IV Madame Crapelet

La maison de la veuve Crapelet, logeuse au mois, à la semaine et à la nuit se trouvait dans une rue peu fréquentée de la ville. Toutefois, cet hôtel de cinquième ordre, était assez connu, bien que sa tenue laissât beaucoup à désirer. Mais l’hôtesse était fort aimable, très avenante, d’une discrétion absolue, qu’elle savait se faire payer, et l’on jouissait chez elle d’une liberté illimitée. Ceci n’était pas toujours du goût de la police locale avec laquelle la dame Crapelet avait eu déjà certains petits comptes à régler. Mais elle avait des protecteurs parmi ses clients habituels, et l’on ne cherchait pas à voir de trop près ce qui se passait chez elle.

De là, sécurité pour la demoiselle que l’on croyait chaste et pure bien qu’elle eût un ou plusieurs amants, et pour la femme mariée, qui criblait de coups de canif son contrat de mariage.

La veuve Crapelet, – était-ce bien une veuve ? – frisait la cinquantaine et sentait, en raison de son âge, la nécessité de grossir vite sa pelote afin de pouvoir se retirer des affaires et devenir comme tant d’autres de ses pareilles, qui tiennent à faire oublier ce qu’elles ont été, dame patronnesse d’une œuvre de bienfaisance quelconque.

Grande et forte matrone, aux allures cavalières, elle avait longtemps habité à Paris où sa conduite n’avait pas dû être très édifiante, à en juger par le soin qu’elle mettait à cacher son passé dont elle ne parlait jamais.

Par suite de quelle circonstance avait-elle quitté Paris pour venir échouer à Poitiers ? Mystère !

Un matin, un homme d’un certain âge, en costume de voyage, portant à la main une valise qui paraissait lourde, entra dans le bureau de la logeuse, en criant :

– Hé, bonjour madame Crapelet.

– En vérité, s’écria la femme, mais c’est monsieur Gallien ; il y a bien trois mois que je n’ai eu le plaisir de vous voir.

Cet individu, que la dame Crapelet appelait Gallien, était déjà venu plusieurs fois à l’hôtel où il restait un jour ou une nuit, se disant voyageur de commerce et de passage à Poitiers.

– Madame Crapelet, dit-il, je suis dans cette ville pour trois ou quatre jours.

– Alors il vous faut une chambre ?

– Deux, s’il vous plaît, à côté l’une de l’autre, et avec communication.

– Nous avons ça.

– Au premier.

– Bien entendu, sur le devant : n° 4 et 5 ou 6 et 7.

– Laquelle de ces chambres est la plus belle et la mieux meublée ?

– Le n° 5 ; cette chambre, fraîchement décorée, a des meubles neufs en palissandre ; le lit est excellent.

– C’est parfait, madame Crapelet ; je prends le n° 5 pour les personnes que j’attends de Paris, deux dames… Chut, soyez discrète ! et je garde pour moi le n° 4. N’y ai-je pas déjà couché ?

– Non, on vous a toujours donné la chambre n° 6 ; et vous pouvez la prendre si elle vous plaît mieux que l’autre.

– Et la communication ?

– Elle existe ; du reste, les quatre chambres communiquent ensemble ; il y a seulement des armoires à changer de place.

– De sorte que vous pouvez loger toute une famille.

– Ce qui n’arrive jamais.

– Allons, c’est bien ; la chambre n° 6, que je connais, sera la mienne ; autant que possible, il ne faut rien changer à ses habitudes ; seulement, madame Crapelet, je retiens aussi la chambre n° 4 :

Et comme la femme le regardait, laissant voir son étonnement :

– Je tiens à ce que ces dames ne soient pas importunées par un voisinage plus ou moins bruyant, ajouta-t-il.

– Je comprends cela, monsieur Gallien ; mais en me prenant mes trois plus belles chambres, celles qui sont toujours réservées pour mes clients de la ville, je pourrai me trouver gênée.

– Ceci n’est point certain. Et, d’ailleurs, peu vous importe, du moment que vous n’y perdrez rien ? Tenez, voici cent francs pour les trois chambres.

– Quand arrivent-elles, ces dames, que vous attendez de Paris ?

– Demain, dans la nuit.

– Et elles resteront ici ?

– Elles n’y passeront que la nuit.

– Oh ! alors, c’est très bien.

La matrone prit le billet de banque et le glissa dans sa poche. Cependant, la générosité du client l’inquiétait quelque peu, et elle se disait :

– Il doit y avoir là-dessous quelque chose de louche.

Elle reprit à haute voix :

– Elles sont jeunes, ces dames ?

– C’est la mère et la fille.

– Ah ! la mère et la fille.

– Celle-ci n’a pas vingt ans et est une très jolie personne. Je dois vous prévenir qu’elles arriveront assez mystérieusement et voilées. La mère vous demandera la chambre n° 5 retenue pour elle, et sans rien répondre, sans adresser une question, vous conduirez ces dames à leur chambre. Du reste, je serai dans la mienne, les attendant.

– Monsieur Gallien, vous m’assurez qu’il ne se passera rien qui puisse me faire avoir des désagréments.

– Des désagréments ! à quel sujet ?

– Mais, je ne sais pas… Vous savez, les ordonnances de police sont sévères.

– Laissez-moi donc tranquille avec votre police ; est-ce que nous avons à nous occuper d’elle ?

– C’est elle qui ne doit pas avoir à s’occuper de nous.

– Vous me paraissez bien craintive, madame Crapelet.

– Monsieur, chat échaudé craint l’eau froide.

– Allons, rassurez-vous, il s’agit tout simplement d’une affaire.

– Ah ! une affaire ?

– Des préliminaires d’un mariage, si vous aimez mieux. C’est ici, dans votre hôtel, que la jeune fille et le jeune homme vont se voir pour la première fois.

– Et c’est pour ça que la mère et la fille viennent de Paris ? Mais c’est le monde renversé !

– Ces dames vont à Bordeaux, et elles s’arrêtent à Poitiers pour se rencontrer avec le jeune homme.

– La nuit, dans un hôtel meublé ? C’est drôle.

– La chose a été ainsi convenue.

– Soit, monsieur Gallien, mais ça n’en est pas moins singulier.

– Il faut donc tout vous dire, à vous ? Eh bien ! le jeune homme est mon fils.

– Votre fils ! Ah ! vous m’en direz tant !

– Voilà, chère madame Crapelet. Et maintenant, s’il vous plaît, voyons les chambres.

– C’est égal, se disait la maîtresse de l’hôtel en montant l’escalier, je ne comprends pas bien.

Le client entra d’abord dans la chambre qu’il prenait pour lui et où il déposa sa valise ; ensuite il visita la chambre réservée aux deux dames, qu’il trouva fort de son goût ; il crut même devoir complimenter Mme Crapelet qui, pour meubler et orner cette chambre, n’avait pas regardé à la dépense. Quelques instants après il sortit, disant qu’il allait faire des visites en ville et que, probablement, il ne reviendrait pas avant dix heures du soir. Il était cinq heures de l’après-midi.

C’était l’heure où la maîtresse de l’hôtel des Bons-Enfants avait quelques loisirs. Paresseusement assise dans son grand fauteuil, elle achevait de lire son journal.

Un monsieur, qui paraissait avoir entre cinquante et soixante ans, à l’œil vif, au visage pâle, sévère, et correctement vêtu, frappa à la porte vitrée du bureau de l’hôtel. La logeuse dressa la tête, jeta son journal sur une table et se leva en disant :

– Entrez, monsieur.

Le visiteur pénétra dans la pièce dont il referma la porte.

– Vous êtes madame Crapelet ? dit-il.

– Oui, monsieur, pour vous servir.

– Je désire causer quelques instants avec vous.

– Volontiers, monsieur, veuillez vous asseoir.

– Non, pas ici, mais dans tout autre endroit où nous ne risquerons pas d’être dérangés ni entendus.

La femme était hésitante et même inquiète.

– Madame, reprit l’inconnu, ce que j’ai à vous dire exige les précautions que je prends.

– C’est bien, dit la logeuse, qui sentait qu’elle n’avait pas affaire à un de ses clients ordinaires.

Elle appela sa servante, l’installa dans le fauteuil, puis ouvrit une porte donnant accès à un petit salon assez coquettement meublé.

– Monsieur, dit-elle, donnez-vous la peine d’entrer.

Et quand ils furent entrés et assis en face l’un de l’autre :

– Monsieur, dit-elle, vous pouvez parler ici en toute assurance ; on ne nous dérangera pas et nul ne peut nous entendre.

– Pas même votre servante ?

La logeuse indiqua de la main une épaisse et lourde tapisserie qui recouvrait la porte.

– Madame Crapelet, dit alors l’inconnu, aujourd’hui même, à neuf heures du matin, un homme portant un pardessus de drap marron, très long et ayant à la main une valise de voyage, est entré dans votre hôtel ; quand il en est sorti, au bout d’une heure, il n’avait plus sa valise, ce qui indiquerait qu’il vous a loué une chambre.

– Eh bien, monsieur ?

– Cet individu a-t-il réellement pris une chambre dans votre hôtel ?

– Pardon, monsieur, mais je ne comprends pas pourquoi vous me questionnez ainsi.

– Vous le comprendrez tout à l’heure, madame. J’ai le plus grand intérêt à savoir exactement ce que fait et veut faire cet homme et j’ajoute que, pour d’autres raisons que les miennes, vous y êtes également intéressée.

– Mais, monsieur…

– Madame, répondez-moi avec une entière franchise ; vous n’aurez pas à vous en repentir, je vous le jure. Sous quel nom l’individu en question s’est-il présenté ?

– Sous son nom, monsieur.

– Ah ! Et quel est ce nom ?

– Gallien.

– Donc, Gallien est le nom qu’il s’est donné.

– Mais c’est bien son nom. Je connais M. Gallien depuis bientôt deux ans ; c’est un voyageur de commerce qui, chaque fois qu’il passe à Poitiers, descend à l’hôtel des Bons-Enfants.

– Ah ! il vient souvent chez vous ?

– Quatre ou cinq fois dans l’année.

– Et il y fait un long séjour ?

– Non, il ne reste ici que quelques heures, habituellement.

– Et cette fois, doit-il rester plus longtemps ?

– Trois ou quatre jours, m’a-t-il dit, trois jours seulement si les deux dames de Paris qu’il attend, arrivent demain soir.

– Comment ! il attend deux dames de Paris ?

– La mère et la fille ; il s’agit d’une affaire de mariage. Mais vous me faites causer, monsieur ; vous devez pourtant savoir que la première qualité d’une maîtresse d’hôtel est la discrétion ; je ne me mêle jamais en rien des affaires de mes clients.

L’inconnu avait froncé les sourcils.

– Madame Crapelet, dit-il d’un ton grave, je soupçonnais celui que vous appelez M. Gallien de méditer quelque projet monstrueux ; maintenant, je ne doute plus, cet homme se prépare à commettre une action infâme ; mais il me trouvera entre lui et la malheureuse enfant dont il voudrait faire sa victime.

– Monsieur, que dites-vous ? exclama la logeuse.

– Ce qui est. Mais je suis là, le crime monstrueux ne sera pas commis.

– Un crime, monsieur, un crime !

– Oui, un de ces crimes épouvantables qui conduisent en cour d’assises les coupables et leurs complices. Mais vous ne serez pas la complice du soi-disant M. Gallien, madame Crapelet, car vous allez vous joindre à moi pour empêcher le crime. Et au lieu d’être arrêtée, emprisonnée comme complice d’un misérable, vous aurez droit à la récompense que mérite toute bonne action.

– Je vais vous parler très nettement, madame Crapelet : si vous m’aidez, comme je l’espère, et si vous usez en cette circonstance de la discrétion absolue qui doit être votre première qualité, vous gagnerez dix mille francs ; cette somme, cette récompense, vous la recevrez de mes mains. Ce qui se passera dans votre maison ne sera connu de personne, car il faut éviter un épouvantable scandale ; mais vous trouverez une autre récompense, plus précieuse encore que celle que je vous promets, dans la satisfaction de votre conscience.

La logeuse était devenue pâle et toute tremblante.

– Mon Dieu, monsieur, dit-elle, je suis très effrayée ; de grâce, expliquez-moi…

– Je n’ai rien à vous expliquer ; mais seulement à vous dire de me servir fidèlement.

– Et en vous servant fidèlement, en faisant ce que vous me direz de faire, je gagnerai dix mille francs ?

– Oui.

Les yeux de la femme étincelèrent.

– Est-ce que ce sera difficile ce que j’aurai à faire ?

– Très facile, au contraire : d’abord ne me rien cacher, et ensuite garder le silence sur ce qui aura été convenu entre nous.

– Tout cela est très bien, monsieur, répondit la femme d’un naturel défiant ; mais je ne sais pas qui vous êtes ; qui me dira que je puis avoir confiance en vous ?

– Qui ? Cinq billets de banque de mille francs, la moitié de la récompense promise.

L’inconnu sortit les billets de son portefeuille et les mit dans les mains de la logeuse. Elle les examina, les palpa, comme pour s’assurer que c’étaient bien de bons et beaux billets de la Banque de France ; puis la figure épanouie et le regard rayonnant :

– Ainsi, monsieur, fit-elle, c’est sérieux ?

– On ne peut plus sérieux.

– Et en vous servant, je vous aiderai à faire une bonne action ?

– Oui, à empêcher qu’un crime ne soit commis dans votre maison.

– Eh bien ! monsieur, je suis à vous et vous pouvez compter sur Ursule Crapelet.

– J’y compte. Votre M. Gallien vous a dit qu’il attendait demain soir deux dames venant de Paris, la mère et la fille ?

– Celle-ci à peine âgée de vingt ans et très jolie, a-t-il ajouté.

– À quelle heure doivent-elles arriver ?

– Entre dix et onze heures, mystérieusement et voilées.

– Bien. Est-ce qu’il n’a pas retenu une chambre pour ces dames ?

– Si, vraiment, et une autre chambre voisine que je ne dois donner à personne.

– Il sait prendre ses précautions, murmura l’inconnu.

Ursule Crapelet était lancée : elle raconta très exactement ce qui s’était passé entre elle et son client, sans oublier de dire qu’elle avait reçu cent francs pour la location des trois chambres. Elle ne fit que confirmer ce que l’inconnu n’avait pas de peine à deviner.

– Madame Crapelet, dit-il, vous voudrez bien mettre à ma disposition, demain soir, la chambre n° 4, et faire en sorte que rien ne puisse gêner la communication qui existe entre cette chambre et celle qui porte le n° 5.

– C’est entendu. Mais si, avant l’arrivée des dames, M. Gallien veut s’assurer qu’il n’y a personne dans la chambre ?

– Vous la lui ferez visiter, car je n’y serai pas encore ; avec votre permission, deux de mes amis et moi attendrons dans ce salon et ne prendrons possession de la chambre que lorsque les dames seront arrivées.

– Oui, les choses peuvent s’arranger ainsi.

– Dès que nous serons dans la chambre, vous n’aurez plus à vous inquiéter de ce qui se passera ; vous resterez tranquillement assise à votre bureau, à moins cependant, que, ayant besoin de vous, je ne vous fasse appeler.

– C’est compris, monsieur. Mais me permettez-vous une question ?

– Dites, madame.

– Vous êtes convaincu qu’un piège est tendu aux deux dames ?

– Oui.

– Enfin, qu’un crime est prémédité ?

– Oui.

– Il serait plus simple et cela vaudrait mieux, il me semble, de dénoncer l’auteur de cette machination à la justice et de le faire arrêter.

– Assurément, je pourrais faire cela ; mais pour des raisons de premier ordre, que je n’ai pas à vous expliquer, je ne veux pas le faire. Toutefois, je peux vous dire que si je dénonçais le complot à la justice, trois arrestations et même quatre auraient lieu immédiatement. La chose aurait un immense retentissement dans tous le pays poitevin et même dans la France entière. Alors ce serait cet épouvantable scandale que je veux éviter à tout prix, scandale dans lequel se trouveraient mêlées des personnes bien connues, aimées, respectées et honorées.

Sans bruit, sans avoir recours à la justice, je veux arrêter l’œuvre du mal, empêcher l’accomplissement d’un crime prémédité.

– Mon Dieu, est-ce qu’on veut assassiner les deux dames ?

– Non, un assassinat ne serait pas à craindre, mais quelque chose de pire.

Ursule Crapelet tressaillit et, regardant l’inconnu :

– J’ai compris, fit-elle ; vous avez raison, monsieur, dans bien des cas la mort est préférable à cela.

Après un silence, l’inconnu reprit :

– Vous pourriez me demander aussi pourquoi je ne préviens pas la jeune fille, – car c’est d’elle seule qu’il s’agit, – du terrible danger dont elle est menacée ; je pourrais l’empêcher de venir dans votre maison et je ne le ferai pas. Elle viendra à l’hôtel des Bons-Enfants, il le faut, dans son intérêt peut-être, mais certainement dans l’intérêt du but que je poursuis et que je veux atteindre.

La logeuse n’avait plus rien à dire ; elle s’inclina avec respect devant l’inconnu dans lequel elle devinait un haut et puissant personnage. Celui-ci se leva.

– Donc, c’est bien entendu, dit-il ; pas un mot à qui que ce soit de ce qui vient d’être dit et convenu entre nous. Soyez, comme toujours, gracieuse, aimable avec votre client, M. Gallien ; il ne faut pas que par un mot, un regard, un geste, vous puissiez éveiller sa défiance. Je vous en préviens, madame Crapelet, nous avons affaire à un homme très fort, aussi fin et rusé qu’il est audacieux.

– On saura se tenir, monsieur, soyez tranquille.

– C’est bien.

L’inconnu prit congé de la logeuse à qui il défendit de le reconduire.

Ayant enfoncé sur son front son chapeau de feutre mou à larges bords, il sortit tranquillement de l’hôtel, et après avoir jeté autour de lui des regards investigateurs, il s’éloigna d’un pas rapide et se perdit bientôt dans le dédale des rues étroites et tortueuses de la ville.

Tout à coup il s’arrêta devant un homme assis sur une pierre et qui, évidemment, l’attendait. Cet homme se dressa debout.

– Mon brave Pierre, lui dit l’inconnu, tu ne t’étais pas trompé. Il y a bien un complot et nous approchons du dénouement.

Les deux hommes se dirigèrent vers une porte de la ville, marchant côte à côte et échangeant des paroles à voix basse.

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