C’est bien ; tout à l’heure vous ferez descendre vos élèves dans le préau, et nous procéderons à la distribution des petites choses que j’ai à leur donner aujourd’hui.

Sur un signal de Mme Tremblay, toutes les élèves s’étaient assises. Alors commença la visite des classes.

Édouard suivait pas à pas l’institutrice et Mlle Dubessy ; toutes ces jeunes et fraîches figures, bien éveillées, lui rappelaient les années passées à la Maison maternelle de Boulogne, et son cœur battait doucement. Il remarquait, non sans un vif plaisir, combien toutes ces fillettes aimaient Claire. Et il se disait :

– Partout elle est adorée ! Elle est la Providence des malheureux et la joie des enfants.

La jeune fille était restée dans la troisième classe, pendant que Mme Tremblay s’était rendue dans la première afin de rétablir l’ordre parmi les grandes fillettes, qui voulaient un peu trop s’émanciper.

Claire passait devant les bancs, embrassant les uns après les autres, les petites filles et les petits garçons, qui lui tendaient en même temps leurs petits bras et leurs joues de chérubins.

– Elle est ainsi plus que jamais adorable, se disait Édouard. Attendri, il avait peine à retenir ses larmes.

Cependant les deux adjointes reparurent, ayant achevé ce qu’elles avaient eu à faire avec Julie.

Aussitôt, comme par enchantement, l’ordre et le silence se trouvèrent rétablis dans les classes. Les élèves, comme des enfants surpris en faute, tenaient la tête baissée, ayant l’air d’étudier avec assiduité.

Rien de charmant comme cette innocente hypocrisie enfantine.

– J’ai été toute pareille, dit Claire à Édouard. Et elle se mit à rire.

– Oui, répondit-il, songeur, les enfants sont tous les mêmes ; pourquoi n’a-t-on pas toujours l’insouciance de cet âge ?

Elle le regarda fixement, comme si elle eût voulu lire au fond de sa pensée, puis elle se tourna brusquement vers Mme Tremblay, qui venait la rejoindre.

– Mes enfants, dit l’institutrice, vous allez réciter quelque chose devant Mlle Dubessy ; ce sera un concours, et il y aura des prix pour ceux et celles qui diront le mieux.

Le concours commença et ne se prolongea pas, comme on le pense bien. Ce n’était, du reste, qu’un prétexte à la distribution des cadeaux aux enfants.

Plusieurs fois par an, notamment au 1er janvier, à Pâques et à la Noël, il y avait ainsi des distributions dont la jeune châtelaine faisait tous les frais.

Elle connaissait les familles et savait ce dont tels et tels enfants pouvaient avoir besoin.

Quand la petite fille ou le petit garçon appelé devant Mlle Dubessy avait récité sa fable ou son compliment, on voyait l’institutrice inscrire son nom. Alors le visage de l’enfant s’épanouissait, et au regard qu’il adressait à ses petits camarades, on devinait qu’il leur disait :

– C’est moi qui aurai le prix.

Mais Mme Tremblay inscrivait, inscrivait toujours, si bien que les heureux étaient le plus grand nombre. Du reste, il n’y avait pas que des effets d’habillement à distribuer, mais encore une quantité de jouets de toutes sortes, des bonbons, des gâteaux, etc.

– Maintenant, mes enfants, dit l’institutrice, le concours est terminé et nous allons aller dans le préau où les prix offerts par Mlle Dubessy vous seront distribués.

Tout à coup on entendit un bruit de sanglots étouffés. C’était un tout petit garçonnet qui pleurait et que ses camarades ne parvenaient pas à consoler.

Il n’avait pas plus de quatre ans et demi, ce bambin aux longs cheveux blonds bouclés, et qu’on aurait dit tombé d’une des merveilleuses toiles de Rubens. Il était pauvrement, mais très proprement vêtu.

– Qui est ce petit et pourquoi pleure-t-il ? demanda Claire.

Puis vivement et visiblement contrariée :

– Je ne vous connaissais pas cet élève, madame Tremblay, et c’est pourquoi son nom ne vous a pas été donné.

– Vous n’avez pas à vous reprocher un oubli, mademoiselle, cet enfant ne vient à l’école que depuis quinze jours.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Armand, Armand Moranne.

Claire et Édouard échangèrent un regard rapide.

– Madame Tremblay, reprit la jeune fille, veuillez, je vous prie, amener cet enfant près de moi.

Et quand le petit fut devant elle :

– Voyons, mon mignon, dit-elle, en caressant de la main sa joue rose, pourquoi pleures-tu ?

L’enfant redressa la tête, montrant ses jolis yeux noyés de larmes.

– C’est parce que… balbutia-t-il avec ces longs soupirs qui succèdent aux sanglots, c’est parce que… je voulais dire aussi mon compliment.

– Eh bien ! mon petit ami, dis-moi ton compliment, nous t’écoutons. Mais l’enfant, riant au milieu de ses larmes, répondit, après avoir cherché un instant dans sa mémoire :

– Je ne sais plus, j’ai oublié.

Il avait prononcé ces paroles si gentiment que Claire et Édouard ne purent s’empêcher de rire.

Alors l’enfant se hissa familièrement sur les genoux de la jeune fille, lui prit la figure à deux mains et sur chaque joue fit résonner un baiser.

Enchanté de lui, il s’écria, frappant ses petites mains l’une contre l’autre :

– Voilà ! voilà !

Surprise et ravie, Mlle Dubessy, à son tour, embrassa l’enfant.

– Toi aussi tu auras ton prix, dit-elle, en enveloppant le joli blondin d’un regard empreint de tendresse.

– Ah ! maman Lise sera bien contente.

Puis avec une curiosité tout enfantine :

– Qu’est-ce que ça sera mon prix ?

– Aujourd’hui une boîte de dragées et une autre boîte pleine de soldats. Je te donnerai autre chose lorsque tu viendras me voir au château avec ta maman Lise. Est-ce ta maman Lise qui t’a fait cette jolie blouse soutachée ?

– Oui, c’est maman Lise.

– Celle qu’il appelle maman Lise n’est que sa belle-mère, crut devoir dire l’institutrice ; mais elle mérite toute l’affection que cet enfant a pour elle.

– Je le sais, madame Tremblay ; M. le curé nous a fait, à M. Lebel et à moi, l’éloge de Mme Moranne.

On descendit dans le préau, où Julie attendait. Le petit Armand s’était emparé de la main de Mlle Dubessy et semblait ne plus vouloir la quitter.

Dès que les élèves des deux sexes, se furent assis sur les bancs de bois, on procéda à la distribution des cadeaux. L’institutrice appelait les noms, et Julie et les adjointes remettaient à chaque fillette, à chaque petit garçon ce qui lui était destiné. On distribua ensuite, à tous ceux et celles dont les noms n’avaient pas été inscrits, des boîtes à ouvrage, des boîtes de compas, de petites merceries, des canevas pour marquer et pour tapisserie avec des écheveaux de fils et des pelotes de laine de toutes nuances, des étuis, des dés à coudre, des échantillons de broderies, etc. etc. Puis encore des boîtes de dragées, de bonbons, de fruits confits, des oranges, des gâteaux et autres friandises ; et en plus pour les plus jeunes, des jouets de toutes sortes achetés dans les magasins de la ville.

Quel beau jour pour ces enfants ! c’était une véritable fête. La joie la plus pure rayonnait sur tous ces jeunes visages. Et que de remerciements et de reconnaissance dans tous les regards sans cesse dirigés vers Mlle Dubessy ! Comme on voyait bien que la fée du château était aimée de tout ce petit monde et était pour ces fillettes de huit à douze ans un objet d’admiration et de respect !

Soudain, le petit Armand, qui était resté auprès de Claire et d’Édouard, s’élança vers l’entrée du préau, en criant joyeusement :

– Maman Lise ! maman Lise !

Celle-ci, en effet, venait d’entrer. Mais timide, n’osant s’approcher, elle s’était arrêtée tout interdite.

Elle était délicieusement jolie, cette jeune femme, avec sa carnation de blonde bien portante, légèrement hâlée par le grand air, et ses magnifiques cheveux dont les bandeaux onduleux encadraient son beau front pur.

Elle avait la taille élancée et dans sa mise, très simple, on sentait une certaine recherche de coquetterie.

Ses yeux bleus, bien fendus, avaient cette expression de douceur que les peintres italiens de la grande époque donnaient aux vierges de leurs tableaux religieux. Le corps avait des souplesses exquises qui se devinaient sous la robe, dont le corsage bien ajusté faisait ressortir le modelé du corps.

Se savait-elle belle, cette jeune femme, qui s’épanouissait dans le rayonnement de sa vingtième année ? Oui, sans doute. Mais elle ne paraissait pas tirer vanité des avantages physiques dont la nature l’avait comblée.

Édouard Lebel se pencha à l’oreille de Mlle Dubessy :

– M. le curé n’a pas exagéré, lui dit-il, cette jeune femme a vraiment une tête de vierge.

– Oui, elle est jolie, répondit Claire.

Dans un mouvement plein de grâce, maman Lise s’était baissée pour embrasser le petit garçon.

Elle est charmante, murmura l’artiste, comme se parlant à lui-même.

Il ne cherchait pas à dissimuler son admiration, et Claire s’aperçut qu’il dévorait des yeux la jeune femme.

Aussitôt, elle eut une assez forte commotion et ressentit dans son cœur, qui se mit à battre violemment, comme une vive brûlure.

Qu’était-ce donc que cette singulière impression qu’elle n’avait jamais éprouvée ? Était-ce la première atteinte d’un sentiment de jalousie qui s’éveillait en elle ? Claire n’aurait pu le dire, ne se rendant pas exactement compte de ce qu’elle éprouvait à ce moment.

Oui, certes, comme venait de le dire Édouard, Louise Moranne était charmante ; mais il semblait à Claire que son cousin n’avait pas le droit de trouver qu’une autre qu’elle fût belle. Et si ce n’était pas le germe de la jalousie qui venait de pénétrer dans son cœur, c’était au moins un assez profond dépit.

Les yeux ardemment fixés sur le visage de l’artiste, qui ne pouvait détacher son regard de la jeune femme, elle semblait vouloir fouiller jusqu’au fond de sa pensée. Mais rien sur la physionomie du jeune homme, toujours calme et impénétrable, ne laissait deviner ses impressions.

Cependant après avoir remis à sa maman Lise sa boîte de soldats et sa boîte de dragées, le petit Armand l’avait prise par la main et l’entraînait un peu malgré elle vers Mlle Dubessy.

– Venez, madame, approchez-vous, dit Claire, déjà remise de l’émotion qu’elle venait d’éprouver et regrettant peut-être de s’être laissée aller à un mouvement de contrariété si en dehors de son caractère.

Louise s’inclina respectueusement devant Mlle Dubessy. Celle-ci lui tendit gracieusement la main.

– Oh ! mademoiselle, balbutia la jeune femme, rouge comme une cerise.

– Vous n’êtes plus pour moi une inconnue, dit Claire ; M. le curé nous a parlé de vous, à M. Lebel et à moi ; il nous a appris…

– Maman Lise, s’écria le petit Armand, coupant la parole à Mlle Dubessy, je vas te dire, j’ai gagné un prix et nous irons le chercher au château.

Louise imposa silence à l’enfant, en lui montrant un visage sévère. Puis à Claire :

– Je vous demande pardon pour lui, mademoiselle ; il n’est pas encore ce que je voudrais qu’il fût ; je le gâte un peu trop, je l’avoue, il est si jeune !

– Mais il est charmant, cet enfant ; répliqua la jeune fille ; il n’est pas coupable d’avoir répété ce que je lui ai dit.

Armand saisit la main de Mlle Dubessy.

– C’est vrai, n’est-ce pas, madame, reprit-il, j’ai gagné un prix ?

– Oui, mon petit ami, et comme je te l’ai dit, tu viendras le chercher au château avec ta maman Lise.

– Oh ! mademoiselle, je n’oserai jamais.

– Pourquoi donc ? M. le curé a une chose à vous demander que vous ne lui refuserez pas, je pense, et qui vous obligera à venir au château.

– Ah ! fit la jeune femme étonnée.

– Je n’ai pas à vous dire de quoi il s’agit, puisque c’est un service que M. le curé réclamera de vous.

– Je ne peux rien refuser à M. le curé, qui est si bon pour nous.

– Vous viendrez donc plusieurs fois au château, et le premier jour, si vous voulez, vous m’amènerez votre petit garçon à qui je donnerai différentes choses ; ce sera un prix, ainsi que le dit Mme l’institutrice.

Mlle Dubessy resta encore quelques instants entourée des enfants, puis après avoir embrassé de nouveau le petit Armand et plusieurs autres, elle prit congé de l’institutrice et de ses élèves.

La charrette anglaise qui avait amené Julie attendait devant l’école.

– Mademoiselle, dit Édouard, je vais retourner à pied au château.

– Vous n’avez pas à vous arrêter ? demanda Claire après un instant d’hésitation.

– Non, mademoiselle, je vais directement au château.

– Dans ce cas, je laisse la voiture tout entière à Julie ; il m’est très agréable aujourd’hui de marcher plus que je n’en ai l’habitude. Cela ne vous contrarie pas, au moins ? fit-elle en lui prenant le bras.

– Oh ! mademoiselle ! balbutia-t-il avec trouble. Elle s’aperçut qu’il tremblait légèrement.

– Seulement, continua-t-il, je crains…

– Que craignez-vous ?

– Qu’on ne s’étonne du grand honneur que vous me faites et que vous n’ayez à en souffrir plus tard.

– Moi, monsieur Édouard, répliqua-t-elle d’un ton vif, n’ayant à rendre compte de mes actions qu’à moi-même, et tenant à faire acte d’indépendance, je ne crains aucune critique ; d’où qu’elle vienne, la malveillance ne saurait m’atteindre ; ah ! je ne serais plus ce que je suis et veux être, si j’avais souci de ce que certaines gens peuvent dire ou penser de moi. Marchons, monsieur Édouard.

Ils firent silencieusement une centaine de pas. La jeune fille s’arrêta un instant et, après avoir respiré à pleins poumons, elle s’écria :

– Ah ! la belle soirée, et comme on aspire avec délices ces premières et douces odeurs du printemps !

– C’est bien là le réveil de la belle et puissante nature, murmura l’artiste.

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