III L’Appât tendu

Entre Claire et Édouard la situation qui, à un moment, avait paru vouloir s’améliorer, devenait au contraire de plus en plus pénible. Ils ne s’adressaient plus la parole et se témoignaient une froideur qu’on aurait pu prendre pour du mépris, du côté de la jeune fille, si elle n’avait pas été excessivement affectée.

Sans avoir l’air d’en être impressionnée, Claire prêtait avidement l’oreille aux racontars qui, à l’instigation de Mme de Linois, lui venaient un peu de tous les côtés. Elle voulait douter encore, cependant ; mais elle ne parvenait pas à chasser toutes les pensées mauvaises qui hantaient son cerveau malade et portaient le trouble jusqu’au fond de son âme.

Éperdue, affolée, s’abandonnant à ses fureurs jalouses, la malheureuse enfant ne raisonnait plus, ne se rendait plus compte de rien. Et, avec une effrayante rapidité, la terrible jalousie accomplissait son œuvre dissolvante et fatale.

Si Julie, épouvantée des ravages qu’elle voyait s’accomplir chez sa maîtresse, essayait d’élever la voix afin de combattre le mal dévorant, Claire, aussitôt, d’un ton bref et dur, lui imposait silence.

Une malencontreuse idée de l’artiste vint encore aggraver la situation déjà si tendue.

S’imaginant que cela serait agréable à Mlle Dubessy, il pria M. Darimon de vouloir bien, à l’avenir, lui faire servir ses repas dans son pavillon.

Le bonhomme n’en put d’abord croire ses oreilles.

– Ah ! ça voyons, dit-il, est-ce sérieux, ce que vous me demandez ?

– Très sérieux, cher monsieur ; du reste, vous n’êtes pas sans avoir remarqué combien Mlle Dubessy est gênée en ma présence, ce qui indique suffisamment qu’elle lui déplaît.

– Hum, hum ! fit le vieillard en hochant la tête. Et, ne sachant plus que dire, il ouvrit sa tabatière.

C’était toujours ainsi, nous le savons, qu’il se tirait d’embarras.

Quand il fit part à sa pupille de la demande que l’artiste venait de lui adresser, il s’attendait à la voir exprimer son mécontentement.

La jeune fille eut un tressaillement, une crispation des lèvres, ce fut tout.

D’une voix calme elle répondit :

– Eh bien, mon cher tuteur, il faut qu’il soit fait ainsi que le désire M. Lebel.

Plus encore que naguère, le bon M. Darimon se demandait :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et c’était avec une sorte de rage qu’il frappait à coups redoublés sur sa tabatière et bourrait son nez de tabac.

Dans d’autres moments, se montant la tête, il se mettait fort en colère.

– Et moi qui pensais, que les choses allaient s’arranger, se disait-il, que tout finirait par un mariage. Ah ! bien, oui, va-t’en voir s’ils viennent, ça va de mal en pis. Malheur ! quand nous étions tous si tranquilles, si heureux, qu’avait-elle besoin de faire venir ce jeune homme de Paris pour apporter le trouble, la désolation au château ? Car, enfin, c’est lui, lui seul qui met ici tout à l’envers.

Ah ! oui, elle aurait bien dû le laisser où il était. Ses peintures, ses tableaux ! Eh bien, ils seraient restés dans l’état où ils étaient et sans rien perdre de leur valeur.

Quand elle m’a parlé de ça, tout d’abord j’ai dit : Non ! Mais elle vous a une tête… Il m’a fallu céder. Ah ! comme j’aurais bien fait de tenir bon !

Et, maintenant, comment cela finira-t-il ? Car elle a beau dire et beau faire, s’il voulait s’en aller, elle ne le laisserait pas partir.

– Allons, tout va bien, mieux encore que nous ne pouvions l’espérer, s’était dit Mme de Linois en apprenant que l’artiste ne prenait plus ses repas à la table de la châtelaine.

Et ce qui servait mieux encore ses projets ténébreux ou plutôt ceux de M. le comte, c’est que l’artiste, plus libre, faisait de plus fréquentes visites aux époux Moranne et qu’il avait repris l’habitude de sortir de son pavillon le dimanche de très bonne heure pour n’y rentrer qu’à une heure très avancée de la nuit.

Un jour, seule avec Claire, et sachant que, maintenant, elle pouvait tout oser, Mme de Linois se lança contre Édouard Lebel dans une charge à fond de train.

Claire, qui croyait encore que le secret de son cœur n’était pas connu et qui avait tant de raisons pour le tenir caché, Claire, disons-nous, supporta le choc avec fermeté, avec vaillance, mais non sans d’affreux déchirements de tout son être.

– Oui, chère madame, répondit-elle, on dit cela, tout cela ; mais que ne peut-on pas dire ? En passant de bouche en bouche la plus petite chose prend des proportions extraordinaires ; une chose innocente faussement présentée apparaît comme une énormité.

Où est la vérité ? Où est le mensonge ? On voit le mal plutôt que le bien. Le monde est ainsi fait qu’il se plaît à traîner dans la boue les êtres doux, inoffensifs. La calomnie qui agit sourdement, dans l’ombre, a toujours beau jeu, et médire du prochain est un si agréable passe-temps !

Je n’ai pas à parler de M. Lebel, il ne m’appartient point de le soutenir ; c’est un homme, qu’il se défende. Mais la femme est un être faible, qui ne peut se défendre, le plus souvent, qu’avec ses larmes, et je trouve peu généreux que le monde s’acharne ainsi sur cette pauvre jeune femme, bien innocente peut-être des choses qu’on lui reproche.

Sont-ce les hommes qui crient contre elle ? Non, ce sont les femmes. Pourquoi ? Hélas ! parce qu’elle vient de Paris, qu’elle est jeune et jolie et qu’elle a l’élégance et la distinction de la Parisienne. On ne lui pardonne pas cela. Est-ce donc véritablement un malheur d’être jeune et belle, gracieuse et distinguée ?

Ainsi, mademoiselle Claire, vous ne voulez pas croire…

– Je ne peux pas, je ne peux pas croire à une chose pareille, qui me ferait douter de tout ! s’écria la jeune fille avec une sorte de violence.

– Parce que bonne, généreuse, jugeant trop les autres d’après vous-même, vous croyez à la vertu de toutes les femmes et ne voulez pas admettre la duplicité chez les hommes. Certes, l’honnêteté n’a pas été bannie de la terre et, Dieu merci, les honnêtes gens sont et seront toujours le nombre.

– Oui, Dieu merci, chère madame. Mais si je ne voyais partout autour de moi que bassesse, hypocrisie, perfidie, tromperie, j’aurais le dégoût de la vie et je prendrais en haine l’humanité tout entière.

– Je comprends cela, mademoiselle ; mais, heureusement, s’il y a quelques brebis galeuses dans le troupeau, elles sont l’exception. En ce qui concerne Mme Moranne, peut-être pourrait-elle plaider en sa faveur les circonstances atténuantes.

À Grisolles depuis peu de temps et à peine connus, elle et son mari se trouvaient dans une gêne affreuse. Comment en sortir ? Le travail manquait. Ils attendaient et ne voyaient rien venir. La situation était d’autant plus douloureuse pour la jeune et jolie femme qu’elle est coquette, fort coquette et adore la toilette. L’amour de la parure et à côté le dénuement, la misère, conduisent à bien des choses.

C’est alors que M. Lebel intervint et, aussitôt, tout changea de face. L’aisance succédait à la gêne. Vous connaissez le magicien. M. Lebel n’est plus pauvre comme lorsqu’il est arrivé au château de Grisolles ; grâce à vous, mademoiselle, à votre grande générosité, il gagne assez d’argent pour être généreux à son tour ; il en a donné et en donne encore à Mme Moranne ; ce n’est plus un secret pour personne.

– Ah ! on sait cela ? fit Mlle Dubessy.

– Comme tout finit par se savoir. Oh ! on ne trouve pas cela mauvais ; on comprend très bien qu’un homme ne refuse rien à la femme qu’il aime, à sa maîtresse.

La jeune fille ne put s’empêcher de tressaillir.

– Si ce que vous dites existait, prononça-t-elle sourdement, ce serait monstrueux.

– Malheureusement, ce n’est que trop réel.

Claire laissa tomber sa tête lourde sur son sein.

– Allons, elle y viendra, se disait Mme de Linois.

Après quelques instants de silence, la jeune fille se redressa brusquement, une lueur sombre dans le regard.

– Non, non, s’écria-t-elle avec véhémence, on ne peut pas être aussi vil, aussi infâme ! Pour croire cela, il faudrait que j’en eusse la preuve éclatante, il faudrait que je le voie !

Les yeux de Mme de Linois étincelèrent. Il semblait qu’elle eût anxieusement attendu ces paroles de la jeune fille. Aussi s’empressa-t-elle de répliquer :

– Mais, chère demoiselle, vous pouvez l’avoir cette preuve éclatante, et je dis mieux, si vous voulez voir, vous verrez.

– Je verrai quoi ?

– M. Lebel et sa maîtresse à un de leurs rendez-vous d’amour.

– Oh !

– Une ou deux fois chaque semaine, ils se voient hors de la maison du menuisier.

– Vous êtes sûre de cela ?

– Oui.

– Mais où se rencontrent-ils ?

– À Poitiers.

– C’est horrible !

– À Poitiers, dans une maison, un hôtel où ils se rendent séparément, la nuit, entre dix et onze heures.

Claire ne se demanda point comment Mme de Linois pouvait être si bien, instruite.

Elle avait l’esprit tellement troublé qu’il lui était impossible de réfléchir.

– Eh bien, mademoiselle, reprit Mme de Linois, si vous le voulez, vous pourrez les voir entrer dans cette maison l’un après l’autre et ensuite, vous entendrez leurs brûlantes paroles d’amour.

– Mais c’est impossible !

– Nullement. Vous vous rendez à Poitiers une demi-heure avant eux, vous vous enfermez dans une chambre voisine de celle qui a été louée par M. Lebel et vous attendez.

– Oh ! je ne peux pas faire cela ! Mon Dieu, que dirait-on de moi ?

– Enfant que vous êtes ! Est-ce que vous aurez besoin de vous faire connaître ? Ce ne sera pas Mlle Dubessy, mais une voyageuse, une inconnue, qui viendra prendre une chambre à l’hôtel pour se reposer une heure ou deux, en attendant l’heure du train. Vêtue de noir, très simplement, le visage couvert d’un voile épais, vous n’aurez pas à craindre d’être reconnue.

– Je n’oserai jamais, balbutia faiblement la jeune fille.

– Étant seule ; mais si une autre personne est avec vous ?

– Qui ?

– Moi.

– Vous m’accompagneriez ?

– Eh bien, oui, je vous accompagnerai ; de cette façon vous n’aurez pas à prononcer un mot ; du reste, la chambre sera retenue à l’avance.

Claire restait très hésitante. Un combat se livrait en elle ; mais la jalousie devait vaincre tous les autres sentiments.

– Allons, mademoiselle, dit Mme de Linois, qui devinait les angoisses de la pauvre jalouse, soyez résolue ; pour confondre M. Lebel, il faut que vous ayez la preuve de son infamie.

La jeune fille se leva, et un éclair dans le regard, secouée par un tremblement nerveux, elle fit deux fois le tour du salon, marchant à grands pas. Puis, très pâle, les traits contractés, elle s’arrêta brusquement devant Mme de Linois.

– Quel jour ? demanda-t-elle d’une voix creuse.

Mme de Linois resta un instant interloquée ; mais reprenant vite son aplomb :

– Je ne peux pas vous le faire connaître en ce moment, répondit-elle ; mais je saurai et aussitôt je vous préviendrai.

– Je voudrais que ce fût demain.

– Ce sera le premier jour qu’ils se donneront rendez-vous.

– Comment irons-nous à Poitiers ?

– Oh ! très facilement : À neuf heures et demie, une voiture de louage dans laquelle je me trouverai, vous attendra à la petite porte du parc.

– C’est bien.

– Ainsi vous êtes résolue, décidée ?

– Oui.

– Vous ne reculerez pas au dernier moment ?

– Non, je veux voir !

– C’est dit, vous verrez.

Mme de Linois se leva, mit un baiser sur le front brûlant de la jeune fille et se retira en disant de sa voix mielleuse :

– À bientôt, ma chérie, à bientôt.

Claire se laissa tomber sur un canapé en murmurant d’une voix étranglée :

– Oh ! les hommes, les hommes ! des misérables, des lâches, des infâmes !

Elle avait la poitrine gonflée de sanglots, mais ses yeux enflammés restaient secs.

Elle aurait voulu pleurer ; elle ne pouvait pas.

– Je n’ai plus de larmes ! s’écria-t-elle, en roulant furieusement sa tête sur les coussins.

Elle tenait ses mains fortement appuyées sur son cœur. C’était là surtout qu’elle souffrait.

Les idées les plus extravagantes, les plus folles tourbillonnaient dans sa tête en feu.

– Et je l’aime, je l’aime, je l’aime ! s’écriait-elle éperdue ; ce sont tous les démons de l’enfer qui se sont emparés de moi ! Oh ! si je ne l’aimais pas, s’il n’était pas mon cousin, si cette fortune que je maudis n’était pas aussi la sienne !

Que vais-je faire, mon Dieu, que vais-je devenir ? Suis-je donc condamnée à toujours souffrir ainsi ? C’est un horrible poison qui a pénétré en moi ; il me brûle, il me ronge ! Ce sont, des griffes de vautour qui s’enfoncent dans mon cœur ; mais, griffes terribles, arrachez le donc ce misérable cœur ; arrachez-le, qu’il n’en reste rien et que je cesse de souffrir !

On prétend qu’il y a des femmes qui n’ont pas de cœur ; ah ! elles sont heureuses, celles-là ! Comme elles, je voudrais être de marbre !

Ah ! ma mère, ma mère, pourquoi donc m’as-tu mise au monde ?

Cependant, malgré son affolement, la malheureuse sentait bien qu’elle jouerait un rôle indigne d’elle en allant à Poitiers pour épier Édouard Lebel et Louise Moranne. Sa conscience révoltée lui adressait des reproches sévères ; mais la jalousie réagissait avec fureur, forçait les bons sentiments à se taire, étouffait tous les scrupules.

– J’irai, oui, j’irai ! s’écriait-elle en se tordant convulsivement, je veux voir, il faut que je les voie, que je les entende ! Et après cela, si je l’aime encore, lui, oh ! si je l’aime encore, je n’aurai plus qu’à mourir ou à aller m’enfermer au fond d’un cloître pour y cacher mon malheur et ma honte ! Je lui abandonnerai mes millions et il en fera ce qu’il voudra !

Bien que violemment poussée par la jalousie, Claire se donnait une raison pour s’abaisser à jouer le triste rôle d’espionne, si peu compatible avec sa dignité et sa délicatesse. Elle espérait que ce qu’elle verrait et entendrait porterait un coup mortel à son amour. Car ce qu’elle voulait, maintenant, c’était le déraciner de son cœur cet amour fatal, qui la torturait sans cesse, jour et nuit, par lequel elle souffrait, horriblement, comme doivent souffrir les damnés.

Et elle se disait :

– Qu’il m’abreuve donc de dégoût et que l’amour qu’il m’a inspiré s’y noie !

Et cela ne l’empêchait pas d’être à une fenêtre, écartant légèrement le rideau, à l’instant où Édouard, allant prendre son repas, traversait l’espace qui séparait le pavillon du château.

Dès qu’elle le voyait paraître, marchant lentement, songeur, la tête inclinée, son cœur battait à se briser, et quand il avait franchi la porte du pavillon, elle poussait un long soupir et murmurait :

– Il pense à elle !

Puis, avec, un irrésistible mouvement de colère, serrant sa tête à deux mains :

– Suis-je assez lâche ? disait-elle, je suis honteuse de moi !

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