XIV JALOUSE

Le lendemain matin, le tableau retrouvé par le curé, dans le placard de la sacristie, fut apporté au château. Immédiatement, en présence de Mlle Dubessy et de M. Darimon, l’artiste procéda au lavage de la toile, et, bientôt, il acquit la certitude complète que la Vierge aux épis, dont une copie fort remarquable, d’ailleurs, existait en Italie, était bien le tableau peint par Paul Véronèse lui-même.

Il l’annonça joyeusement à la jeune châtelaine et à son tuteur.

– Notre bon curé va être bien heureux, dit Claire.

Sous l’action de la composition chimique employée par Édouard, toutes les lignes du dessin reparaissaient nettes et comme par enchantement ; il en était de même des couleurs, qui retrouvaient presque entièrement leur fraîcheur et leur vigueur primitives.

Toutefois, il y avait à faire beaucoup de retouches, particulièrement aux épis, à la main qui les tenait, et surtout à la figure de la Vierge. C’était le travail de restauration véritablement sérieux et délicat ; il demandait beaucoup de soin et réclamait tout le talent du jeune artiste.

Heureusement, Édouard retrouvait l’expression mélancolique et rêveuse que le maître italien avait donnée au regard et à la physionomie de sa Vierge.

– C’est bien, se dit-il, je redonnerai la vie à cette admirable tête et M. Logerot sera content. Je laisserai à l’église de Grisolles un souvenir de mon passage dans ce pays.

 

Dans l’après-midi, la jeune et jolie Mme Moranne se présenta au château, accompagnée du petit Armand.

Mlle Dubessy reçut la jeune femme avec beaucoup d’affabilité, et fit apporter par Julie une grande boîte, laquelle était remplie des cadeaux que la châtelaine faisait au petit garçon, et aussi à sa mère, car celle-ci devait y trouver une belle pièce de cachemire de laine pour se confectionner un costume.

La jeune femme, prévenue par le curé, savait ce qu’on attendait d’elle. N’ayant rien à refuser à M. Logerot, elle avait accepté de servir de modèle à l’artiste pour la tête de la Vierge.

Il fut convenu avec Édouard, en présence de Mlle Dubessy, que la première séance d’une heure aurait lieu le jeudi suivant, à deux heures, Mme Moranne pouvant plus facilement disposer de son temps dans l’après-midi.

Le mercredi soir, Édouard demanda à Claire s’il ne lui serait pas agréable de le voir travailler à la restauration du tableau de l’église de Grisolles.

– Non, répondit-elle ; ne voulant pas déflorer ma surprise, je préfère ne revoir le tableau que lorsque vous aurez achevé votre travail.

Le jeune homme n’insista point. Mais par un sentiment que Mlle Dubessy comprit très bien et dont elle lui sut gré, Édouard pria M. Darimon de vouloir bien lui faire l’amitié d’assister aux séances.

Et cinq séances eurent lieu en présence du vieux tuteur.

– Encore une et ce sera fini, vous serez délivrée, dit l’artiste à la jeune femme, en la congédiant.

M. Darimon ne put assister à la cinquième et dernière séance, ayant été forcé de se rendre à la ville pour une affaire urgente.

Tout en travaillant, Édouard causait assez intimement avec son modèle.

Pendant ce temps, Mlle Dubessy était seule dans son boudoir. Elle avait voulu faire un peu de musique, s’était mise à son piano ; mais après quelques accords, elle avait brusquement refermé l’instrument. Alors elle avait pris un livre et s’était assise sur un canapé ; mais le livre restait ouvert aux mêmes pages, elle ne lisait pas.

Claire était agitée, nerveuse et comme inquiète. Pourquoi ? Elle pensait à Édouard et à Mme Moranne qui se trouvaient seuls, en face l’un de l’autre ; et elle se disait que la jeune femme était jolie, bien jolie, et que, forcément, Édouard avait presque constamment les yeux fixés sur elle.

– Bien certainement, pensait-elle, ils ne sont pas sans rien se dire ; il lui parle et elle lui répond ; de quoi peuvent-ils causer ?

Son esprit travaillait, se troublait et, peu à peu, un sentiment de curiosité irrésistible s’empara d’elle.

Son cœur battait violemment, elle sentait sur son front et ses tempes une chaleur brûlante.

Elle jeta le livre sur un guéridon, se leva brusquement et ouvrit la porte du boudoir. Cependant elle s’arrêta un instant, hésitante et tremblante.

– Suis-je donc réellement jalouse ? murmura-t-elle.

Les aller surprendre était indigne d’elle, elle le comprenait. Mais une force la poussait. Elle voulait voir quelle était leur attitude en présence l’un de l’autre et, si c’était possible, entendre ce qu’ils disaient.

Elle n’hésita plus. Elle sortit du boudoir, traversa rapidement la salle des fêtes et, sans bruit, elle entr’ouvrit la porte de la pièce où se trouvaient Édouard et la jeune femme.

Elle avança la tête, regarda, et ce qu’elle vit la fit pâlir et lui porta au cœur un coup violent.

L’artiste ne travaillait pas. Il avait posé sa palette et ses pinceaux. Debout devant la jeune femme, qui était debout également, il lui tenait les mains et son regard, qui avait une douce expression de tendresse, était comme rivé sur le visage de Mme Moranne.

Tous deux étaient sous le coup d’une émotion profonde. C’était visible. Ils ne se disaient rien, ce qui indiquait assez qu’ils n’avaient pas besoin d’échanger des paroles pour se comprendre.

Était-ce une illusion ? Mlle Dubessy crut voir des larmes dans les yeux du jeune homme, en même temps que ses lèvres souriaient et que la joie rayonnait sur son front.

Claire en avait vu assez. Elle referma la porte si doucement que, malgré le tremblement qui l’avait saisie, Édouard et la jeune femme n’entendirent rien. Il est vrai qu’à ce moment ils étaient trop occupés l’un de l’autre pour s’apercevoir de ce qui pouvait se passer autour d’eux.

Mlle Dubessy regagna son boudoir en chancelant, farouche comme une lionne blessée. Elle s’écroula sur le canapé et serrant avec force sa tête dans ses mains, elle éclata en sanglots déchirants.

Oh ! cette fois, elle ne pouvait plus s’y tromper, c’était bien la jalousie qui la mordait cruellement au cœur.

Jusqu’à l’heure du dîner, elle resta enfermée, ne voulant voir personne, ni M. Darimon, qui avait à lui dire ce qu’il avait fait à la ville, ni même sa femme de chambre.

Ce fut M. Darimon qui reçut les personnes qui venaient habituellement dîner le jeudi au château.

Quand la jeune fille parut, quelques instants avant qu’on se mit à table, elle avait eu le temps de se remettre de sa terrible émotion. Habituée maintenant à se contraindre, à dissimuler ses impressions, elle montra à tous un visage calme et froid comme toujours.

Mais comme elle aurait voulu dire à ces gens-là :

– Retirez-vous, et faites-moi la grâce de ne plus jamais revenir ici !

À M. Darimon, qui lui demandait pourquoi elle était restée invisible toute l’après-midi, elle répondit assez sèchement :

– Une forte migraine.

– Bon, se dit le vieillard, en ouvrant sa tabatière, voilà que ça va recommencer ; l’accalmie n’a pas été de longue durée.

Et comme toujours lorsqu’il était de mauvaise humeur, il bourra son nez de tabac.

Ce soir-là, sans qu’on pût y voir rien d’affecté, Claire se montra particulièrement charmante avec Alfred de Linois et gracieusement enjouée avec Jules Marcillac.

Mme de Linois était bien un peu vexée que la riche héritière fît attention à l’ingénieur ; mais elle comptait les regards et les sourires adressés à son fils, et comme, après tout, son amour d’Alfred était le mieux partagé, elle était aux anges.

Par contre, vis-à-vis du jeune artiste, Claire fut d’une froideur glaciale. Mais si l’on y avait fait attention, on aurait pu facilement remarquer qu’il y avait beaucoup d’affectation dans cette froideur de la jeune fille.

– Elle reprend avec moi ses grands airs, se disait Édouard ; eh bien, soit, j’aime mieux cela !

Feignant de ne pas s’apercevoir qu’on lui faisait mauvaise mine, il ne perdit point contenance et ne se retira qu’en même temps que les autres personnes.

Mais le lendemain soir, immédiatement après le repas, il prit congé de la jeune fille et de M. Darimon.

Quelques jours après, on apprit à Mlle Dubessy que M. Lebel passait toutes ses soirées à Grisolles. Et chez qui ? chez Moranne, le menuisier. On ajoutait qu’il ne sortait jamais de cette maison avant onze heures du soir. Et on insinuait perfidement que les yeux bleus de la blonde Mme Moranne n’étaient pas pour rien dans cette assiduité de l’artiste.

Ces paroles tombaient dans un cœur trop bien disposé à les recevoir.

– Assurément, se disait Claire, ce n’est pas l’ouvrier, mais sa femme qui attire M. Lebel.

Ainsi, – et ce n’était plus un secret pour beaucoup de gens, – Édouard Lebel, reniant ses principes d’honneur, foulant aux pieds sa dignité, ses sentiments de délicatesse, faisait la cour à Mme Moranne, cherchait à la séduire, et même qui sait si, déjà, elle n’était pas sa maîtresse !

Claire pensait cela dans les moments où, surexcitée, la jalousie l’excitait à la colère.

Dans d’autres moments, plus calme et surtout plus généreuse, elle s’écriait :

– Non, non, c’est impossible, cela n’est pas, M. Lebel ne commettrait pas une pareille faute !

Mais la jalousie excitante revenait à la charge avec plus de force, et Claire se rappelait la douceur du regard d’Édouard contemplant la jeune femme et leur émotion à tous deux.

Alors, elle murmurait d’une voix oppressée :

– Je ne puis croire à une pareille chose, et pourtant…

 

Un soir, comme Édouard venait de les quitter, le tuteur dit à sa pupille :

– Vous savez, Claire, que, jusqu’à présent, M. Lebel n’a jamais voulu toucher plus de cent francs par mois, laissant ainsi neuf cents francs en réserve, que, du reste, je convertis aussitôt en titres de rente dont les arrérages sont portés à son avoir.

– Oui, je sais cela ; eh bien ?

– Eh bien, Claire, jugez de ma surprise quand M. Lebel, ce matin, m’a demandé trois mille francs dont il avait, m’a-t-il dit, un besoin urgent.

– Ah ! fit la jeune fille. Et vous vous êtes empressé de remettre cette somme à M. Lebel ?

– Sans doute.

– Vous avez fait ce que vous deviez, mon cher tuteur, et vous auriez pu vous dispenser de me parler de cela.

– C’est que, bredouilla le vieillard, c’est que… je pensais… je croyais…

La jeune fille ne releva point ces paroles. Elle prit un album sur ses genoux et se mit à le feuilleter. Mais elle se disait :

Ces trois mille francs étaient pour elle, il est allé les lui porter ce soir. Mais quel rôle joue donc le mari dans cette misérable intrigue ? Ne voit-il rien ou, complice de sa femme, ferme-t-il complaisamment les yeux ?

Toute frémissante, le regard sombre et les lèvres crispées, M. Darimon aurait pu l’entendre murmurer :

– Que la vie est donc laide et que de choses honteuses on y découvre à chaque pas !

Après un silence qui n’avait pas duré moins de vingt minutes, M. Darimon pensa qu’il pouvait reprendre la conversation en entamant un nouveau sujet ou plutôt un sujet qui n’avait pas été abordé depuis déjà un certain temps.

– Ma chère pupille, dit-il, voulez-vous apporter un peu d’attention à ce que je vais vous dire ?

La jeune fille ne répondant pas, il ajouta :

– Claire, m’écoutez-vous ?

– Dites, dites, mon cher tuteur.

– À la bonne heure. Eh bien, ma mignonne, toute cette semaine j’ai eu des visites, trop de visites.

– Oui, en effet.

– Dans la matinée, dans l’après-midi, pas un instant de répit, je suis affreusement persécuté.

– C’est vrai, vous êtes à plaindre.

– Claire, vous vous moquez…

– Nullement. Je sais bien que vous êtes ennuyé, et comme c’est à cause de moi, vous vous vengez en m’envoyant vos persécuteurs afin que j’aie aussi ma part de persécution.

– Puis-je faire autrement ? répliqua le vieillard tout contrit ; je ne sais quoi leur répondre. L’un me tire à droite, l’autre à gauche, celle-ci en avant, celle-là en arrière, et je suis un peu comme le ballon du jeu de paume. Ils me poussent dans mes derniers retranchements, alors suffoquant, suant à grosses gouttes, à bout d’arguments, je frappe à grands coups sur ma tabatière… – Ah ! la pauvre, c’était la troisième fois, la semaine dernière, que je la faisais réparer ; – puis je l’ouvre et je prise, je prise avec fureur et ne fais plus que hocher la tête.

Enfin, on comprend ce que cela signifie et, de guerre lasse, on me laisse tranquille.

En parlant ainsi M. Darimon espérait arriver à dérider sa pupille. Mais non, pas même un sourire ; elle gardait une gravité désespérante. Le bonhomme eut comme un mouvement d’impatience.

– Ah ! fit-il, jamais tuteur n’a été mis dans un embarras qui ressemble au mien.

– Parce qu’il vous plaît de vous tourmenter.

– Oui, certainement, je me tourmente et beaucoup.

– Sans raison.

– Vous parlez bien à votre aise des assauts qui me sont livrés, Claire.

– Hé, ne suis-je pas assiégée moi-même ?

– Sans doute, mais ce n’est pas la même chose.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Vous, Claire, vous savez ce que vous devez répondre, vous avez des raisons à donner pour vous défendre ; vous pouvez repousser tels et tels assaillants ou, d’un regard, les immobiliser. Moi, continua piteusement le vieillard, je n’ai aucun de ces moyens à mon service, puisque je ne connais aucune de vos intentions. Il s’ensuit que je ne sais pas du tout ce que je peux ou dois dire.

Et quand on me pousse à bout et que j’ai répondu : Je ne sais pas. Ceci regarde Mlle Dubessy. Tout dépend de ma pupille. Mlle Claire ne me paraît pas encore disposée à se marier. Je n’ai aucune influence sur ses sentiments, et en aurais-je que je ne croirais pas devoir m’en servir. Il faut attendre.

Et quand j’ai dit tout cela et je ne sais quoi encore, je me mets à vider ma tabatière, ainsi que je vous le disais tout à l’heure.

– Bref, on vous persécute, on vous martyrise.

– Absolument, Claire, et je vous le dis en toute sincérité, une pareille existence n’est plus supportable.

– Malheureusement, mon cher tuteur, nous ne sommes pas près d’en voir la fin.

– Claire, je mourrai à la peine.

– Non, vous ne mourrez pas, tant que vous aurez votre tabatière pour vous consoler.

– Méchante ! répliqua le vieillard attendri, dites donc tant que ma vie vous sera utile, tant que vous aurez besoin de ma tendresse paternelle.

La jeune fille saisit la main du vieillard et la serra avec effusion. Tous deux avaient des larmes dans les yeux.

– Voyons, Claire, reprit M. Darimon, pourquoi ne vous décidez-vous pas à vous marier ? Que craignez-vous ?

– Beaucoup de choses, dont une seule suffit pour m’empêcher de changer ma vie.

– Quelle est cette chose ?

– La crainte de ne pas être heureuse.

– Vous, malheureuse, jamais ! c’est impossible ! Prenez n’importe lequel des jeunes gens qui vous font la cour, celui qui vous plaît le mieux, et vous verrez s’il ne se consacrera pas tout entier à votre bonheur.

La jeune fille secoua la tête.

– Claire, M. Trumelet, M. de Linois, M. de Lancelin, M. Marcillac, M. Bertillon sans compter les autres, tous vous aiment.

– Oh ! oh !

– Tous se meurent d’amour pour vous.

– Ils le disent, ils ont dans la bouche les mêmes paroles ; c’est comme une chanson qu’ils ont appris ensemble. Ah ! monsieur Darimon, que d’amour pour une seule personne !

– Dame ! quand cette personne est Mlle Claire Dubessy…

– La châtelaine aux millions ! ajouta la jeune fille, en fronçant les sourcils.

– Encore une fois, ma chérie, vous vous faites injure et vous êtes effrayante de scepticisme ; pourquoi croire toujours qu’on ne pense qu’à vos millions quand vous êtes la jeune fille la plus gracieuse, la plus charmante, la plus belle, la plus adorable qu’il y ait au monde ?

La jeune fille appuya sa tête dans sa main et resta silencieuse. M. Darimon la regarda en hochant la tête ; puis au bout d’un instant il reprit :

– M. Gustave Trumelet a plaidé sa cause devant moi avec beaucoup de chaleur, et ce n’était point là l’éloquence de l’avocat, car il était extrêmement ému. C’est un garçon plein de loyauté et de franchise. Il est ambitieux et ne s’en cache point. D’ailleurs, grâce à son talent fort apprécié, il peut aller loin. À Poitiers, il se trouve à l’étroit, c’est à Paris qu’il doit trouver une place digne de lui.

« – L’amour que m’a inspiré Mlle Dubessy, m’a-t-il dit, serait mon puissant levier ; pour elle j’arriverais, j’en suis sûr, à une très haute position ; si j’ai le bonheur d’être l’époux de son choix, je ferai d’elle la femme la plus heureuse, la plus enviée ; son existence sera celle d’une reine. »

– M. Gustave Trumelet vous a répété ce qu’il m’a dit plusieurs fois, sans parvenir à me convaincre, malgré sa grande éloquence.

– M. Jules Marcillac prétend qu’il n’y a pas d’honneur plus grand que celui d’appartenir au corps savant des ingénieurs, et qu’il n’y a pas de plus beau rêve pour une jeune fille que de devenir l’épouse aimée d’un ingénieur. Sa route est toute tracée, il n’a qu’à marcher ; dans deux ans il sera-ingénieur en chef et à quarante ans inspecteur général. Mais il vous aime à en perdre la raison, et si vous accordez votre main à un autre, son avenir sera brisé du coup, et s’il ne devient pas fou de douleur, il mourra de désespoir.

– M. Jules Marcillac est un charmant garçon, dit Claire ; mais il est l’homme de toutes les exagérations, et ses paroles sont souvent en désaccord complet avec son humeur, joviale et ses spirituelles vantardises. Si je ne le prends pas pour mari, il ne mourra ni ne perdra la raison, et comme il est intelligent et sait se faire valoir, il fera son chemin quand même.

– Et de deux, murmura M. Darimon.

Il reprit à haute voix :

« – Ma fortune dépasse trois millions, m’a dit M. Bertillon père, et j’en donne un à mon fils par contrat de mariage. Dans ces conditions, cher monsieur Darimon, vous devez comprendre, et votre pupille également, que si nous recherchons son alliance, ce n’est point pour sa fortune. Si Hector veut à tout prix obtenir la main de Mlle Dubessy, s’il ne s’est pas déjà retiré devant ses indécisions, ses hésitations inexplicables, c’est qu’il en est éperdument épris. C’est à ce point que sa santé m’inquiète ; voyez-le, son teint jaunit, il maigrit et menace de devenir sec comme un échalas. »

Là-dessus, le jeune homme s’écria :

« – Je ne peux plus vivre dans une incertitude qui me tue ; si Mlle Claire Dubessy me repousse définitivement, je quitterai le pays pour n’y revenir jamais. Où irai-je porter ma douleur et chercher l’oubli ? Je n’en sais rien. Je me réfugierai dans quelque contrée lointaine. »

– Je crois, en effet, que M. Hector Bertillon a besoin de voyager, prononça froidement la jeune fille.

– Hum ! fit M. Darimon, en plongeant ses doigts dans sa tabatière. Il prit sa prise et continua :

– M. et Mme de Lancelin et Mlle Éliane, qui vient à la rescousse, sont après moi comme des enragés. M. Auguste est le meilleur enfant du monde, d’une douceur et d’une bonté… Il est de bonne et vieille noblesse, ce qui ne peut pas être indifférent à Mlle Dubessy, et il aura un jour une assez jolie fortune pour qu’on puisse le soupçonner de songer un seul instant aux millions de la belle châtelaine de Grisolles. Il aime, il adore Mlle Claire et elle peut, en toute confiance, lui confier le soin de la rendre heureuse.

– Assurément, répliqua Claire, M. Auguste de Lancelin ne serait pas un mari tourmentant ; on ne l’entendrait jamais dire une parole plus haute que l’autre, et même, dans l’intérêt de sa propre tranquillité, il s’occuperait si peu de sa femme, que ce serait à peu près comme si elle était encore demoiselle, et elle pourrait faire n’importe quelle sottise sans qu’il sortit de son indolence. Lui, avoir des préoccupations, des soucis, des emportements, jamais ! Cela le fatiguerait. Il ne lui faut rien qui soit de nature à troubler son repos, à l’empêcher de dormir à poings fermés. Ah ! on ne peut pas dire de lui ce que M. Bertillon vous disait de son fils ; le grand amour que j’ai fait naître dans le cœur de M. Auguste de Lancelin n’a aucune mauvaise influence sur sa santé ; il ne le fait pas maigrir ; au contraire, il engraisse.

M. Darimon laissa courir un sourire sur ses lèvres.

– Non, pensa-t-il, celui-là est carrément jeté dans le troisième dessous ; il peut, en dormant, rêver à son aise qu’il entre en maître au château de Grisolles : il ne sera le mari de ma pupille qu’en rêve. Et les autres ne me paraissent pas avoir beaucoup plus de chance. Diable, diable !

Il tira son mouchoir et se moucha avec un bruit de trompette.

– Claire, reprit-il, dois-je vous parler de Mme de Linois et de son fils ?

– Mais si vous voulez, mon cher tuteur, bien que je sache d’avance tout ce qu’elle a pu vous dire. Ainsi elle a commencé par vous faire mon éloge afin d’arriver, tout naturellement, au panégyrique de son fils, qui est M. le vicomte et sera comte un jour. Et elle a ajouté, n’est-ce pas ? que M. le vicomte et elle seraient bien heureux de me voir comtesse… Un beau titre de noblesse, il ne manque que cela à Mlle Dubessy, qui a la beauté, la grâce, la distinction, la richesse, l’intelligence et l’esprit, enfin tout ce qu’il faut pour être une femme du monde accomplie, une étoile des salons du faubourg Saint-Germain.

Puis elle reparle de M. le vicomte Alfred qui, lui aussi, renferme dans sa personne toutes les perfections. C’est un amour ardent, une véritable passion qu’il a pour Mlle Claire ; le jour, la nuit, il ne pense qu’à elle ; il ne dort plus, il perd l’appétit, constamment il soupire…

– De fait, interrompit M. Darimon, pendant que Mme de Linois me disait tout cela et bien d’autres choses encore, M. Alfred poussait des soupirs à fendre l’âme et avait tout à fait une figure de don Quichotte.

– Mon cher tuteur, dit la jeune fille avec une pointe d’ironie, vous voudriez bien m’attendrir, mais je ne veux pas, je me raidis contre ma sensibilité.

– Enfin, ma chère pupille, pas plus tard que demain vous aurez la visite de M. le comte de Linois, qui vous demandera solennellement votre main pour son fils, M. le comte de Linois.

– Mme de Linois m’a également annoncé cette visite.

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’aurai l’honneur de recevoir M. le comte de Linois.

– Soit. Mais, chère enfant, si vos paroles ne disent pas le contraire de ce que vous pensez, si je vous ai bien comprise, vous n’êtes pas disposée à accueillir favorablement la demande d’aucun de vos prétendants ; vous les mettez sur la même ligne, ce qui signifie que, définitivement, vous les repoussez en bloc.

La jeune fille garda une immobilité de marbre.

– Claire, reprit le tuteur, voulez-vous savoir ce que je pense ?

Le regard de Mlle Dubessy, fixé sur le vieillard, devint interrogateur.

– Eh bien ! continua M. Darimon, je pense que si vous n’aimez et ne pouvez aimer ni M. Alfred de Linois, ni aucun de ses concurrents, c’est que votre cœur s’est donné à un autre.

Cette fois, la jeune fille sursauta et devint très rouge.

– C’est vrai, se dit le tuteur.

Et, à haute voix :

– Claire, vous aimez M. Édouard Lebel.

Elle se dressa comme par un ressort et un éclair sombre dans le regard :

– Ne me parlez pas de M. Lebel ! s’écria-t-elle, ne m’en parlez jamais !

Et frémissante, la tête haute, elle sortit brusquement du salon.

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