XV LETTRE MYSTÉRIEUSE

À huit heures du matin, tout de suite après avoir dit sa messe, le curé de Grisolles prit le chemin du château.

Il avait à remercier l’artiste, qui avait si merveilleusement restauré sa Vierge aux épis, laquelle allait orner l’autel de la sainte Vierge dès que le superbe tableau serait placé dans le cadre digne de lui, qui avait été commandé à Poitiers.

Ce jour-là, la visite du curé au château avait un double but. Il désirait avoir aussi avec la jeune châtelaine un entretien particulier, afin de remplir une délicate mission dont les de Linois l’avaient chargé et qui consistait à préparer la jeune fille à accueillir la demande que M. le comte devait lui présenter le jour même.

M. Logerot trouva Édouard Lebel occupé à repeindre une draperie. Ils causèrent assez longuement, le curé attendant que Julie vînt l’avertir que sa maîtresse était prête à le recevoir.

– Comme vous êtes matinal aujourd’hui, monsieur le curé, dit gracieusement Mlle Dubessy, lorsque le vieux prêtre fut introduit dans le boudoir Pompadour par la femme de chambre.

– Vous savez, mademoiselle, que je me lève toujours de très bonne heure, répondit-il en s’asseyant dans le fauteuil que lui indiquait la jeune fille.

– C’est vrai, monsieur le curé ; mais votre visite matinale, tout en m’étant fort agréable, me surprend un peu. Voyons, vous avez quelque chose à me dire ?

– Oui, mademoiselle, fit le prêtre dont l’embarras était visible.

– Eh bien ! monsieur le curé, parlez, je vous écoute.

Il n’était pas un habile diplomate, le curé de Grisolles, mais il avait l’éloquence du cœur, ce qui, en certaines circonstances, pouvait valoir tout autant et même mieux.

Il commença par parler du mariage, institution émanant de Dieu lui-même, puisque, après avoir créé le premier homme, il lui avait donné pour compagne Ève, la première femme. Donc, sauf pour les êtres humains des deux sexes qui se consacraient à la vie religieuse, l’homme, pas plus que la femme, ne devait vivre seul. Les lois sociales ne pouvaient approuver le célibat et les lois divines le condamnaient. D’ailleurs l’homme avait besoin d’une compagne et la femme d’un soutien, d’un protecteur.

Il continua en faisant un tableau admirable et fort touchant de l’existence à deux, du bonheur de la vie conjugale, des joies de la famille, représentant le père et la mère entourés de leurs enfants.

Il dit dans quelles conditions les unions devaient être contractées pour être heureuses, ce que la jeune fille devait rechercher avant tout chez son futur, les qualités qu’il fallait que le futur rencontrât dans celle qui allait devenir la moitié de lui-même.

Et quand il crut avoir suffisamment édifié Mlle Dubessy, il lui parla de M. Alfred de Linois, qui était robuste, plein de santé, sain de corps et d’esprit et qui possédait toutes les qualités désirables chez l’époux.

Bref, selon M. Logerot, le vicomte était le mari qu’il fallait à Mlle Dubessy, il était digne d’elle et ils se convenaient sous tous les rapports. Pieux l’un et l’autre, ils élèveraient leurs enfants dans la crainte de Dieu et ce serait une nouvelle famille vraiment chrétienne.

Le vieux curé aurait pu parler pendant une heure encore sans que la jeune fille songeât à l’interrompre. Elle avait écouté attentivement, respectueusement et même avec émotion ; mais le prêtre ne lui avait rien appris de nouveau au sujet du mariage, du bonheur à deux et des joies de la famille ; tout ce qu’il avait dit sur cet intéressant sujet n’avait été que l’écho de ses propres pensées.

Et quand il avait parlé des qualités que devait avoir celui qu’elle prendrait pour mari, ce n’était pas à Alfred de Linois qu’elle pensait.

Aussi quand M. Logerot eut fini, et voyant qu’il attendait qu’elle parlât à son tour, elle lui dit :

– Monsieur le curé, vous venez de me dire de bien excellentes choses ; mais croyez bien que je n’éprouve et n’ai jamais éprouvé aucun éloignement pour le mariage. Je sais que la femme a été créée pour l’homme, pour avoir des enfants, et je n’ignore aucun des devoirs que j’ai et aurai à remplir sur la terre.

Toutefois, monsieur le curé, le mariage est une chose tellement sérieuse, tellement grave qu’on ne saurait y trop réfléchir ; et vous le savez – je vous l’ai déjà dit, – si je ne me presse point de me marier, c’est que je crois avoir encore le temps d’attendre.

J’admets bien que le mariage soit l’union de deux corps ; mais je veux surtout, pour moi, qu’il soit l’union de deux cœurs, de deux âmes. Eh bien ! monsieur le curé, j’attends et j’appelle encore ce cœur et cette âme prêts à se fondre dans mon cœur et mon âme.

Vous m’affirmez que M. Alfred de Linois m’aime ; oh ! il ne m’a pas laissé ignorer qu’il m’aimait ; il me l’a dit, d’autres aussi me l’ont dit, et je n’ai pas été convaincue. Pourquoi ? Ah ! pourquoi, parce que je suis restée froide et insensible. Si j’étais aimée comme je veux l’être, les battements de mon cœur me le diraient mieux que des paroles, et alors je ne douterais plus, je croirais.

Je me connais : quand je serai ardemment aimée, j’aimerai à mon tour ; ce sera l’amour vrai, l’amour comme je l’entends qui fera naître dans mon cœur un amour qui ne s’éteindra jamais.

Je n’ai pas autre chose à vous dire, monsieur le curé ; mais c’est assez pour vous faire comprendre que je ne suis pas encore décidée à me marier. J’attends, j’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra.

M. Logerot comprit qu’il froisserait gravement la jeune fille en insistant. Il se retira, mais non sans être peiné de l’insuccès de sa démarche.

Comme il sortait du château, il rencontra M. Darimon, et sachant que le tuteur était bien disposé en faveur du jeune de Linois, il lui apprit ce qui venait de se passer entre lui et Mlle Dubessy.

Alors, M. Darimon se pencha à l’oreille du curé et lui dit à voix basse :

– M. Alfred de Linois peut chercher femme ailleurs ; c’est un conseil à donner aussi aux autres prétendants. Ma pupille a choisi son mari ; elle aime M. Édouard Lebel.

– Je l’avais deviné ! dit M. Logerot. Mais lui ?

– Lui ? il adore ma pupille ; et c’est bien pour cela qu’elle s’est mise à l’aimer.

– Pourquoi ne m’a-t-elle pas dit cela ?

– Ah ! voilà, monsieur le curé ; ils s’aiment et ne parviennent pas à s’entendre. Elle voudrait qu’il parlât et il reste muet comme cette borne. Alors on est mécontent l’un de l’autre, on se regarde à peine, on s’évite, on se boude. Mais, bien sûr, tout ça finira…

– Par un mariage, acheva le curé.

Mlle Dubessy était seule dans le salon où elle avait l’habitude de recevoir les visiteurs.

Après avoir causé quelques instants avec son tuteur, celui-ci s’était retiré.

Claire allait voir arriver, pensait-elle, les de Linois, père, mère et fils, et songeuse, légèrement inquiète, elle se préparait à recevoir ces chasseurs de millions, qui n’étaient certainement pas ses moins terribles assaillants.

Assurément, elle aurait bien dispensé M. le comte, qu’elle ne connaissait pas encore, de lui faire cette visite ; mais comme elle le disait si bien, le monde a des exigences par lesquelles il faut passer, coûte que coûte, et il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et si complètement que, pour la circonstance, elle avait revêtu un costume de soie gris-perle, qui lui allait à ravir et rehaussait encore sa rayonnante beauté.

Certes, elle n’aurait pas donné plus de soin à sa toilette s’il se fût agi d’une demande en mariage au nom d’un prétendant aimé et depuis longtemps désiré.

À deux heures et demie, une voiture entra avec grand fracas dans la cour du château.

– Ce sont eux, murmura la jeune fille.

Et une contraction de ses traits indiqua qu’elle éprouvait une sorte de souffrance.

Julie parut et annonça :

– M. le comte de Linois.

– Est-ce que M. le comte est seul ? demanda Claire en se dressant sur ses jambes.

– Oui, mademoiselle, il est seul.

– Ah ! fit la jeune fille quelque peu surprise. Puis aussitôt :

– Julie, veuillez faire entrer M. le comte de Linois.

Un homme de belle taille, très élégamment vêtu, à la dernière mode, fit son entrée dans le salon et s’inclina respectueusement devant la jeune châtelaine après l’avoir enveloppée d’un regard d’admiration et plein, en même temps, d’une douceur féline.

M. le comte avait à la boutonnière de sa redingote, entièrement boutonnée, une grosse rosette multicolore, laquelle représentait plusieurs décorations d’ordres étrangers.

Il avait un très grand air, qui frappa tout d’abord Mlle Dubessy, l’aisance et les manières distinguées du véritable grand seigneur qui, dès l’enfance, a fréquenté le meilleur monde.

La jeune fille découvrit sans peine les points de ressemblance qui existaient entre le père et le fils ; mais ce dernier était loin de posséder la suprême distinction de son père, son air imposant, presque majestueux.

Toutefois, Mlle Dubessy, après un second et rapide examen, remarqua que le personnage avait un regard singulier, où la fausseté était mal dissimulée, quelque chose de hautain et de dur dans la physionomie, qui n’inspirait pas la sympathie. Elle s’aperçut également que M. le comte portait sur son visage le stigmate d’une vie agitée et évidemment tourmentée par des passions violentes.

Cependant, sur l’invitation de la jeune fille, M. de Linois s’était assis.

– Mademoiselle, dit-il, en attachant sur Claire ses yeux aux prunelles luisantes, on vous avait prévenue que j’aurais l’honneur de vous rendre visite.

– Oui, monsieur, et je vous attendais.

– Voilà des paroles extrêmement flatteuses pour moi ; mais elles ne peuvent m’étonner, sachant combien Mlle Dubessy est aimable et gracieuse. Il y a trois jours seulement que je suis arrivé aux Pins et vous avez ma première visite, mademoiselle.

– J’en suis très honorée, monsieur le comte. Êtes-vous dans ce pays pour longtemps ?

– Je ne saurais le dire, mademoiselle, cela dépendra de plusieurs choses.

– Vous êtes un grand voyageur, monsieur.

– C’est vrai. Je ressemble un peu au Juif-Errant, en ce sens que je ne peux rester bien longtemps à la même place. J’ai parcouru tous les mondes, non pas une fois, mais dix fois. J’ai traversé l’Afrique du nord au sud, de l’est à l’ouest, d’immenses déserts et des contrées encore inconnues des Européens, entièrement peuplées de sauvages.

– Et vous trouvez du plaisir à affronter les plus terribles dangers ?

– S’il n’y avait pas les dangers, mademoiselle, les surprises, les imprévus et chaque jour de nouvelles émotions, on n’aurait pas, comme moi, la passion des voyages.

Dans ces dernières années, j’ai voyagé en compagnie de la comtesse et de mon fils ; mais ils se sont fatigués, sont revenus en France, et c’est alors que la comtesse a acheté sa propriété des Pins. Moi, pendant ce temps, je poussais mes explorations jusqu’aux extrêmes limites de l’Amérique du Nord.

– Que de documents précieux et intéressants vous devez posséder, et que de choses curieuses vous avez dû rapporter ?

– Oui, sans doute, mais tout cela est dans nos musées nationaux et nos ministères. J’étais chargé de missions par le gouvernement.

– Mme de Linois m’a dit cela, je me le rappelle.

– C’est le hasard qui a amené la comtesse et Alfred dans ce pays, et ils n’ont eu qu’à s’en féliciter, mademoiselle, ayant eu le précieux avantage de vous connaître et celui d’être admis dans votre magnifique demeure et, mieux encore, dans votre intimité.

Claire s’inclina silencieusement.

– Dans leurs lettres, reprit M. de Linois, la comtesse et Alfred me parlaient longuement de vous, mademoiselle, et j’ai enfin la satisfaction de voir, de mes yeux, que vous méritiez bien tous les éloges qui m’étaient faits de votre charmante personne.

– Monsieur…

– Oh ! ne rougissez pas, mademoiselle ; je dis, à mon tour, que vous avez la grâce et la beauté d’une reine ! Ce n’est pas tout ; il suffit de vous regarder pour lire dans vos yeux que votre cœur renferme les qualités les plus exquises.

Vous êtes adorable, mademoiselle, et je comprends maintenant que vous ayez inspiré à mon fils un amour qui s’est emparé de tout son être et qui, – il me le répétait encore ce matin, – ne s’éteindra que le jour où il cessera de vivre. Mais Alfred veut vivre, mademoiselle, vivre pour vous aimer, vous adorer, comme vous êtes si digne de l’être, et se consacrer uniquement à votre bonheur. Et c’est parce que j’ai la conviction que vous pouvez confier à mon fils le soin de vous rendre heureuse, la plus heureuse des femmes, que je n’ai pas hésité à faire auprès de vous une démarche qui s’imposait à ma tendresse paternelle.

Sur ces mots, le comte se dressa debout et d’une voix grave, dont il semblait s’efforcer à contenir l’émotion, il prononça lentement ces paroles :

– Mademoiselle Claire Dubessy, j’ai l’honneur de vous demander votre main pour mon fils, le vicomte Alfred de Linois.

Calme en apparence et dardant sur la jeune fille un regard pénétrant, il attendit sa réponse.

Claire, qui s’était d’abord sentie fort troublée, reprit vite son sang-froid.

– Monsieur le comte, répondit-elle avec une gravité égale à celle de son interlocuteur, je suis tout émue de la demande que vous venez de m’adresser ; je ne m’y attendais pas. Je pensais que me faisant une première visite…

– Mademoiselle, interrompit le comte avec vivacité, je n’ai qu’un fils héritier de mon nom, de mon titre et de ma modeste fortune, hélas ! trop modeste, car elle est loin d’être aussi considérable que la vôtre.

– Mais, monsieur…

– Oh ! je sais combien vous faites peu de cas de la richesse et je connais vos idées au sujet de ces mariages qu’on appelle d’argent ou de convenance ; mais, enfin, vis-à-vis de vous mon fils est presque pauvre, et c’est un royaume qu’il voudrait posséder afin de vous en faire la souveraine.

J’aurais pu, en effet, mademoiselle, retarder de quelques jours la demande que je viens d’avoir l’honneur de vous faire, mais j’aime mon fils ; il vous aime, mademoiselle, et il souffre de son amour… Rendre la paix à son cœur et lui donner le bonheur auquel il aspire, n’est-ce pas mon devoir de père ?

Et puis, mademoiselle, je ne déteste rien tant que ce qui n’est pas absolument clair et net, et en quelle circonstance que ce soit, j’aime et j’ai toujours aimé à aborder franchement les questions les plus sérieuses.

Sous le regard brillant du comte, Claire se sentait gênée, intimidée et craignait de lui parler aussi nettement qu’elle l’aurait voulu.

– Monsieur le comte, répondit-elle, j’apprécie beaucoup les qualités et les mérites de M. votre fils ; je suis extrêmement sensible, croyez-le, à la recherche dont je suis l’objet et qui est un grand honneur fait à Mlle Dubessy, qui n’appartient pas même de loin à la noblesse et qui considère si peu les avantages de la richesse qu’elle compte sa fortune comme rien.

Cependant, monsieur le comte, si l’on vous a bien renseigné, vous savez que je ne suis pas du tout, quant à présent du moins, disposée à me marier.

Le comte avait froncé les sourcils et un feu sombre s’allumait dans ses yeux.

– M. le vicomte de Linois ne m’est pas antipathique, loin de là, continua la jeune fille ; mais je ne puis accueillir votre demande comme vous le désireriez. Le mariage est une chose sérieuse, la plus grave qui se présente dans la vie et à laquelle on ne saurait trop réfléchir.

Eh bien, monsieur le comte, j’arrive seulement à l’âge de la réflexion et vous voudrez bien ne pas trouver mauvais que je me donne pour réfléchir tout le temps que je jugerai nécessaire.

– Pardon, mademoiselle, répliqua le comte d’une voix assourdie, si je comprends bien, c’est un refus que vous opposez à ma demande.

Claire regarda le comte, fut effrayée de sa pâleur et n’osa pas répondre :

– Oui, monsieur, c’est un refus absolu.

Ne voyez pas la chose ainsi, monsieur le comte, dit-elle d’une voix mal assurée ; je suis dans un cruel embarras, je vous assure, d’autant plus cruel que j’en suis encore à me demander si je me marierai un jour ou ne ferai pas mieux de rester vieille fille.

Un éclair de colère, qui s’éteignit aussitôt, traversa le regard du comte.

Il ne se faisait pas illusion, sa demande était nettement repoussée. Cependant, imposant silence à son ressentiment et bien maître de lui, il tenta encore de plaider la cause du vicomte d’une voix mielleuse. Il trouva ainsi le moyen de déplaire à la jeune fille, de l’impatienter, de l’énerver. Aussi, l’interrompant brusquement au beau milieu de son pathétique discours :

– Monsieur le comte, dit-elle d’un ton ferme, j’ai eu l’honneur de vous répondre et je ne reviens jamais sur ce que j’ai dit. Laissons donc ce sujet, je vous prie, et ne prolongeons pas une discussion qui deviendrait pénible aussi bien pour vous que pour moi.

Les traits du comte se contractèrent et il se mordit les lèvres de dépit et de colère.

Si, à cet instant, Claire avait eu les yeux sur lui, elle aurait été épouvantée de l’expression sinistre de son regard.

Pensa-t-elle qu’elle venait de parler un peu durement et qu’elle avait pu blesser le comte ? Peut-être. Toujours est-il qu’elle reprit d’une voix singulièrement adoucie :

– L’amitié de Mme la comtesse de Linois m’est précieuse, monsieur le comte ; elle et M. Alfred seront toujours reçus affectueusement au château et je serai doublement heureuse lorsque vous voudrez bien me faire l’honneur de les accompagner.

– Assurément, mademoiselle, répondit le comte, qui avait réfléchi, la comtesse de Linois et son fils viendront à Grisolles comme par le passé, et lorsque je ne serai pas à Paris où certaines affaires vont m’appeler, je me ferai un plaisir de venir vous présenter mes respectueux hommages.

Le comte se retira ayant peine à contenir la colère sourde qui grondait en lui. Et pendant que dans sa tête en ébullition se forgeaient des projets ténébreux, un sourire cruel faisait grimacer ses lèvres.

 

Ce même jour, le soir, Mlle Dubessy reçut une lettre, cachetée de cire noire, qui, lui dit Julie, venait d’être apportée chez le concierge par un homme inconnu, avec recommandation de ne la remettre à Mlle Dubessy qu’à un moment où elle se trouverait seule.

Étonnée et fort intriguée, la jeune fille avait jeté les yeux sur l’enveloppe qui portait cette suscription, écrite d’une main hardie :

MADEMOISELLE CLAIRE DUBESSY

en son château de Grisolles

– Une supplique, sans doute, murmura la jeune fille.

D’un signe elle congédia la femme de chambre et rompit le cachet de la lettre. Ce ne fut pas sans émotion et un nouvel étonnement qu’elle lut ce qui suit, écrit de la même main que l’adresse mise sur l’enveloppe :

« Mademoiselle,

« L’arrivée dans ce pays d’un homme qui porte le nom de comte de Linois inquiète les personnes qui s’intéressent à vous. Ces personnes savent le but que poursuit et veut atteindre le comte de Linois : vous faire épouser M. Alfred de Linois, qui n’est qu’un instrument dans ses mains, afin de mettre la main sur votre immense fortune.

« Si vous aimiez M. Alfred de Linois, ce serait un grand malheur et il vous faudrait, dussiez-vous en souffrir énormément, chasser de votre cœur un amour fatal !

« Si vous épousiez ce jeune homme, ce serait votre honte, votre vie à jamais brisée !

« On vous conseille de vous tenir constamment sur vos gardes, car des pièges pourront vous être tendus.

« Mais vous ne serez pas une victime !

« On veille sur vous !

« Ne parlez à personne de cette lettre.

Cette communication était simplement signée :

« Un ami. »

La jeune fille relut une seconde fois, puis, pendant quelques instants, resta songeuse. Soudain, elle se redressa, le front plissé, les lèvres frémissantes, et, haussant dédaigneusement les épaules, elle murmura :

– Un nouvel acte de la comédie jouée autour de moi qui commence ; il paraît que l’on a grand’peur de M. le comte de Linois. Mais d’où peut venir cette sotte et ridicule missive ? Est-ce M. Trumelet ou M. Marcillac ? ou les Bertillon ou les de Lancelin ? Après tout, que m’importe !

Ah ! comme on me connaît peu ! Mais on ne sait donc pas que si je pouvais aimer Alfred de Linois, ce serait avec de pareils moyens qu’on me le ferait aimer et que, sur le champ, on me déciderait à l’épouser ?

Fiévreusement, avec dégoût, elle déchira la lettre en menus morceaux, qu’elle jeta au vent, par la fenêtre.

Puis revenant au milieu du salon, elle s’écria :

– Mon Dieu, mon Dieu ! suis-je assez malheureuse !

Share on Twitter Share on Facebook