XIV La nuit aux lettres

Presque tout de suite après le dîner, Édouard Lebel avait pris congé de sa cousine et était rentré dans son pavillon.

Il avait plusieurs lettres à écrire, entre autres une très longue à André.

La Dame en noir était restée quelques instants encore auprès de Claire, puis avait été conduite par Julie dans la chambre qu’on lui avait préparée et où, sur sa demande, on avait apporté tout ce qu’il fallait pour écrire.

Mme Clavière avait aussi des lettres à écrire et ne voulait pas attendre au lendemain pour le faire.

Elle avait hâte d’apprendre à Mme Beaugrand la mort du baron de Simiane et de faire savoir à son fils qu’elle était arrivée au château de Grisolles sans se ressentir de la fatigue du voyage, et que les choses s’étaient passées ainsi qu’elle l’avait espéré.

Du reste, voici ce qu’elle écrivait au sous-préfet d’Avranches :

« Mon cher fils,

« Édouard va t’écrire une longue lettre ; cela me dispense d’entrer dans des détails qu’il te fera connaître.

« J’ai fait un bon voyage, car j’ai pu dormir quatre grandes heures dans le coupé-lit.

« Je suis arrivée à Grisolles un peu avant dix heures, n’éprouvant aucune lassitude. Tu vois que tu avais tort de t’effrayer de la longueur de la route.

« Mais eussé-je été fatiguée que les émotions successives que j’ai éprouvées m’auraient empêchée de m’en apercevoir.

« Ma présence à Grisolles était nécessaire, il était grand temps que j’y vinsse rétablir la bonne harmonie.

« J’ai donc obtenu le résultat heureux que j’espérais, et plus facilement encore que je ne le croyais.

« Avec Mlle Claire Dubessy, la cause était gagnée d’avance. Elle aime Édouard ; c’est tout te dire. Je n’eus donc pas à faire de ce côté de grands frais d’éloquence. Avec Édouard, l’attaque était plus redoutable, étant donné son caractère. Cependant, quand je lui appris que Claire était sa cousine, il se mit à sangloter. Il était vaincu.

« Ainsi que je l’avais prévu, les vertus de Mlle Dubessy réhabilitaient dans le cœur d’Édouard la mémoire d’Antoinette Rondac.

« Comme je l’avais prévu également, c’est un amour ardent, une passion que Mlle Claire a inspirée à notre cher artiste.

« Édouard aime Mlle Dubessy comme tu aimes, toi, Mlle de Mégrigny.

« Que te dirai-je encore, André ? ces deux enfants, qui voyaient se dresser entre eux des obstacles plutôt imaginaires que réels, se sont devant moi tendu la main et donné le premier baiser.

« Claire et Édouard n’ont plus rien à envier à Henriette et à André.

« Ah ! comme cela fait du bien au cœur de voir des heureux ! Aussi ai-je été très vaillante pendant toute cette journée qui aurait pu être fatigante.

« Et, à cet instant où je t’écris, retirée dans la chambre qui m’a été donnée, – une des plus belles du château, – je ne sais quelle sérénité il y a en moi ; il me semble que toutes les douceurs du ciel sont dans mon âme !

« C’est que je pense à toi, mon fils chéri, à l’avenir, au bonheur maintenant assuré de tous ceux que j’aime !

« Plusieurs surprises m’attendaient ici. Je trouve à Grisolles une de mes chères filles de la Maison maternelle. Elle se nomme Louise ; elle a épousé à Paris un ouvrier menuisier, qui est venu s’établir à Grisolles. Il est maintenant entrepreneur de menuiserie, et, grâce à l’appui qui lui a été donné, il est en bonne voie de prospérité.

« C’est une autre satisfaction pour moi.

« Édouard a aidé Louise et son mari de tout son pouvoir. Il le devait. Tous les enfants qui sont sortis de la maison de Boulogne doivent toujours se considérer comme frères et sœurs.

« C’est ce que la bonne mère Agathe dit et répète à ceux qui vont la quitter.

« Autre surprise : celui que l’on appelait dans ce pays comte de Linois, n’était autre que le baron Raoul de Simiane. Il se faisait aussi appeler Gallien dans un hôtel de Poitiers où il faisait de loin en loin une courte apparition.

« Or, c’est dans cet hôtel que le malheureux frère de Mme Beaugrand s’est suicidé, et, c’est sous le nom de Gallien qu’il a été enterré ce matin même.

« Je ne te dis pas aujourd’hui pourquoi M. de Simiane a mis fin à ses jours, je te raconterai cela et te dirai quel rôle le comte de Rosamont a joué dans ce tragique événement.

« Onze heures sonnent à la pendule ; mais je veux aussi écrire à Mme Beaugrand avant de me mettre au lit. La pauvre Blanche avait une lourde croix à porter ; la voilà délivrée de bien des inquiétudes. « Je termine ma lettre en t’envoyant mes baisers.

« MARIE. »

Voici la lettre de Mme Clavière à Mme Beaugrand :

« Château de Grisolles, onze heures du soir.

« Ma chère amie,

« Je suis arrivée ici ce matin. Au reçu d’un mot que M. le comte de Rosamont m’avait écrit de Poitiers, je me suis mise en route immédiatement.

« Je vous vois très étonnée et vous demander ce que le comte pouvait faire à Poitiers.

« Eh bien ! chère amie, M. de Rosamont a fait un assez long séjour dans la Vienne ; il y a joué le rôle de la Providence ou, si vous aimez mieux, celui de vengeur.

« Le comte ne voulait pas que le bonheur d’Henriette et d’André, que notre bonheur à tous fût sans cesse menacé par le baron de Simiane. Sans que vous le sussiez, ma chère Blanche, M. de Rosamont travaillait à votre délivrance et, en même temps, il s’intéressait à Édouard Lebel et à Mlle Dubessy et se faisait le défenseur de cette dernière.

« Le comte voulait, par n’importe quel moyen, atteindre le baron et le mettre dans l’impossibilité de nuire.

« Tout naturellement, il se demanda quels liens pouvaient exister entre M. de Simiane et le comte de Linois qui tenait tant à faire de son fils l’époux de Mlle Claire Dubessy.

« M. de Rosamont vint donc à Poitiers, accompagné de plusieurs de ses serviteurs, et découvrit bientôt que le comte de Linois et le baron de Simiane n’étaient qu’un seul et même personnage. Il découvrit ensuite que la fausse comtesse de Linois était cette Antoinette Picot, âme damnée du baron, qui fut autrefois votre femme de chambre après avoir été précédemment au service de la baronne, votre mère.

« Quant à celui que l’on appelait le vicomte Alfred de Linois, il est, – vous ignorez cela sans doute, – le fils d’Antoinette Picot et du baron de Simiane.

« M. de Rosamont n’eut pas beaucoup de peine à deviner la trame ourdie contre Mlle Dubessy, et qui consistait à mettre la main sur l’immense fortune de la belle châtelaine de Grisolles.

« Dès lors, le comte fit surveiller activement le faux comte de Linois, ayant la conviction qu’il ne tarderait pas à se livrer à quelque tentative criminelle.

« M. de Rosamont ne s’était pas trompé.

« On trouva le moyen d’attirer Mlle Dubessy dans un hôtel de la ville où un piège infâme lui était tendu. Il s’agissait de la livrer sans défense au faux vicomte afin de la forcer ensuite à l’épouser.

« Cela vous fait frissonner, n’est-ce pas, ma chère Blanche ? Ah ! on se refuse à croire à de pareilles monstruosités !

« Heureusement, le comte de Rosamont veillait, et la pauvre enfant fut arrachée des mains de ces misérables.

« Mais ce qui s’est passé à Poitiers, dans une chambre de cet hôtel où le baron de Simiane n’était connu que sous le nom de Gallien, serait trop long à écrire, je vous le raconterai de vive voix et dans tous ses détails.

« Pour le moment, qu’il vous suffise de savoir que votre malheureux frère s’est fait sauter la cervelle, que sa véritable identité n’a pu être établie et que c’est sous le nom de Gallien, se disant voyageur de commerce, qu’il a été enterré aujourd’hui dans un coin du cimetière de Poitiers.

« La nuit même, sur l’ordre impératif du comte de Rosamont, Antoinette Picot et son fils ont quitté le pays précipitamment.

« Nous n’avons pas à savoir ce qu’ils sont devenus.

« Ce n’est pas le comte de Rosamont qui m’a appris ce que je viens de vous dire, je le sais par Mlle Dubessy qui m’en a fait le récit.

« Le comte a quitté Poitiers, il est probablement retourné à Paris.

« Enfin, ma chère Blanche, vous voilà délivrée de vos poignantes angoisses, et vous allez pouvoir jouir en paix du bonheur que vous avez acheté par tant de douleurs.

« Je suis venue à Grisolles afin de mettre l’accord entre Mlle Claire et Édouard. Par des craintes d’une part et des susceptibilités d’autre part, le cousin et la cousine ne parvenaient pas à s’entendre. La situation était excessivement tendue. Au lieu de se rapprocher, ils se fuyaient. Et, cependant, ils sont éperdument épris l’un de l’autre.

« Aussi n’ai-je pas eu grand’peine à dissiper les craintes de Claire et à vaincre les susceptibilités d’Édouard.

« Les voilà fiancés.

« Édouard épousera sa cousine, et s’il y a de fait, par ce mariage, restitution d’héritage, le mot ne sera jamais prononcé.

« Ce que je souhaitais est arrivé. Vous savez, chère amie, que j’attendais avec confiance cet heureux dénouement.

« Je donnerai encore la journée de demain tout entière à mes deux amoureux et après-demain matin je reprendrai la route d’Avranches.

« Ma chère Blanche, je vous embrasse ainsi que notre chère Henriette de tout mon cœur.

« Mes meilleures amitiés à M. Beaugrand.

« Votre amie,

« MARIE CLAVIÈRE. »

« P.-S. – On a déjà parlé de fixer l’époque du mariage des deux cousins ; mais Édouard a déclaré que le mariage à Grisolles n’aurait lieu qu’après celui d’Henriette et d’André à Bresle.

« MARIE. »

Il semblait que personne n’eût besoin de dormir au château de Grisolles. Tout le monde veillait, et la Dame en noir et Édouard Lebel n’étaient pas seuls à écrire des lettres.

Après le départ des dames Guichard et de M. Vaugusson, Claire était rentrée dans son appartement et, tout de suite, s’était mise à écrire une longue lettre à son amie Henriette de Mégrigny.

M. Darimon écrivait au notaire de Mlle Dubessy, et lui annonçait que le mariage de sa pupille était enfin une chose décidée.

Julie, qui avait de la joie plein le cœur et qui aurait voulu faire partager son contentement au monde entier, Julie écrivait à sa mère pour lui annoncer le prochain mariage de sa chère maîtresse.

À l’office, assis l’un à côté de l’autre, Jean, le valet de chambre, et Mme Micheline, la cuisinière, écrivaient, celle-ci à sa mère et M. Jean Dufrêne à son père.

Micheline disait à sa mère :

« M. Jean et moi nous nous aimons depuis longtemps et nous venons de décider notre mariage. »

Cette phrase était prise dans la lettre du valet de chambre, qui disait à son père :

« Mlle Micheline et moi nous nous aimons depuis longtemps et nous venons de décider notre mariage. »

Jean et Micheline demandaient les papiers qui leur étaient nécessaires pour se marier.

Cependant, en même temps qu’Édouard terminait sa lettre à André, Claire achevait la sienne à Henriette.

Mlle Dubessy s’approcha de la fenêtre par laquelle elle avait regardé si souvent, l’ouvrit et dirigea son regard vers le pavillon dont toutes les fenêtres étaient éclairées.

– Cher Édouard, que fait-il ? se demanda-t-elle. Il écrit sans doute à son ami André, à son frère, comme moi je viens d’écrire à ma chère Henriette.

À cet instant, la silhouette d’Édouard se dessina derrière les rideaux d’une fenêtre du pavillon. Presque aussitôt cette fenêtre s’ouvrit et le jeune homme s’appuya au balcon, livrant sa tête nue aux caresses d’une brise tiède et embaumée.

Alors Claire fit remonter les lames de la jalousie et apparut aux yeux de son fiancé.

Il la salua par un mouvement de tête. Puis tous deux, sur le bout des doigts, s’envoyèrent des baisers.

Au bout de quelques instants la fenêtre du château se referma et bientôt après celle du pavillon.

Minuit sonna. Les lumières s’éteignirent.

Une bonne nuit allait succéder à une belle et heureuse journée.

Dans un rêve, Claire vit le ciel s’ouvrir et en descendre des anges vêtus d’azur. Ils s’approchèrent d’elle et l’un d’eux lui dit, en lui présentant une urne d’or :

– Ce sont tes larmes que nous avons recueillies, nous te les rapportons changées en perles.

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