XIII Bon voyage, messieurs.

Mademoiselle vous attend, dit la femme de chambre à Mme Clavière, elle m’a donné l’ordre de vous faire entrer dans le boudoir Pompadour.

La Dame en noir et Édouard suivirent Julie, qui ouvrit devant eux la porte du petit salon.

Mme Clavière entra la première. Claire avait bondi sur ses jambes et, anxieuse, interrogeait du regard.

– Je vous le ramène, dit Mme Clavière.

À son tour, Édouard pénétra dans le boudoir.

– Ma cousine, ma bien-aimée cousine ! s’écria-t-il en tombant à genoux devant la jeune fille.

– Édouard, cher Édouard, prononça Claire d’une voix tremblante d’émotion, pourquoi vous mettre à mes genoux ? C’est à moi à m’agenouiller devant vous pour vous prier de pardonner à ma mère les tortures de la vôtre.

– Claire, j’oublie et je pardonne, comme me l’ordonnerait ma pauvre mère martyre, si elle était là.

Mais, laissez-moi vous dire et vous répéter à genoux que je vous aime, que je vous adore, que la force qui est en moi me vient de vous, que vous êtes mon inspiration, ma pensée, ma croyance, la lumière de mon âme !

Ah ! désormais, rien ne peut plus nous séparer, nous désunir ! Claire, ma Claire adorée, devant ma chère bienfaitrice je fais le serment de consacrer ma vie entière à votre bonheur !

La jeune fille, toute rayonnante, lui avait abandonné ses mains qu’il couvrait de baisers passionnés.

Enfin, il se releva.

Alors, Claire lui fit un collier de ses bras et s’écria :

– Ah ! Édouard, je suis bien heureuse !

Et, sous les yeux maternels de la Dame en noir, ils se donnèrent le premier baiser d’amour.

Claire avoua ingénument qu’elle avait été jalouse de Louise Moranne ; mais elle ne dit point à Édouard jusqu’où elle avait été entraînée par sa fatale jalousie ; c’était un récit qu’elle se réservait de faire plus tard à son mari.

Elle parla du portrait et raconta comment Julie, voulant lui prouver qu’elle était ardemment aimée, l’avait pour ainsi dire forcée à pénétrer le secret de la chambre fermée du pavillon.

– Maintenant, dit l’artiste, je vais pouvoir l’achever.

– Non, fit-elle, plus tard.

– Mais quand ?

– Après notre mariage.

– Après notre mariage, répéta-t-il ; pourquoi ?

Elle eut un adorable sourire.

– Je veux le voir inachevé jusqu’à cette époque, répondit-elle ; il me semble que tel qu’il est à présent, il me parlera mieux de votre amour.

 

M. Darimon et Julie, au courant de la situation, n’avaient pas de peine à deviner ce qui se passait dans le boudoir Pompadour.

– Eh bien ! monsieur Darimon, demanda la jeune femme de chambre au vieux tuteur, qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?

Le vieillard sourit, ouvrit sa tabatière et prit une pincée de tabac que son nez, aux narines gourmandes, respira avec délices.

– De tout cela, Julie, répondit-il gravement, je pense que mon mandat de tuteur va m’être retiré.

– Comment cela ?

– Une jeune fille, n’aurait-elle que quinze, ans, est émancipée par le mariage.

– C’est vrai tout de même, monsieur Darimon ; mais vous ne songez pas à nous quitter, je suppose ?

– Non, certes, car à mon âge il est extrêmement pénible de changer ses habitudes. Mais Mlle Claire Dubessy, devenue Mme Édouard Lebel, pourra me donner mon congé et m’envoyer planter des choux dans mon jardin de Bergerac.

Julie se mit à rire, montrant ses superbes dents blanches.

– Tenez, monsieur Darimon, fit-elle, vous ne pensez pas un traître mot de ce que vous venez de dire. Vous savez bien que mademoiselle n’est pas une ingrate et que pour rien au monde elle ne voudrait se séparer de l’excellent homme qui, pendant plus de douze ans, lui a servi de père. Allez, si grande que soit la place que M. Édouard Lebel a prise dans son cœur, il y en aura toujours une large pour vous.

– Je le crois, Julie, répondit le vieillard dont les yeux s’étaient mouillés de larmes.

– Est-ce que M. Lebel, un artiste, s’entend aux affaires ? D’ailleurs il aura assez à faire d’aimer sa femme et de peindre chaque année un ou deux beaux tableaux.

Il vous dira : – « Monsieur Darimon, Claire est toujours votre pupille et je vous demande de vouloir bien être aussi mon tuteur. »

– Julie, ma chère, vous arrangez les choses à votre manière.

– Vous verrez qu’il en sera ainsi que je le dis. En attendant, monsieur Darimon, c’est vous qui conduirez mademoiselle à l’autel ; Dieu, comme vous allez être fier ce jour-là ! allez-vous vous redresser !

– Julie, Julie, ma fille, taisez-vous, vous me faites pleurer !

– Pleurez maintenant, monsieur Darimon, nous rirons ce soir, oh ! oui, nous rirons bien.

– Julie, pourquoi rirons-nous ?

– Est-ce que mademoiselle ne vous a pas dit encore…

– Qu’a-t-elle donc à me dire ?

– Que vous auriez à faire un discours.

– Un discours ?

– Oh ! très simple et très court. Vous aurez à annoncer ce soir à la société le prochain mariage de Mlle Claire Dubessy, votre pupille, avec M. Édouard Lebel. Oh ! là, là, monsieur Darimon, quelles têtes ils vont faire les prétendants ! Je m’en tords d’avance.

Et Julie partit d’un joyeux éclat de rire qui, en se prolongeant, l’obligea à se serrer les flancs.

À ce moment on entendit le bruit d’une voiture roulant sur les pavés de la cour.

Voilà le défilé qui commence, fit la femme de chambre.

Au coup de cloche, elle se précipita pour se trouver prête à annoncer le ou les arrivants.

C’était la comtesse de Blérac qui, un peu soulagée de ses douleurs, venait rendre visite à Mlle Dubessy. Mais elle ne devait pas rester à dîner à cause de la fraîcheur de la nuit.

Elle fut introduite dans le boudoir Pompadour, étant une des rares privilégiées que la jeune châtelaine recevait dans une complète intimité.

Claire lui présenta la mère adoptive d’Édouard.

– Je ne suis qu’à moitié surprise, dit la comtesse, car avant de quitter Poitiers, mon ami le comte de Rosamont m’a annoncé que Mme Clavière ne tarderait pas à venir à Grisolles.

Enfin, continua-t-elle, le gros nuage s’est dissipé ; Mme Clavière, la grande bienfaitrice, s’est placée entre vous et a uni vos mains ; mes chers amis, je vous félicite, Dieu vous avait créés l’un pour l’autre ; croyez bien que je partage votre joie, votre bonheur. Et, maintenant, je vais me soigner et redevenir valide, afin de pouvoir assister gaiement à votre mariage.

Mais Mme de Blérac ne savait pas que Claire et Édouard étaient cousins germains, le comte de Rosamont n’ayant pu lui dire ce qu’il ignorait lui-même. Claire l’apprit à la comtesse. Cette fois la surprise de la vieille dame fut complète. Comme toutes les vieilles gens, elle était curieuse, voulait tout savoir. Il fallut lui donner des explications.

– C’est merveilleux ! s’écria-t-elle.

Et elle ajouta, en embrassant la jeune fille :

– Mes enfants, tout est bien qui finit bien !

Quand la comtesse de Blérac se retira, les premières personnes qui venaient s’inviter à dîner, arrivaient.

Mlle Dubessy et Mme Clavière durent se rendre dans le salon de réception. Mais, avant, Claire avait pris le temps de causer avec son tuteur.

Édouard, qui ne voulait se présenter à la société qu’à l’heure du dîner, emmena M. Darimon faire avec lui une promenade dans le parc.

Quinze personnes arrivèrent successivement. C’était, moins les de Linois et les de Lancelin, toute la cour de la châtelaine. Aucun des prétendants ne manquait. M. Gustave Trumelet, M. Jules Marcillac. M. Hector Bertillon et les autres de la deuxième catégorie étaient là pimpants, rayonnants, plus que jamais pleins d’espoir.

On n’avait plus à compter avec le joli vicomte Alfred ; Auguste de Lancelin ne pouvait plus rester dans le rang après l’enlèvement de sa sœur. Deux rivaux dont on était débarrassé, deux hommes à la mer.

L’avocat Trumelet croyait avoir pour lui maintenant toutes les chances.

L’ingénieur des ponts et chaussées Jules Marcillac, qui avait plus que jamais sa personne en très haute estime, était convaincu de son succès.

Hector Bertillon se flattait bien aussi de l’emporter sur ses rivaux. Selon lui, les millions de monsieur son père devaient faire pencher la balance de son côté.

Les autres, ayant également très bonne opinion de leur personne, partageaient les douces illusions des premiers.

Jamais Mlle Dubessy n’avait été pareillement accablée de compliments qu’elle recevait à bout portant avec son calme habituel. C’était à qui lui adresserait le plus galant madrigal.

Ils ne s’apercevaient pas, ces messieurs, que la châtelaine était depuis longtemps blasée sur leurs flatteries qui, si spirituelles qu’elles fussent, n’étaient plus que de fades banalités.

Les choses trop souvent répétées perdent toute saveur.

Comme bien on pense, les de Linois et les de Lancelin furent mis sur la sellette et l’on tira sur eux plus que de raison. Dame, il fallait défrayer et animer la conversation, et le sujet avait de l’ampleur. Avait-on jamais trouvé à Grisolles, à Poitiers et même dans tout le Poitou une aussi riche occasion de potiner ?

Mme de Linois et Alfred furent arrangés de la belle manière, et la pauvre Éliane de Lancelin ne fut pas épargnée.

Faiblement, Mme Léontine Guichard prenait la défense d’Éliane.

– On ne sait rien encore de ce qui s’est passé, Éliane n’est peut-être pas aussi coupable qu’on ne le dit ; attendez donc avant de vous permettre de la juger avec autant de sévérité.

Mme Dubessy restait silencieuse. C’était le mieux qu’elle put faire, n’ayant rien à dire.

Interrogée sur ce qu’elle pensait de la disparition d’Éliane et de la fuite des de Linois, elle répondit :

– Je ne sais rien, absolument rien et ne peux que déplorer ce qui est arrivé.

On était venu au château avec l’espoir d’apprendre bien des choses, et Mlle Dubessy ne savait rien. Ce fut une déception.

M. Darimon et Édouard firent leur entrée dans le salon juste au moment où le maître d’hôtel, paraissant à une autre porte, prononçait les paroles d’usage :

– Mademoiselle est servie.

On s’empressa autour du vieux tuteur. Mais l’accueil fait à l’artiste fut glacial comme toujours.

C’est à peine si messieurs les prétendants daignèrent lui tendre la main.

On n’avait point remarqué que, à l’apparition d’Édouard Lebel, le visage de la jeune châtelaine s’était épanoui comme une fleur sous un rayon de soleil.

Le dîner fut ce qu’étaient habituellement les dîners au château de Grisolles : service parfait, mets succulents, vins exquis.

On était fort gai lorsque l’on passa dans une autre pièce où étaient servis le café et les liqueurs.

Alors, au grand ébahissement des convives, Mlle Claire Dubessy prit le bras de Mme Clavière et se retira après avoir salué ces dames et ces messieurs par de gracieux mouvements de tête.

Un instant auparavant, Édouard Lebel avait disparu.

– Mais Mlle Claire va revenir, disait-on ; il n’est encore que neuf heures, on va chanter.

– Je crois bien que Mlle Dubessy nous ménage quelque surprise, dit M. Vaugusson.

– Quelle surprise ? s’écrièrent les prétendants.

On se regardait, cherchant à deviner quelque chose. On questionnait M. Darimon qui paraissait réfléchir et se contentait de hocher la tête, en plongeant ses doigts dans sa tabatière. Enfin le tuteur se leva, grave et solennel. Il se fit aussitôt un profond silence. Qu’allait-il dire ?

Il était embarrassé, le vieillard, et sur les lèvres de MM. Bertillon et de M. Marcillac s’ébauchait un sourire moqueur.

Mais M. Darimon prit la parole et eut vite raison, des sourires équivoques.

– Mesdames et messieurs, dit-il, les déjeuners et les dîners de Mlle Claire Dubessy sont momentanément suspendus. Mlle Dubessy recevra le jeudi dans l’après-midi les personnes qui voudront bien lui rendre visite ; mais il n’y aura plus de réceptions ni de soirées au château avant le mariage de Mlle Dubessy.

Mouvement parmi les auditeurs.

– Mesdames et messieurs, continua M. Darimon, j’ai l’honneur de vous faire part du mariage de Mlle Claire Dubessy, ma pupille, avec M. Édouard Lebel, artiste-peintre.

Étonnement, stupéfaction des uns, consternation des autres.

– Mesdames et messieurs, reprit M. Darimon, je puis vous le dire aujourd’hui, puisque ce ne doit plus être un secret pour personne, M. Édouard Lebel est le cousin germain de Mlle Claire Dubessy.

Tranquillement, le vieillard se rassit, ouvrit sa tabatière et emplit son nez de tabac avec une sorte de volupté.

Il était content d’avoir trouvé dans sa tête ce qu’il venait de dire.

Par exemple, ceux qui ne l’étaient pas, contents, c’étaient les prétendants évincés et leurs amis.

Leur mine était curieuse à étudier ; c’étaient des têtes à peindre, un groupe à saisir par le crayon humoristique d’un Gavarni.

Tels visages étaient blêmes, tels autres très rouges ; mais sur tous on lisait le dépit, la colère.

La femme de chambre de Mlle Dubessy avait dit : « – Nous rirons ce soir !… » oui, mais ils ne riaient plus et n’avaient plus envie de rire ceux que la riche héritière congédiait.

– Eh bien ! je ne vois pas ce que nous avons encore à faire ici, dit M. Bertillon à son fils, allons-nous-en.

Ces paroles, qui exprimaient le désappointement du père de M. Hector, furent le signal de la retraite.

En même temps que M. Bertillon et son fils, Jules Marcillac partit ; puis ce fut le tour des Trumelet, oncle et neveu ; les autres suivirent, et il ne resta plus auprès de M. Darimon que M. Vaugusson, Mme Guichard et sa fille.

Ils ne voulaient pas s’en retourner à Poitiers sans avoir adressé leurs félicitations à Mlle Dubessy, qui mettait enfin un terme à la chasse aux millions.

Prévenue par Julie, la jeune fille ne tarda pas à reparaître devant ses amis qui, loin de lui en vouloir de la décision qu’elle venait de prendre, s’empressèrent de l’approuver.

On la félicita au sujet de son prochain mariage et avec un tel élan du cœur qu’elle ne pouvait mettre en doute la sincérité de l’affection qu’on lui témoignait.

D’ailleurs Mme Guichard et sa fille l’avaient embrassée avec la plus vive tendresse.

Enfin Claire dut leur raconter sommairement l’histoire d’Édouard Lebel et comment elle avait fait venir le jeune artiste à Grisolles, sachant qu’il était son cousin germain.

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