XVI Mariage in extremis

Vers quatre heures le docteur Chevriot et Philippe Beaugrand avaient quitté la Jonchère pour retourner à Paris. Le notaire était parti une heure avant eux.

Marie avait déclaré qu’elle ne quitterait pas André, et M. Chevriot ne s’y était pas opposé. Toutefois, comme elle était encore très faible et se sentait brisée par tant d’émotions successives, le docteur avait exigé qu’elle se couchât dans un des nouveaux lits préparés sur l’ordre de l’obligeante propriétaire, et elle avait promis de ne pas se lever avant la nuit venue. Elle reposait.

Du reste, toutes les mesures avaient été prises pour qu’il y eût constamment quelqu’un auprès du blessé. Julie, la femme de chambre de M. Leblond, avait été mise à la disposition du docteur Balley ; de plus, on avait trouvé une femme qui devait passer toutes les nuits au chevet du malade.

M. Balley avait aussi déclaré qu’il ne quitterait pas son ami et il avait écrit, à son colonel afin d’obtenir un congé de quinze jours.

La nuit fut relativement bonne pour André. Il dormit un peu ; mais il était constamment en sueur, très agité et souffrait cruellement. La poitrine était oppressée, la respiration difficile et toujours sifflante.

La fièvre augmentait sans cesse.

À l’aube, André eut des mouvements convulsifs.

La garde-malade sommeillait dans un fauteuil.

Marie, assise à côté du lit, ne quittait pas un instant le blessé des yeux. Quelques paroles incohérentes qu’il prononça effrayèrent la jeune fille. Elle se dressa debout. Les yeux d’André, grands ouverts, étaient hagards.

Marie se pencha sur le lit pour embrasser son ami. Il ne reconnut point celle qu’il adorait et la repoussa. Elle poussa un cri de douleur qui réveilla la femme. Celle-ci sursauta et bondit sur ses jambes.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

Sans répondre, Marie, affolée, s’élança hors de la chambre du malade et courut à celle où reposait le docteur Balley, étendu tout habillé sur le lit.

– Venez vite, monsieur, venez vite ! cria la jeune fille.

Le docteur sauta à bas du lit.

– Que se passe-t-il donc ? fit-il épouvanté.

– André se meurt !

Ils furent bientôt près du blessé qu’ils trouvèrent parlant, gesticulant, s’adressant à des êtres invisibles.

La jeune fille tomba à genoux et se mit à sangloter, la figure dans ses mains.

– De grâce, mademoiselle, lui dit le docteur en la forçant à se relever, ne vous effrayez pas ainsi ; André a le délire ; c’est la force de la fièvre. Cette crise, qui sera suivie de plusieurs autres, a été prévue par le docteur Chevriot et moi. J’ai là, toute prête, une potion calmante.

La tranquillité et le sang-froid de M. Balley rassurèrent un peu la pauvre enfant. Mais elle ne pouvait pas arrêter ses larmes qui coulaient en abondance.

Ce ne fut qu’au bout d’une heure que la crise prit fin. Alors le malade s’endormit ; et quand deux heures après il se réveilla et rouvrit les yeux, il reconnut ceux qui étaient près de lui.

– Oh ! comme c’est bon d’avoir des amis ! dit-il.

Il tendit sa main à la jeune fille, qui la prit dans les siennes.

– Marie, ma bien-aimée Marie, reprit-il, vous avez encore pleuré et je ne veux pas que vous pleuriez. Ah ! tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir quel bien-être j’éprouve en te voyant près de moi ; c’est comme un baume divin qui me pénètre, rafraîchit mon sang, dilate mon âme, me fait voir des horizons lumineux et m’ouvre le ciel aux douceurs ineffables. Marie, ma chère aimée, pensons tous deux au jour prochain où nous serons unis par le mariage.

Oh ! ce jour, ma chérie, comme il sera, beau ! Ce sera un jour béni !

– Oui, André, oui, ce jour sera béni.

– Marie, tu m’aimes, n’est-ce pas, tu m’aimes ?

– Oui, je t’aime, je t’aime !

– Je voudrais toujours t’entendre me le dire.

– Cher André !

Et elle couvrait de baisers la main blanche du blessé.

Lui se disait, l’enveloppant d’un regard de tendresse indicible :

– Je suis aimé, mon beau rêve s’est réalisé… Je suis aimé, la coupe du bonheur est sous ma main, pleine jusqu’au bord, et je ne pourrai pas la porter à mes lèvres… je dois mourir ! Oh ! mourir, mourir maintenant !

Il y eut en lui un sentiment de révolte contre Dieu, l’arbitre des destinées humaines. Mais ce courroux impuissant s’apaisa vite à cette pensée que sa vie devait être le prix du bonheur de Marie et de son enfant.

Il appela doucement la jeune fille.

– Viens, viens, lui dit-il.

Elle se pencha sur lui.

– Viens, que je t’embrasse de toute la force de mon âme.

Il l’étreignit fortement et leurs lèvres s’unirent dans un ardent baiser d’amour.

Le docteur Chevriot avait promis au docteur Balley de venir tous les jours. Il arriva à trois heures. Il se fit rendre compte de ce qui s’était passé depuis la veille et parut satisfait.

S’il était impossible de sauver la vie d’André, il fallait, à tout prix, le faire vivre assez longtemps pour que le mariage pût être célébré.

Tout en se sachant condamné, André, qui cherchait à se raccrocher à un espoir, si faible qu’il fût, interrogeait anxieusement la physionomie de M. Chevriot.

– Courage, mon ami, lui dit le docteur ; que la force que l’esprit de Dieu a mise en vous ne vous abandonne point.

Le malheureux comprit et soupira.

Être jeune, aimé, riche, voir l’avenir brillant, plein de belles promesses et savoir que l’on n’a plus que quelques jours à vivre, quelle souffrance, quelle torture de tous les instants ! Y a-t-il quelque chose de plus terrible au monde ?

Le criminel condamné à mort et qui sait qu’il subira sa peine, ne peut avoir ni les mêmes souffrances, ni les mêmes tortures ; il est rejeté de la société, il n’a plus d’avenir, il n’a plus rien. N’ayant rien à regretter, si ce n’est le mal qu’il a fait, il n’a que des épouvantes à la pensée du châtiment qu’il a mérité, que des inquiétudes, des terreurs en face de la chose inconnue et redoutable qui l’attend après la mort.

André, lui, devant l’éternité mystérieuse, avait la sérénité du juste. On n’a pas à craindre la justice de Dieu quand on a la conscience tranquille, quand on est en paix, avec soi-même.

Le docteur Chevriot resta plus d’une demi-heure auprès d’André, qui eut aussi, dans l’après-midi, la visite de son ami Beaugrand.

Les journaux ne parlaient point du duel ; aucun des acteurs de ce drame n’ayant intérêt à lui donner de la publicité, on gardait le secret de l’affaire. Mais il était impossible qu’elle fût étouffée et même qu’elle restât longtemps sans être connue. Sur ce point, il n’y avait pas d’illusion à se faire. Rien ne saurait rester absolument caché. Un peu plus tôt, un peu plus tard, tout se sait.

Les reporters des journaux ont les yeux et les oreilles partout et c’est souvent par leurs indiscrétions que la justice est prévenue de certains faits.

Du reste, le mariage d’André Clavière, mariage in extremis, allait forcément attirer l’attention du préfet de Seine-et-Oise et celle du parquet de Versailles. Dès lors l’enquête sur les faits précédents ne pouvait être évitée.

Six jours s’étaient écoulés. La situation du blessé paraissait ne pas s’être aggravée ; il semblait mieux, au contraire. Si la fièvre ne le quittait point, elle n’avait plus la même violence et était sans délire. Mais la pulmonie annoncée par le docteur Chevriot s’était déclarée ; et sourdement, brutalement, la terrible maladie accomplissait son œuvre de destruction.

Doucement, sagement, avec des précautions infinies, les deux médecins et Philippe Beaugrand préparaient la jeune fille à supporter le coup de l’événement funeste.

Les souffrances du malade étaient beaucoup moins vives ; mais il sentait ses forces s’éteindre peu à peu et comprenait que c’était sa vie qui s’en allait.

Sa vie, il en avait fait le sacrifice ; n’ayant plus à songer à lui, il ne pensait qu’à Marie. Il attachait sur elle son regard caressant et, dans sa pensée, il lui créait un avenir merveilleux où toutes les félicités se trouvaient réunies.

La pauvre jeune fille, voyant qu’il était plus calme et souffrait moins, se prenait à espérer, malgré les avertissements qui lui étaient donnés.

– Oui, oui, se disait-elle, il vivra.

Autour d’André, tout le monde se dévouait.

Marie était l’objet de l’intérêt de tous les amis du jeune homme.

Grâce à l’activité, au zèle de Me Mabillon, la première publication de mariage avait été affichée le même jour à Dijon et à Paris, et en prévision de ce qui pouvait arriver, la mairie de Dijon et celle de Paris, dixième arrondissement, avaient, sur la demande du notaire, délivré une copie de la publication.

De plus, le maire du dixième arrondissement avait été prévenu qu’il serait requis pour procéder au mariage au domicile actuel d’André Clavière, maison Leblond, à la Jonchère.

Comme on le voit, rien n’avait été négligé, toutes les mesures étaient prises.

Un retard de quelques heures ne pouvait-il pas mettre à néant tout ce qui avait été fait, et enlever au malade une satisfaction suprême ?

On avait eu grandement raison de se hâter et de prendre toutes les mesures nécessaires.

La maladie faisait des progrès plus rapides encore qu’on ne l’avait prévu, et le docteur Chevriot, voyant que le dénouement fatal était proche, avait donné rendez-vous à la Jonchère, le septième jour, à dix heures du matin, au notaire et à Philippe Beaugrand.

Excepté Marie, qui était restée auprès d’André, les amis du jeune homme s’étaient réunis dans le salon.

La douleur était empreinte sur tous les visages, les yeux étaient mornes.

– Si le pauvre garçon a encore vingt-quatre heures à vivre, c’est tout, dit M. Chevriot.

Les autres baissèrent la tête.

– Il nous faut donc obtenir dispense de la seconde publication, continua le docteur, et cette dispense il nous la faut aujourd’hui même. Maître Mabillon, vous avez les copies de la première publication, vous avez apporté aussi du papier timbré ; pendant que vous allez écrire la demande de dispense, je vais faire le certificat que la loi exige et M. Balley et moi le signerons.

Immédiatement les deux rédactions furent faites.

Un instant après, le notaire reprenait la route de Paris afin de présenter la requête au procureur impérial.

Il avait été convenu que, aussitôt qu’il aurait en mains la dispense, avec l’autorisation donnée à l’officier de l’état civil de procéder au mariage, il se rendrait chez le maire du dixième arrondissement et l’amènerait à la Jonchère le plus vite possible.

Le docteur Balley rentra dans la chambre du malade et pria Marie de se rendre auprès de M. Chevriot, qui avait quelque chose à lui dire.

En voyant arriver d’aussi bonne heure le vieux médecin, le notaire et Philippe Beaugrand, la jeune fille avait compris la signification de cette réunion. Ainsi, plus d’espoir, André allait mourir. Devant le malade elle avait eu la force de se contenir, de refouler ses larmes, d’étouffer ses sanglots ; mais dans le salon, en face du vieux médecin et de Philippe, qui la regardaient tristement, sa douleur fit explosion.

Avec de bonnes et affectueuses paroles, M. Chevriot et Philippe parvinrent à la calmer. Alors, le docteur lui dit, avec cet accent de douceur et de bonté qui allait toujours au cœur :

– Ma chère enfant, vous nous avez montré combien vous êtes vaillante ; plus que jamais vous avez besoin de l’être. Il ne faut pas vous laisser écraser, vous n’en avez pas le droit, car vous devez songer aux devoirs que vous aurez bientôt à remplir. Vous vous devez à l’enfant à qui vous donnerez la vie, vous appartenez à votre enfant. Votre douleur est grande et légitime ; mais la résignation est une vertu, soyez résignée.

– Hélas ! gémit-elle, je suis née pour le malheur, ma naissance a été maudite !

– Allons, allons, vous ne savez pas ce que l’avenir vous réserve.

– D’autres douleurs, des larmes toujours ! s’écria-t-elle en se remettant à pleurer.

– Il y a de grandes joies dans la maternité, répliqua gravement le docteur.

Elle tressaillit et baissa la tête.

Après un silence, le docteur reprit :

– Marie, écoutez-moi : André désire vous épouser et vous avez donné votre consentement. Eh bien, nous avons décidé que votre mariage aurait lieu aujourd’hui.

– Aujourd’hui ? répéta-t-elle.

– Oui, dans l’après-midi.

– Mon Dieu, mais André n’a donc plus que ce jour à vivre ?

– Hélas ! mon enfant, la mort peut le prendre d’un moment à l’autre.

– Mais pourquoi nous marier, dites, pourquoi ?

– C’est la volonté d’André et nous, ses amis, nous voulons qu’il ait cette dernière et douce consolation.

– Ah ! je comprends, maintenant, je comprends !… André est riche et il veut m’épouser pour me laisser sa fortune ; mais, moi…

– Arrêtez-vous ! l’interrompit M. Chevriot, ce n’est pas pour vous faire son héritière que M. Clavière veut vous épouser ; il a des intentions plus élevées, un sentiment plus généreux encore, plus grand, plus noble.

Son héritière, Marie, vous l’êtes déjà.

– Que dites-vous ?

– Avant de se battre en duel, M. Clavière, pensant qu’il pouvait être tué ou mortellement blessé, a fait son testament ; tout ce qu’il possède, il vous l’a donné.

La jeune fille joignit les mains et leva ses yeux vers le ciel.

– Et maintenant, mon enfant, reprit le vieillard, ne devinez-vous pas pourquoi André veut que vous soyez sa femme ?

Marie poussa un cri, se dressa comme par un ressort et, aussitôt, tomba à genoux.

– L’enfant qui va naître est légitimé par le mariage, prononça-t-elle d’une voix étranglée ; il me l’a dit, il me l’a dit !

– Eh bien, oui, André Clavière veut que votre enfant soit le sien et qu’il porte son nom !

– Il veut cela, il le veut ! s’écria la jeune fille éperdue et il va mourir !… Et l’on dit que Dieu est juste, que Dieu est bon… Non, non !… Sans pitié pour l’innocent, la meilleure de ses créatures, il ne frappe pas le méchant, il le laisse vivre !… Si Dieu était juste et bon, est-ce qu’il n’ordonnerait pas à la mort de s’arrêter ?

Un sanglot lui coupa la voix.

La malheureuse se tordait convulsivement les bras dans une nouvelle crise de larmes et de désespoir.

Une fois encore, il fallut toute l’éloquence des paroles du vieux médecin pour la calmer.

Me Mabillon n’avait pas perdu une minute. À cinq heures, il revenait à la Jonchère. Il était accompagné du maire et d’un employé de la mairie ayant sous son bras le registre des actes de mariage.

André et Marie ayant été prévenus de l’arrivée du magistrat municipal, tout le monde entra dans la chambre du malade.

André avait pour témoins ses deux amis ; le docteur Chevriot et Me Mabillon étaient les témoins de la jeune fille.

Devant le lit, le maire ceignit son écharpe et lecture fut faite de l’acte de mariage.

Marie était très pâle et toute tremblante ; mais sous le regard d’André elle retenait ses larmes. Le moribond ne la quittait pas des yeux et il lui souriait, le pauvre garçon !

La voix du maire se fit entendre grave, solennelle, émue. Il commençait la lecture des articles 212, 213 et 214, chapitre VI du code civil, droits et devoirs respectifs des époux.

« Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.

« Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. »

« La femme est obligée d’habiter avec le mari, etc.… »

André, assis sur le lit, avait pris la main de Marie.

Après un instant de silence, le maire reprit :

– André-Louis Clavière, vous consentez à prendre pour femme et légitime épouse, Marie-Joséphine Sorel, ici présente ?

– Oui, répondit André d’une voix forte, en serrant fiévreusement la main de la jeune fille.

– Marie-Joséphine Sorel, vous consentez à prendre pour mari et légitime époux, André-Louis Clavière, ici présent ?

– Oui.

– Au nom de la loi, André-Louis Clavière et Marie-Joséphine Sorel sont unis par le mariage.

La belle figure d’André prit une expression que rien ne saurait rendre.

Il y avait dans le regard de la jeune femme, attaché sur son mari, une reconnaissance infinie.

– Ah ! pensait-elle, je voudrais mourir avec lui !

Le registre avait été placé sur une table.

– Madame, dit le maire, en présentant une plume à Marie, veuillez signer.

Madame ! Ce titre qu’on lui donnait lui causa une émotion singulière. On l’appelait « madame » ; c’était donc vrai, elle était mariée !… Elle prit la plume, et au bas de l’acte, d’une main frémissante, elle mit sa signature.

Le registre fut ensuite placé sur le lit, devant André, et il signa. Après lui les témoins et le maire signèrent.

La cérémonie était terminée.

Le malade eut comme un soupir de soulagement et sa tête retomba sur l’oreiller. Il avait la dernière et suprême joie qu’il avait voulu se donner.

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