II Complot

Mme de Linois et Mme de Lancelin, après s’être longtemps regardées de travers, étaient devenues intimes, bien que ni l’une l’autre ne renonçât à voir son fils épouser la richissime héritière.

Mme de Lancelin, fille d’un notaire de petite ville, commune dans son langage comme dans ses manières, sans élévation d’esprit, ayant les goûts excessivement bourgeois, pouvait parfaitement s’entendre avec Mme de Linois qui, malgré les airs de grande dame qu’elle se donnait et ses prétentions à la distinction native, n’avait en réalité que le vernis de la femme du monde.

Cette intimité était venue à la suite d’une invitation à dîner faite par Mme de Lancelin à Mme de Linois et à son fils. Cette politesse en réclamait une autre et les de Lancelin étaient venus, la semaine suivante, passer une journée entière aux Pins.

Depuis lors, on s’était réuni fréquemment, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres.

Quoique rivaux, Alfred et Auguste étaient bons camarades.

Mlle Éliane, qui souffrait de la monotonie de son existence, avait vu avec grande satisfaction Mme de Linois et son fils apporter un peu de gaieté dans la maison de son père. Elle témoignait une grande affection à la mère d’Alfred et se montrait pour celui-ci particulièrement gracieuse et aimable.

Cela faisait dire aux mauvaises langues, qui en riaient sous cape, que Mlle Éliane, lasse d’attendre sous l’orme un mari qui ne venait point, cherchait à prendre le joli vicomte dans ses filets.

On ne se trompait pas, d’ailleurs. N’espérant plus attirer à elle Édouard Lebel, qui n’avait pas seulement daigné remarquer ses doux sourires, ses regards pleins de langueur et ses manœuvres de coquetterie féline, Éliane aurait été enchantée de trouver un consolateur dans le vicomte.

Alfred, moins cruel que l’artiste, sa fatuité y trouvant son compte, se laissait faire la cour par Éliane et sans trop s’avancer, ce qui lui était défendu par sa mère, s’arrangeait cependant de façon à faire croire à la jeune fille en quête d’un amoureux qu’il n’était pas insensible à ses charmes.

Mais, nous devons le dire, c’était beaucoup plus par dépit que par entraînement de son cœur, que Mlle de Lancelin tentait de se faire aimer du vicomte. Assurément, elle le trouvait bon pour faire un mari, à défaut de celui qu’elle aurait préféré et qui, malgré tout, lui tenait toujours au cœur.

C’était précisément parce qu’Édouard Lebel n’avait jamais fait beaucoup attention à elle qu’elle s’était mise à l’aimer. Elle l’aimait et elle lui en voulait de ne pas l’avoir compris.

Mlle de Lancelin était de ces femmes qui ne pardonnent pas à un homme de les avoir dédaignées. Chez Éliane l’amour pouvait facilement se changer en haine, et la haine étant, comme la jalousie, mauvaise conseillère, elle était femme à savourer le plaisir de la vengeance, le jour où elle en trouverait l’occasion.

Mme de Linois savait cela, et obéissant à un mot d’ordre du comte, elle résolut de faire jouer à Éliane auprès de Mlle Dubessy un rôle odieux dont la trinité des Linois saurait tirer profit.

On se vit plus souvent, trois ou quatre fois la semaine, chez les uns ou chez les autres.

Comme bien on pense, on parlait constamment de Mlle Dubessy, de son caractère étrange, de ses bizarreries d’humeur ; on la traitait assez durement sans oser, cependant, se laisser aller à des critiques trop mordantes.

Quand elle se trouvait seule avec Éliane, ce qui arrivait autant qu’elle le désirait, Mme de Linois lui parlait d’Édouard Lebel, sachant qu’elle tournait une lame dans une plaie saignante.

Perfidement, elle apprit à la jeune fille ce que l’on ne savait pas encore, que la riche châtelaine s’était follement et sottement éprise de cet artiste qui, sans elle, serait mort de misère, de faim à Paris.

Voilà ce qui expliquait pourquoi Mlle Dubessy se refusait à faire le choix d’un mari parmi les jeunes gens « sérieux » comme Auguste et Alfred, qui l’aimaient et aspiraient à sa main.

Mais Mme Linois se gardait bien de dire à Éliane que l’artiste aimait Claire et que si, déjà, ils ne s’étaient pas avoué leur mutuel amour, c’est que l’un et l’autre étaient retenus par des raisons encore inconnues.

Elle ne disait pas cela, elle ne pouvait pas le dire puisqu’il lui fallait convaincre Éliane qu’Édouard Lebel s’était amouraché de la femme du menuisier Moranne et qu’il en avait fait sa maîtresse.

La jeune fille se laissa facilement convaincre ; elle était si bien sous la domination de l’astucieuse Mme de Linois que celle-ci lui aurait fait croire les choses les plus invraisemblables.

Une colère sourde, que Mme de Linois ne devait pas cesser d’exciter, monta au cerveau d’Éliane, et bientôt elle se demanda comment elle pourrait se venger de cet Édouard Lebel qui lui avait préféré, à elle, Éliane de Lancelin, la femme d’un menuisier, d’un ouvrier.

– Seulement, ma toute belle, lui avait dit Mme de Linois, gardez-vous bien de dire à Mlle Dubessy que vous savez qu’elle aime l’artiste. Vous comprenez que cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour nous tous. Il ne faut pas même qu’elle puisse se douter que vous êtes instruite de sa folie.

– Soyez tranquille, répondit Éliane, je saurai cacher à Claire ce que je pense d’elle et de lui. Oh ! lui, lui !…

Quand Mme de Linois trouva Éliane suffisamment préparée à jouer le rôle qu’elle voulait lui confier et jugea que le moment d’agir était venu, elle dit à celle qui allait devenir sa complice :

– Une pareille chose n’est plus supportable ; tout le monde parle maintenant de cette liaison entre M. Lebel et Mme Moranne ; on est indigné, c’est scandaleux. Voyez-vous, ma toute belle, il est temps de prévenir, charitablement, Mlle Claire de ce qui se passe ; c’est un service d’amie à lui rendre. Et qui sait, d’ailleurs, si, en lui faisant connaître l’ignoble conduite de son artiste, on ne l’aidera pas à se guérir d’un amour dont elle souffre cruellement et qui est sa honte ?

Elle continua, faisant pâlir Mlle de Lancelin :

– Ne parlait-on pas, il y a quelques mois, de votre mariage avec M. Lebel, ce coureur de femmes mariées, Lovelace de carrefour ? Mais je n’ai jamais cru le premier mot de cela. Je me disais : Allons donc ! Mlle Éliane est bien trop raisonnable pour faire une aussi grande sottise ; une jeune fille qui à le respect du monde et d’elle-même n’unit pas ainsi sa destinée à un homme de rien.

Aussi, ma charmante, devons-nous, à tout prix, sauver Mlle Claire Dubessy, que nous aimons, de l’abîme dans lequel elle est près de se précipiter. Oh ! la pauvre Claire ! elle est aveuglée, hypnotisée, ensorcelée et dans un tel état d’affolement que je la crois capable de tout.

La malheureuse insensée a placé son artiste sur un piédestal dont il nous faut le faire tomber, et rien ne nous sera plus facile.

Claire est absolument honnête, pleine de droiture, et elle ne transige jamais sur les questions d’honneur ; en lui faisant connaître l’affreuse conduite de l’artiste, son immoralité, nous ferons naître en son cœur un dégoût qui la détachera à jamais de cet être vil et dégradé.

Elle comprendra que les amours coupables de l’artiste sont d’un déplorable exemple, qu’ils sont l’effroi de tous les honnêtes gens de Grisolles, qui sentent la démoralisation pénétrer dans leur commune où jamais chose semblable ne s’est vue. Elle comprendra que M. Lebel, demeurant au château, la compromet elle-même par son abominable conduite. Alors, ce que nous désirons tous arrivera : elle chassera comme un valet infidèle le cynique individu, qui reprendra piteusement la route de Paris où Mlle Dubessy aurait si bien fait de le laisser. La blonde Mme Moranne le suivra si cela lui plaît, et Grisolles se trouvera ainsi débarrassé d’un polisson et d’une gourgandine qu’on ne peut plus voir sans avoir des haut-le-cœur.

Enfin, ma chère Éliane, c’est à vous et à moi à ouvrir les yeux à Mlle Dubessy ; c’est un devoir pénible que notre grande affection pour cette chère demoiselle nous impose.

J’ai pensé que mieux que moi vous seriez écoutée, et je vous engage vivement à avoir dès demain avec Claire une conversation sur ce grave sujet. Je lui parlerai à mon tour, et vous de votre côté, moi du mien, nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour préserver la pauvre enfant d’un irréparable malheur.

Mais faites bien attention, ma toute belle, je ne saurais trop vous recommander de ne pas laisser deviner à Claire que vous savez qu’elle aime l’artiste ; ce serait, ce qu’il ne faut pas, la mettre en défiance contre nos intentions et peut-être compromettre ainsi le succès que nous voulons obtenir.

– Je vous ai comprise, chère madame, répondit Éliane ; j’aime trop Claire pour la blesser en quoi que ce soit, ce qui arriverait si, en lui parlant de l’indigne conduite de M. Lebel, je lui laissais soupçonner que je sais ce qui se passe dans son cœur.

– Oui, chère Éliane, vous m’avez parfaitement comprise. Agissons donc, pendant qu’il en est temps encore. Sauvons Mlle Dubessy ! Après, elle saura apprécier ce que nous aurons fait pour elle et nous remerciera.

Le lendemain, qui était un jeudi, jour où Mlle Dubessy recevait à dîner sa société habituelle, Mlle Éliane de Lancelin arriva au château à deux heures et demie.

– Vous, déjà, ma chère Éliane, et seule ? dit Claire, en embrassant son amie.

– Seriez-vous contrariée ?

– Non pas, je suis enchantée, au contraire. Mais comment se fait-il ?

– Voici : mon père avait affaire à sa ferme de Buquelle et il a bien voulu se détourner un peu de sa route pour m’amener au château.

– Vous avez eu une bonne idée, ma chère.

– J’espérais bien vous trouver seule afin de pouvoir causer avec vous.

– Est-ce que vous avez quelque confidence à me faire ?

– Oui, j’ai bien des choses à vous dire. Mais vous avez votre chapeau de soleil, vous vous disposiez à sortir ?

– Oui, j’avais l’intention de faire une promenade dans le parc en attendant nos amis, qui ne viendront probablement pas avant cinq heures. Mais puisque vous voilà…

– Du tout, ne changez rien à ce que vous aviez décidé, ma chère amie, et, si vous le voulez bien, je vous accompagnerai dans votre promenade.

– Eh bien ! oui, venez. Un peu de grand air me fera du bien ; et puis on éprouve je ne sais quelle sensation de bien-être sous les grands arbres du parc.

– Seriez-vous souffrante aujourd’hui, Claire ?

– Pas plus que les autres jours ; mais depuis quelque temps, vous n’êtes pas sans vous en être aperçue, Éliane, je suis prise d’une lassitude…

– Quoique toujours gracieuse et aimable avec les personnes que vous recevez, on est tenté de croire, souvent, que vous vous ennuyez.

Claire étouffa un soupir. Puis d’un ton gai :

– Allons respirer les senteurs forestières et entendre la brise chuchoter avec les feuilles.

Elles sortirent, traversèrent le jardin sans y arrêter, et quand elles se trouvèrent dans un endroit écarté du parc, elles s’assirent sur un banc de bois placé contre le tronc d’un pin gigantesque.

– Ici, ma chère Éliane, dit Claire, nous pouvons causer sans crainte d’être dérangées. Vous avez à me dire bien des choses, parlez donc, je vous écoute.

– C’est très sérieux, très grave, ce que j’ai à vous dire.

– Ah ! vraiment ? Et c’est pour cela que vous prenez ce ton mélodramatique ?

– Claire, vous savez combien mon amitié pour vous est sincère ?

– Je n’en ai jamais douté et plus d’une fois vous m’en avez donné la preuve.

– Claire, je serais désolée que quelque chose de désagréable pût vous arriver.

– Hé, mon Dieu, que peut-il donc m’arriver de désagréable ?

– Claire, le monde est méchant.

– Je le sais.

– La malveillance ne peut pas vous atteindre ; mais il se passe de vilaines choses, dont vous n’êtes aucunement responsable et qui, cependant, pourraient rejaillir sur vous.

Mlle Dubessy sursauta, et regardant fixement son interlocutrice :

– Je ne comprends pas, Éliane, dit-elle avec hauteur, expliquez-vous.

– Ce n’est pas de gaieté de cœur, croyez-le, chère amie, mais bien avec un sentiment de profonde tristesse que je vais vous parler de M. Édouard Lebel.

– Quoi, fit la jeune fille avec une imperceptible crispation des lèvres, c’est de M. Lebel qu’il s’agit ? Et qu’avez-vous donc à me dire de lui, ma chère Éliane ?

– Ce que vous ignorez encore, sans doute, et qu’il est nécessaire que vous sachiez.

– Mon Dieu, qu’allez-vous donc m’apprendre ? demanda Claire, amenant sur ses lèvres un sourire forcé.

– Que M. Lebel est absolument indigne de votre bienveillance, de l’intérêt que vous n’avez pas cessé de lui témoigner.

– En vérité ! exclama Mlle Dubessy, feignant un grand étonnement.

– Jugez-en, ma chère Claire : M. Lebel, qui ne devrait pas oublier que l’hospitalité que vous lui avez offerte au château de Grisolles lui impose certaines obligations envers vous, M. Lebel, sans souci de la reconnaissance qu’il vous doit et, je dis plus, sans respect pour votre personne, mène une conduite abominable, scandaleuse.

– Dieu, que me dites-vous là ?

– La population de Grisolles est indignée.

– Indignée ! Pourquoi ?

– M. Édouard Lebel n’a pas craint de détourner de ses devoirs une jeune femme du pays ; il a pour maîtresse la femme du menuisier Moranne.

Claire, devenue affreusement pâle, éprouva une commotion violente qui ébranla tout son être.

– Une calomnie ! murmura-t-elle, affectant de paraître calme.

– Hélas ! non, la chose n’est que trop vraie.

– Éliane, vous le disiez tout à l’heure, le monde est méchant.

– C’est vrai. Mais dans le cas présent, on ne peut pas appeler méchanceté son indignation et sa colère. Il a le droit, le devoir même de manifester hautement sa réprobation.

La pauvre Claire souffrait horriblement, et d’autant plus que, ne voulant pas laisser voir sa douleur, elle refoulait les sanglots qui lui montaient à la gorge. Elle resta un instant comme étourdie, prête à suffoquer, puis se raidissant contre ses impressions :

– Ainsi, dit-elle, on prétend, on affirme que M. Lebel a Louise Moranne pour maîtresse ?

– Hélas ! oui, chère amie.

– Éliane, vous qui demeurez assez loin de Grisolles, comment avez-vous appris cela ?

– Comment j’ai appris cela ? répondit Mlle de Lancelin très animée, mais par la rumeur publique, le grand bruit qui se fait autour de cette liaison stupéfiante, scandaleuse. Voulez-vous que je vous dise tout, Claire ? Eh bien, on ne comprendrait pas que, instruite enfin de ce qui se passe, vous ne donniez pas son congé à M. Lebel dont la présence au château de Grisolles est compromettante pour vous.

Un rapide éclair sillonna le regard de Mlle Dubessy.

– Je vous remercie, ma chère Éliane, répliqua-t-elle, de l’avis que vous me donnez, et qui est une nouvelle preuve de votre sincère amitié ; mais congédier brusquement M. Lebel me paraît chose si grave à plusieurs points de vue, que je ne prendrai certainement pas cette détermination à la légère.

D’ailleurs, je ne crois pas, je ne puis croire que M. Lebel soit un aussi grand coupable qu’on veut bien le dire. Trop souvent, Éliane, les apparences sont trompeuses. Laissez-moi donc penser que cette indignation du monde, ce scandale dont vous me parlez, ne reposent sur rien de sérieux.

– Mon Dieu, fit Mlle de Lancelin, dissimulant mal son dépit, du moment qu’il vous plaît de ne rien trouver de répréhensible dans la conduite… singulière de M. Lebel, j’aurais mauvaise grâce à insister. Je vous ai avertie, croyant remplir ainsi auprès de vous un devoir d’amie. C’est fait, je n’ai plus rien à dire.

Après un assez long silence, pendant lequel elle était restée la tête inclinée, pensive, le cœur affreusement déchiré, Mlle Dubessy reprit :

– Éliane, à une époque, qui n’est pas très éloignée, vous n’étiez pas l’ennemie de M. Lebel, loin de là ; vous ne le regardiez pas avec des yeux indifférents, vous aviez même pour lui quelque tendresse ; je n’invente rien, je ne répète pas des propos en l’air, vous-même me l’avez avoué. Peut-être M. Lebel a-t-il eu le tort de ne pas comprendre que lui, artiste d’avenir, mais absolument sans fortune, pouvait être aimé de Mlle de Lancelin et l’épouser.

Comme tout change ! Mais il est des choses qu’on ne pardonne pas volontiers. Aujourd’hui, Éliane, vous n’aimez plus M. Lebel, peut-être même le haïssez-vous, et j’ai bien peur que ce ne soit par trop de rancune que vous vous faites l’écho des bavardages du monde.

Mlle de Lancelin avait rougi jusqu’aux oreilles.

– C’est vrai, répliqua-t-elle d’une voix aigre-douce, j’ai eu la faiblesse de songer un instant à M. Lebel ; j’avais tort, j’étais folle ! Je ne suis pas la seule qui se soit laissée aller à un entraînement fatal. Heureusement, j’ai eu le bon sens de reconnaître que M. Lebel n’était pas digne de moi et que je n’étais qu’une sotte.

Ces paroles, qui n’avaient pas été prononcées sans intention, s’enfoncèrent comme une pointe acérée dans le cœur de Mlle Dubessy.

Éliane poursuivit :

– Où en serais-je maintenant, grand Dieu, si je m’étais mise à aimer réellement M. Lebel qui, s’il a toutes les qualités de l’artiste, en a aussi tous les défauts, tous les vices.

Claire bondit sur ses jambes, frémissante, les prunelles enflammées. Cette fois, c’en était trop, elle ne pouvait plus permettre qu’on injuriât son idole.

– Éliane, taisez-vous ! s’écria-t-elle d’une voix presque menaçante.

– C’est vrai, dit Mlle de Lancelin, se faisant subitement très humble, j’oubliais que M. Édouard Lebel est votre hôte, que vous le défendez, que vous tenez à le défendre. Cependant, chère amie, laissez-moi vous remercier des conseils que vous me donniez autrefois quand je vous disais que je serais heureuse d’épouser M. Édouard Lebel. Votre langage était celui de la raison, de la sagesse ; aussi m’avez-vous puissamment aidée à rentrer en moi-même.

– Oh ! vous étiez une malade facile à guérir, répondit Claire ironiquement.

Et sans laisser à Mlle de Lancelin le temps de répliquer, elle reprit :

– Mais retournons au château, Éliane ; je viens d’entendre la cloche qui annonce sans doute l’arrivée de Mme Guichard et de notre bonne amie Léontine.

Nous savons quelle force de volonté possédait Mlle Dubessy ; ce fut avec un visage calme, le sourire sur les lèvres qu’elle accueillit les douze ou quatorze personnes qui arrivèrent successivement pour dîner au château. Grâce à l’habitude qu’elle avait prise de se contraindre, de dissimuler ses impressions, ses souffrances, il était impossible de soupçonner les intolérables tortures de son âme.

– Eh bien ? fit Mme de Linois, parlant à l’oreille de Mlle de Lancelin, vous n’avez donc pu trouver un instant pour causer avec elle ?

– Mais si, et je ne lui ai pas mâché les mots, je vous assure.

– En vérité, on ne le dirait guère.

– Oh ! elle sait cacher ce qu’elle éprouve. C’est un coup terrible que je lui ai porté en plein cœur.

– Que vous a-t-elle répondu ?

– Si je n’avais pas su qu’elle aime M. Lebel, je l’aurais deviné ; elle le soutient, elle le défend, et avec une force… Elle se refuse à croire que la chose soit réelle. Il lui faudrait, je crois bien, en avoir la preuve sous les yeux.

Mme de Linois eut un sourire étrange.

– S’il lui faut cela, elle l’aura, dit-elle. Vous avez commencé l’attaque, ma chère, c’est parfait ; et maintenant que je la regarde avec plus d’attention, je crois, comme vous, que le coup a porté. À mon tour, je vais agir et avant huit jours il y aura du nouveau.

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