Le docteur Balley s’était levé de bonne heure, car, venu à pied de Versailles, il arrivait à cinq heures et demie à l’étang de Saint-Cucufa, après s’être égaré dans les bois et avoir perdu ainsi une bonne demi-heure.
Enfin, bien qu’il eût craint un instant d’être en retard, il était le premier au rendez-vous.
Il attendit, assis sur le tronc renversé d’un saule pleureur dont les branches baignaient dans l’eau.
À six heures moins un quart une voiture apparut. Le major se dressa debout. La voiture vint s’arrêter devant la pièce d’eau où les nénuphars blancs et jaunes commençaient à fleurir. Du milieu de l’étang, des poissons de toutes les grosseurs nageaient par bandes vers le bord, espérant qu’ils allaient avoir la nourriture qui leur est jetée habituellement par les promeneurs.
– Ce sont eux, dit le médecin.
Et il marcha précipitamment vers la voiture dont la portière venait de s’ouvrir.
André et Philippe mirent pied à terre.
Silencieusement, les trois amis se serrèrent les mains.
Sur un signe de M. Beaugrand, la voiture alla se placer dans la large allée à droite de l’étang.
André Clavière était pâle, avait les yeux battus, mais paraissait calme. Bien que la veille il se fût couché de très bonne heure, il ne lui avait pas été possible de dormir. De là sa pâleur et la fatigue répandue sur ses traits.
M. Balley regarda sa montre.
– Nous n’avons plus, je pense, dit-il, que quelques minutes à attendre.
– J’aime mieux attendre que d’être attendu, dit André.
Presque aussitôt le roulement d’une voiture se fit entendre accompagnant un bruit de sabots de chevaux frappant le sol.
Ceux qui étaient attendus arrivèrent.
Leur voiture, un landau, attelé de deux belles bêtes de sang, vint aussi s’arrêter devant l’étang. Quatre personnes descendirent du landau le baron de Simiane, ses témoins et un médecin.
Ces messieurs, graves et raides, saluèrent les trois amis qui, les premiers, s’étaient découverts.
Le comte de Blancheville portait les épées dans un fourreau de serge verte. Le médecin du baron avait une serviette sous son bras. Le médecin militaire avait quelques-uns de ses instruments de chirurgie et toute une petite pharmacie dans une boîte de cuir, suspendue à une courroie passée sur l’épaule.
M. de Fontaride s’approcha de M. Beaugrand.
– Si vous le voulez bien, monsieur, dit-il, nous allons nous enfoncer sous bois où nous trouverons facilement, je pense, un endroit favorable à la rencontre.
– Monsieur, répondit Philippe, nous sommes à vos ordres. On se mit en marche, André et ses amis suivant les autres à quelques pas de distance.
À environ cent mètres de l’étang on trouva l’endroit cherché, qui fut accepté des deux côtés.
Les épées furent tirées du fourreau, et pendant qu’elles étaient mesurées et qu’on s’assurait de l’égale souplesse des lames, le baron et André ôtèrent leur redingote.
En même temps que M. de Fontaride mettait une épée dans la main du baron, l’ingénieur, beaucoup plus ému qu’il ne voulait le paraître, mettait l’autre dans la main d’André.
Les deux adversaires se placèrent en face l’un de l’autre, s’assurèrent que le terrain était solide sous leurs pieds, et quand M. de Fontaride prononça ces mots : « Allez messieurs, » les lames se croisèrent.
André répondit vaillamment à l’attaque de M. de Simiane. Grâce à la leçon de la veille, il put parer les coups que son adversaire lui portait. Néanmoins, il était facile de voir qu’il n’était pas de force à lutter longtemps contre M. de Simiane, qui était réellement un très habile tireur.
Cette première partie du combat fut donc sans résultat.
Il y eut un temps d’arrêt.
À la reprise, et presque immédiatement, on vit André chanceler ; l’arme s’échappa de sa main, son visage se couvrit d’une pâleur d’ambre et ses yeux se fermèrent.
Philippe Beaugrand n’eut que le temps de s’élancer pour recevoir son ami dans ses bras.
Les médecins s’approchèrent aussitôt pour examiner la blessure. André avait été touché à la poitrine et, déjà, sa chemise était rouge de sang. Le major eut vite reconnu la gravité de la blessure ; en effet, la lame avait pénétré profondément.
Le malheureux avait perdu connaissance et était étendu sur le sol ne donnant plus signe de vie.
– Est-ce que je l’ai tué ? demanda le baron.
– Non, lui répondit son médecin, mais il est dangereusement blessé.
Le viveur baissa la tête et resta muet. Avait-il un remords ?
Cependant, comme il était urgent d’arrêter le sang qui coulait avec abondance, les médecins procédèrent vite à un premier pansement.
– Il est tout à fait impossible de le ramener à Paris, dit le major au jeune ingénieur qui pleurait.
– Nous ne sommes pas loin de la Jonchère, dit l’autre médecin ; nous trouverons là une maison où le blessé pourra être reçu et soigné.
On décida de transporter André à la Jonchère.
On courut chercher le landau dans lequel le blessé fut placé entre les deux médecins qui le soutenaient.
– Venez-vous avec nous ? demanda M. de Fontaride au baron.
– Non.
– Vous retournez seul à Paris ?
– Je vais vous attendre près de l’étang.
– Soit.
Philippe Beaugrand et les témoins de M. de Simiane prirent le chemin de la Jonchère, marchant très vite. Ils eurent bientôt laissé loin derrière eux le landau qui avançait lentement, au pas retenu des chevaux.
Ces messieurs s’étaient chargés de trouver la maison qui donnerait asile au blessé.
En sortant du bois, une femme qu’ils rencontrèrent leur indiqua une propriété dans laquelle il y avait un pavillon meublé à louer. Le propriétaire était là depuis un mois, et, bien certainement, il serait facile de s’entendre avec lui.
M. Beaugrand ne pouvait demander mieux.
On se rendit à la propriété indiquée où l’on fut très bien reçu par le mari et la femme, anciens commerçants retirés des affaires. Les pourparlers ne furent pas longs.
On pouvait prendre immédiatement possession du pavillon. La bonne allait l’ouvrir et préparer un lit pour le blessé. De plus, Mme Leblond, la femme du propriétaire, mettait à la disposition de ces messieurs tout ce dont ils pourraient avoir besoin.
C’était parfait.
Il n’y avait plus qu’à aller à la rencontre du landau et à le guider, ce que fit M. Beaugrand.
Le blessé fut transporté dans le pavillon, déshabillé avec des précautions infinies, puis couché. Il était toujours sans connaissance, et M. Balley très triste, très anxieux, ne cherchait pas à cacher son inquiétude.
Pendant qu’il examinait de nouveau la blessure d’où, heureusement, le sang ne sortait plus, et se préparait à faire un second pansement, M. de Fontaride se faisait apporter du papier, de l’encre et une plume.
Il n’oubliait pas qu’il y avait encore à rédiger et à signer un procès-verbal, lequel, dans la circonstance, avait une grande importance.
Il était bon, en effet, de prendre ses précautions en vue d’un événement possible.
M. de Fontaride savait très bien que, en cas de mort, il y aurait une enquête judiciaire et que le baron de Simiane et les quatre témoins du duel auraient à se défendre devant la justice.
Or, en pareil cas, c’est principalement sur les procès-verbaux que la défense s’appuie.
Le second procès-verbal, que signèrent les quatre témoins, fut rédigé ainsi :
« Conformément au procès-verbal signé hier par MM. Philippe Beaugrand et Charles Balley, témoins de M. André Clavière, et MM. Ernest de Fontaride et Arthur de Blancheville, témoins de M. Raoul de Simiane, la rencontre a eu lieu ce matin, à six heures dix minutes, près de l’étang de Saint-Cucufa.
« À la deuxième reprise, M. André Clavière a reçu une blessure à la poitrine et est tombé aussitôt sans connaissance.
« Les soussignés déclarent que tout s’est passé loyalement et selon les règles de l’escrime. »
MM. de Fontaride et de Blancheville n’avaient plus rien à faire à la Jonchère ; ils se retirèrent, ainsi que le médecin amené par M. de Simiane, à qui le major avait dit :
– Vous avez vos malades à visiter, mon cher confrère, vous pouvez retourner à Paris ; moi, je reste auprès du blessé.
Après avoir reconduit ces messieurs, Philippe revint près de son ami qui, maintenant, employait l’éther pour faire sortir André de son évanouissement.
– Eh bien, Charles ? fit-il à voix basse.
Le docteur secoua tristement la tête.
– Tu paraissais satisfait d’avoir pu arrêter le sang ?
– Oui, mais je redoute une hémorragie interne. La blessure est profonde, le poumon est atteint ; écoute cette respiration sifflante.
– Ah ! je suis désolé.
– Je n’ai pas encore perdu tout espoir.
– Charles, sauve-le !
– Ah ! mon ami, si cela ne dépendait que de moi…
Une plainte s’échappa de la poitrine du blessé, et bientôt après il rouvrit les yeux.
Son regard troublé se fixa sur ses amis, qui étaient debout l’un près de l’autre devant le lit. Il les reconnut.
– Ah ! vous voilà, dit-il d’une voix faible.
Il fit un effort et tendit sa main, que Charles et Philippe saisirent en même temps.
Il y eut un assez long silence.
André reprit :
– Quand je me suis senti touché, j’ai cru que j’étais mort. Je souffre horriblement à la poitrine, c’est là que je suis blessé ?
– Oui, répondit Charles.
– Grièvement ?
– Oui.
– Mortellement ?
– Non, non, mon ami, répondit vivement le médecin, j’espère bien que nous te sauverons.
Le blessé soupira.
Après un nouveau silence :
– Où sommes-nous ? demanda-t-il.
– Au hameau de la Jonchère, près de Bougival et de la Celle-Saint-Cloud.
– Ainsi vous n’avez pas pu me ramener à Paris ?
– C’eût été trop dangereux.
S’adressant à M. Beaugrand, André reprit :
– Cher ami, tu vas retourner à Paris.
– Non, non, je ne te quitte pas.
– C’est une mission que je te veux confier.
– Oh ! alors, parle.
– Marie Sorel demeure rue de Chabrol, numéro 42 ; tu vas te rendre chez elle et tu lui diras seulement ceci : Vous ne verrez pas André Clavière aujourd’hui ; il s’est battu en duel ce matin et il est blessé.
– Je pars, dit Philippe en prenant son chapeau.
– Encore un mot, mon ami. Je voudrais aussi que M. Mabillon, mon notaire, fût prévenu et qu’il vint me voir aujourd’hui même, si cela possible.
– André, est-ce que tu veux faire ton testament ?
– Il est fait.
– Ah !
– Je l’ai signé hier soir ; vous voyez que j’avais pris mes précautions.
– Ton notaire sera prévenu, André, et il saura que tu désires le voir.
– Merci.
– As-tu encore quelque chose à me dire ?
– Non, c’est tout. Tu reviendras de suite ?
– Oui.
Charles et Philippe échangèrent un long regard, et ce dernier sortit.
Il trouva la voiture de remise, qui avait suivi le landau, à la grille de la propriété.
– Rue de Chabrol, 42, dit-il au cocher, et brûlons le pavé.
Le cheval partit comme un trait.
Il n’était pas encore dix heures lorsque la voiture s’arrêta rue de Chabrol. Philippe sauta sur le trottoir.
– Je vous garde encore, dit-il au cocher, attendez-moi.
Ne trouvant personne dans la loge, il appela :
– Madame la concierge, madame la concierge ?
Une locataire du premier sortit sur le carré et répondit :
– La concierge est probablement chez Mlle Marie Sorel, une locataire de la maison ; que désirez-vous, monsieur ?
– C’est précisément Mlle Marie Sorel que je désire voir.
– Elle va très bien ce matin, monsieur, elle est tout à fait remise.
– Elle a donc été malade ? demanda le jeune homme, tout en montant l’escalier.
– Comment, est-ce que vous ne savez pas ?…
– Je ne sais rien.
– Mais Mlle Sorel a tenté, hier, de s’asphyxier par le charbon.
– Oh !
– Hélas ! oui, monsieur. Et si son ami d’enfance, M. André Clavière, n’était pas venu de très bonne heure, pour la voir, elle serait morte. Ah ! il était temps qu’on pénétrât dans sa chambre et qu’on ouvrit toutes les fenêtres du logement.
– Et vous dites, madame, que c’est André Clavière…
– C’est grâce à ce jeune homme qu’elle a été sauvée. Montez encore deux étages, monsieur ; c’est au troisième, la porte à droite…
– Merci, madame.
Ce fut la concierge qui ouvrit à M. Beaugrand.
– Madame, dit-il très ému, je désire parler à Mlle Marie Sorel.
La concierge le regarda avec défiance.
– Au nom de qui vous présentez-vous, monsieur ? demanda-t-elle.
– Au nom de M. André Clavière.
– Oh ! alors, monsieur, venez, venez.
Mme Durand fit entrer le jeune homme dans le salon et s’empressa d’aller prévenir Marie qui, levée depuis une heure, était occupée à ranger divers objets dans une armoire.
Un instant après, la jeune fille se présentait devant M. Beaugrand, qui se tenait debout, son chapeau à la main.
Malgré sa pâleur, ses yeux cernés et l’expression douloureuse de sa physionomie, Philippe fut émerveillé de la beauté de la jeune fille.
– Monsieur, dit-elle, vous êtes un ami de M. André Clavière ?
– Oui, mademoiselle, répondit-il, et je puis dire un de ses meilleurs amis ; notre amitié date des bancs du lycée.
– Alors une vieille amitié, monsieur.
– Moins ancienne que la vôtre, mademoiselle.
– C’est vrai. Mais veuillez vous asseoir, monsieur, et me faire connaître l’objet de votre visite.
– C’est une mission, mademoiselle, une mission douloureuse que je viens remplir auprès de vous.
– Mon Dieu, vous m’effrayez ! Je vois des larmes dans vos yeux… Ah ! s’écria-t-elle, un malheur est arrivé à André !
Elle continua d’une voix tremblante :
– Parlez, monsieur, je vous en prie, parlez !
– Mademoiselle, ce matin André s’est battu en duel.
– Il est mort ! s’écria-t-elle éperdue, en cherchant un appui contre un meuble.
– Non, non, mademoiselle, répondit vivement Philippe, André n’est pas mort, mais il est blessé.
– Grièvement ?
– Oui, mademoiselle, grièvement ; mais rassurez-vous, nous n’avons pas perdu tout espoir de le sauver.
Elle se redressa, l’œil égaré, se rapprocha du jeune homme et, lui prenant la main :
– Oh ! ne me cachez rien, dit-elle d’une voix haletante. Où est André ?
– Près de Paris, à la Jonchère, dans une maison où nous l’avons transporté.
– Je veux le voir, monsieur, je veux passer les nuits auprès de lui.
– Mais, mademoiselle…
– Je dois le soigner, ajouta-t-elle d’un ton bref, c’est mon devoir.
– Eh bien, mademoiselle, je vous conduirai près de lui.
– Tout de suite, n’est-ce pas, monsieur ? je ne vous demande que le temps de m’habiller.
– Je profiterai de ce temps pour écrire une lettre que je ferai porter par un commissionnaire.
– Mme Durand va apporter ici ce qu’il vous faut pour écrire. Mais pourquoi, dites, monsieur, pourquoi André s’est-il battu ?
– Je ne peux pas vous le dire, mademoiselle.
– Ou plutôt vous ne voulez pas.
Elle resta un instant silencieuse, réfléchissant.
– Monsieur, reprit-elle, dites-moi au moins avec qui il s’est battu.
– Son adversaire était M. le baron de Simiane.
Elle tressaillit violemment et ses yeux lancèrent des flammes.
– Ah ! je comprends ! exclama-t-elle ; malheureuse que je suis ! c’est moi qui suis la cause de ce duel !
M. Beaugrand baissa la tête.
– Oui, oui, répéta-t-elle d’une voix étranglée, c’est moi qui suis la cause de ce duel, et s’il meurt, vous entendez, monsieur ? s’il meurt, c’est moi qui l’aurai tué !
Elle se mit à sangloter.
– Y a-t-il un médecin près de lui ? demanda-t-elle.
– Oui.
– Un bon médecin ?
– Un chirurgien major, nommé Charles Belley, qui est, comme moi, un ami intime d’André.
– Ah bien. Mais n’importe, monsieur, je prierai M. le docteur Chevriot de venir avec nous ; oh ! il ne me refusera pas cela.
Mon Dieu, mon Dieu, ajouta-t-elle en gémissant, que de choses affreuses autour de moi !
Elle fit au jeune homme un signe de la main et rentra dans sa chambre.
La concierge ayant apporté à Philippe une plume, de l’encre et du papier, il écrivit à maître Mabillon et remit la lettre à Mme Durand qui se chargea de la faire porter immédiatement.
Marie reparut.
Elle était habillée, prête à partir.
– Mademoiselle, lui dit le jeune homme avec intérêt, ne craignez-vous pas de manquer de force ?
Elle eut un mouvement de tête superbe.
– Soyez tranquille, monsieur, répondit-elle ; je sais avoir du courage et je sais être forte.
– Je n’ai plus rien à dire, mademoiselle.
– Vous avez une voiture ?
– Oui, qui nous attend.
– Le docteur Chevriot demeure rue du Helder ; nous allons passer chez lui.
– Je n’ai plus à faire que ce que vous désirez.
Ils descendirent et en moins de dix minutes ils arrivèrent devant la maison de M. Chevriot.
– Dois je vous accompagner ? demanda M. Beaugrand.
– Non, c’est inutile.
Le docteur était à sa consultation et avait encore quelques clientes à recevoir.
– Il faut que je lui parle à l’instant même, dit Marie au domestique ; il y a urgence.
Le serviteur alla prévenir son maître et la jeune fille fut reçue aussitôt.
– Malheureuse enfant, lui dit M. Chevriot avec bonté, vous commettez une imprudence.
– Non, mon bon docteur, ne craignez rien pour moi.
– Voyons, de quoi s’agit-il ?
– Un grand malheur est arrivé : M. André Clavière s’est battu en duel ce matin et a été dangereusement blessé.
– Que m’apprenez-vous, mon Dieu ?
– La triste vérité. M. André Clavière n’a pu être ramené à Paris ; il est à la Jonchère, tout près de l’endroit où a eu lieu la rencontre. Monsieur le docteur, quelque chose me dit que vous pourrez sauver M. André, et je viens vous supplier de nous accompagner à la Jonchère, un ami de M. Clavière et moi.
– Oui, répondit M. Chevriot.
Il appela son domestique et lui donna l’ordre de congédier les personnes qui attendaient encore dans le salon.