VII Les aventuriers

Après s’être arrêté un instant pour reprendre haleine, le comte de Rosamont poursuivit :

– Comment avez-vous appris qu’il existait dans l’ancien Poitou le château de Grisolles où demeurait Mlle Claire Dubessy, jeune et belle orpheline dont la fortune était évaluée à dix ou douze millions ? Je l’ignore et n’ai nul besoin de le savoir.

Enfin, vous apprenez cela, et tout de suite votre imagination si féconde pour le mal se met au travail. Vous voyez un magnifique coup à faire, le couronnement de votre œuvre, et vous vous dites sans doute : – « Ce sera mon dernier et plus merveilleux exploit. »

Alors vous vous souvenez d’Antoinette Picot, depuis longtemps abandonnée, et vous rappelez en même temps qu’elle a mis au monde autrefois un fils dont vous êtes le père, lequel fils, à dix-huit mois ou deux ans près, a, s’il vit encore, l’âge qu’aurait le fils décédé du comte de Linois.

C’est superbe : Antoinette devient comtesse, et Léon Picot est créé vicomte Alfred de Linois par votre volonté ! Mais que sont-ils devenus ? Où sont-ils ?

Vous cherchez la mère et parvenez à la trouver à Paris dans un débit de tabac dont elle est la gérante et où elle vit comme elle peut.

Elle n’est pas scrupuleuse et elle a la conscience facile, Antoinette Picot, – elle en a précédemment donné des preuves. – Vous la mettez au courant de l’affaire, ainsi que son fils, modeste employé dans un des bureaux du chemin de fer de Lyon, et ils acceptent de jouer les rôles que vous leur avez préparés.

Il ne peut déplaire à Antoinette d’être comtesse, après avoir tant rêvé le titre de baronne.

Quant à Léon Picot, il trouve qu’il fera très bonne figure en s’appelant vicomte Alfred de Linois. Après tout, n’est-il pas déjà et réellement le fils d’un baron ?

Mais il n’y a pas de temps à perdre, il faut entrer en campagne.

Justement, une propriété, « les Pins », est à vendre près de Grisolles ; vous empruntez vingt mille francs sur le domaine de Linois et vous achetez « les Pins », où Mme la comtesse et M. le vicomte viennent s’installer.

Vous prudemment, vous restez dans la coulisse. On dit que vous êtes un grand voyageur, et que vous parcourez l’ancien et le nouveau monde.

Vous croyez que les choses iront toutes seules, et vous vous réservez de paraître au bon moment, quand il n’y aura plus qu’à mettre « comte de Linois » au bas du contrat de mariage.

Toutefois, vous ne restez pas inactif. Vous trouvez le moyen de faire recommander Mme la comtesse et M. le vicomte au tuteur de Mlle Dubessy et à la jeune châtelaine elle-même.

Oh ! la trame est parfaitement ourdie ; il n’est pas jusqu’au vieux curé de Grisolles qui, innocemment, naïvement, entre dans ce complot, dont le but est de mettre la main sur les millions de la jeune héritière.

Mais, heureusement pour elle, Mlle Claire Dubessy n’est point pressée de se marier, et M. le vicomte, malgré ses avantages physiques, ne parvient pas à produire sur elle l’effet que vous attendez.

Vous voyez autour de Mlle Dubessy d’autres prétendants, se livrant, comme vous, à la chasse aux millions. Cela vous inquiète, vous inspire des craintes sérieuses, et fort imprudemment, pour hâter la réalisation de vos espérances, vous cherchez à faire agir auprès de Mlle Dubessy des personnes qui ont sur elle, pensez-vous, une grande influence.

Là, baron de Simiane, vous trouvez une résistance énergique à laquelle vous ne vous attendiez pas. Alors, poussé par la haine que vous avez pour ceux qui ont été autrefois vos victimes et que vous voyez heureux, vous devenez plus imprudent encore ; vous vous découvrez en laissant deviner vos manœuvres ténébreuses.

Baron de Simiane, poursuivit le comte de Rosamont, d’une voix plus forte, vous avez voulu troubler la tranquillité, détruire le bonheur des personnes qui refusaient de s’associer à vos projets. Eh bien ! écoutez, ces personnes que vous avez voulu frapper au cœur, que vous haïssez, je les aime, moi, je les aime !

Misérable et fou que vous êtes, vous avez eu l’audace de toucher à Mme Clavière et à André, son fils ; vous n’avez pas craint de vous attaquer à Mme Beaugrand, votre sœur, et à Henriette de Mégrigny, votre nièce.

En entendant ces paroles, Mlle Dubessy fit un mouvement et une plainte sourde s’échappa de sa poitrine.

– Baron de Simiane, poursuivit M. de Rosamont avec violence, c’est parce que j’aime ceux que vous haïssez que je suis ici ; c’est parce que vous êtes pour eux une menace continuelle que je me fais le gardien de leur bonheur et, en même temps, le vengeur de toutes vos victimes !

Le baron se détacha du mur et fit deux pas en avant.

– Ah ! vous voulez un duel, monsieur le comte de Rosamont, dit-il d’une voix sifflante, eh bien ! soit, nous nous battrons !

Le comte haussa les épaules, et se redressant avec hauteur :

– Le comte de Rosamont, prononça-t-il lentement, pourrait croiser l’épée ou échanger une balle avec un gentilhomme ; mais en vous, le gentilhomme n’existe plus : vous n’êtes qu’un vulgaire aventurier, un bandit ! Le comte de Rosamont ne se bat pas avec un voleur et un assassin !

De Simiane eut un rugissement de fureur et parut une seconde fois prêt à se précipiter sur le comte.

Mais le canon du revolver se retrouva à la hauteur de ses yeux. De nouveau il recula et alla s’aplatir contre le mur.

– Voleur et assassin ! reprit le comte, foudroyant du regard le misérable. Vous avez été en France voleur et assassin, vous avez été à l’étranger voleur et assassin ! Vous avez empoisonné Ludovic de Mégrigny…

– C’est faux, c’est faux !

– J’en ai les preuves, et devant un jury de cour d’assises Antoinette Picot n’oserait pas soutenir le contraire. Vous avez fait assassiner Henri de Bierle par un scélérat à votre solde ; vous avez empoisonné le comte de Linois pour lui voler ses papiers et tout ce qu’il possédait, comme vous aviez volé la fortune de votre sœur et de votre nièce.

Réduit à l’impuissance, le misérable, qui aurait voulu pouvoir étrangler son ennemi, grinçait des dents et râlait de rage.

– Hé, dites donc, baron de Simiane, poursuivit le comte, est-ce que le piège infâme que vous avez tendu à Mlle Dubessy et le monstrueux attentat dont vous vouliez qu’elle fût victime ne comptent pas pour quelque chose dans vos nombreux forfaits ? Cela suffirait pour vous envoyer au bagne à perpétuité.

N’aviez-vous pas aussi l’intention de faire assassiner Édouard Lebel, qui vous portait ombrage, par un autre scélérat à vos gages appelé Bertrand ? Qu’est-ce que c’est que ce Bertrand ? Sans doute quelque repris de justice que vous vous êtes associé, comme vous avez fait autrefois d’un certain Joseph Gallot qui, travaillant pour votre compte, a plongé la lame d’un poignard dans la poitrine d’Henri de Bierle.

Eh bien ! baron de Simiane, ne trouvez-vous pas que vous avez commis assez de crimes et qu’il n’est que temps d’y mettre un terme ?

Misérable, je te l’ai dit tout à l’heure, tu as mordu, tu ne mordras plus !

Le misérable se redressa comme la vipère à laquelle on n’a pas encore écrasé la tête.

– Si monsieur le comte de Rosamont a fini de parler, tant mieux, dit-il d’une voix sourde ; mais puisqu’il me tient en sa puissance, qu’il me dise donc ce qu’il veut faire de moi.

– Vous le saurez tout à l’heure.

Le comte fit un signe à un de ses compagnons, qui s’avança.

– Pierre, lui dit-il, aie les yeux sur cet homme, et s’il tente de se jeter sur toi, comme par deux fois il a voulu s’élancer sur moi, n’hésite pas un instant, brûle-lui la cervelle.

Et celui que M. de Rosamont appelait Pierre se plaça résolument en face du baron.

Alors le comte s’approcha de Mlle Dubessy, lui prit la main et lui dit d’un ton affectueux :

– Courage, ma chère enfant, courage !

Ensuite il marcha vers l’ancienne femme de chambre et débitante de tabac.

– Antoinette Picot, lui ordonna-t-il, relevez-vous.

Elle obéit.

La misérable femme était d’une pâleur d’ambre et elle tremblait à ce point que ses dents claquaient.

– Antoinette Picot, reprit le comte, vous avez été la complice du baron de Simiane dans plusieurs de ses crimes, et si je vous livrais à la justice, vous auriez de terribles comptes à lui rendre ; mais je ne le ferais que si vous m’y forciez. Je ne m’attaque pas aux femmes, moi ; et si je suis ici un justicier, un vengeur, je ne suis pas un policier, ayant mission d’arrêter les criminels.

Je vous laisse libres, vous et votre fils, et vous allez pouvoir sortir de cette maison. Vous retournerez immédiatement aux Pins pour y faire vos malles, vos paquets ; entendez-moi bien tous deux, il faut que vous partiez de Poitiers par le premier train du matin ; vous irez où vous voudrez. Mais partez, partez, si vous ne voulez pas être arrêtés et emprisonnés tous deux. Avant de quitter les Pins, congédiez vos domestiques et fermez la maison ; vous ne devez plus jamais reparaître dans ce pays.

Ce sont des ordres que je vous donne, exécutez-les !

Je n’ai pas autre chose à vous dire, retirez-vous !

Antoinette Picot jeta un long regard sur son ancien amant, puis, sans avoir prononcé un mot, elle sortit de la chambre, suivie de son fils.

On entendit leurs pas dans l’escalier et peu après le bruit de la porte d’entrée de l’hôtel se refermant derrière eux.

Le comte de Rosamont se rapprocha de son prisonnier.

– Baron de Simiane, lui dit-il, dans combien de temps Mlle Dubessy sortira-t-elle de cet engourdissement causé par la drogue que vous lui avez fait boire ?

Le baron resta silencieux.

– Vous le savez certainement, reprit le comte, car vous n’êtes pas homme à employer une composition chimique sans savoir exactement l’effet qu’elle doit produire et la durée de cet effet. Allons, répondez, je le veux, je vous l’ordonne !

Le baron jeta les yeux sur la pendule.

– Encore une heure environ, grommela-t-il entre ses dents.

– C’est bien, dit le comte.

Et s’adressant à Pierre :

– Tu as entendu, la voiture dans une heure. Va donner tes ordres, mon ami, et reviens tout de suite, en apportant ici tout ce qu’il faut pour écrire.

Le baron regardait le comte avec une visible inquiétude.

– Eh bien ! oui, baron de Simiane, dit M. de Rosamont, c’est vous qui allez écrire, oh ! quelques lignes seulement que je vous dicterai.

– Que voulez-vous donc me faire écrire ?

– Vous le saurez. Voyons, baron de Simiane, vous qui êtes un homme d’énergie et de résolution, ne voyez-vous pas quel parti il vous reste à prendre ? Tout vous échappe à la fois, vous n’avez plus rien de bon à espérer et si vous aviez encore quelque chose à attendre, ce serait le châtiment de vos crimes, une mort infamante, votre tête livrée au bourreau.

Vous avez joué votre dernière partie et vous l’avez perdue ; vous n’êtes plus rien, votre rôle est fini. Vous ne pouvez plus compter sur personne, pas même sur votre esprit, si fécond en ressources de toutes sortes, malgré l’audace que vous pourriez avoir encore.

Vous êtes perdu et, je vous le répète, pour vous tout est fini !

Est-ce que vous n’en avez pas assez de la vie ? N’êtes-vous pas fatigué de marcher sur la terre et ne sentez-vous pas que la terre est lasse de vous porter ?

– Assez, assez ! interrompit le baron, frappant du pied avec une impatience fébrile, où voulez-vous en venir ?

– Vous l’avez compris, car je vous ai dit assez clairement que la vie ne voulait plus de vous et que vous ne deviez plus vouloir de la vie.

Baron de Simiane, on ne tient plus à une existence que l’on a souillée par les crimes les plus épouvantables. Après avoir vécu en misérable, retrouvez donc un peu de la fierté de votre race pour mourir en gentilhomme !

– Mourir, mourir ! balbutia le baron.

– Mourir en gentilhomme ! répéta le comte, pour que le nom de tous les barons de Simiane ne soit pas déshonoré par le couteau de la guillotine.

Le misérable eut un tressaillement violent, darda sur le comte un regard de fauve, puis courba la tête. À ce moment, Pierre rentrait.

Sur un signe de M. de Rosamont, il plaça sur le guéridon le papier, l’encrier et une plume.

– Baron de Simiane, reprit le comte d’un ton plein d’autorité, asseyez-vous à cette table et prenez la plume.

Comme galvanisé par la parole du comte, le baron s’avança automatiquement, s’assit et prit la plume.

– Maintenant, dit M. de Rosamont, écrivez.

– D’abord, fit de Simiane, dites-moi ce que vous voulez me faire écrire.

– Soit. Vous allez écrire ceci :

« J’avais une fortune, je l’ai perdue au jeu ; depuis quelques années, je ne vis plus que d’expédients. Dégoûté de la vie, je mets fin à mes jours. »

Et, ajouta le comte, vous signerez :

« Gallien, voyageur de commerce. »

Le baron se dressa tout d’une pièce et le rictus grimaçant :

– Je ne veux pas écrire cela, prononça-t-il d’une voix sombre.

– Ah ! Alors, préférez-vous écrire ceci ?

« Je suis le baron de Simiane et me fais passer pour le comte de Linois que j’ai empoisonné en Amérique, afin de m’emparer de ses papiers, de son nom, de tout ce qu’il possédait. J’ai empoisonné Ludovic de Mégrigny, mon beau-frère ; un bandit payé par moi a poignardé Henri de Bierle, qui me gênait, et j’ai volé la fortune de ma sœur et de ma nièce. Écrasé sous le poids de mes crimes et me faisant horreur à moi-même, je me suicide. »

Le baron resta muet, fixant sur le comte un regard de fou…

Tout à coup, Mlle Dubessy poussa une exclamation.

– Ah ! je me ranime, dit-elle, la parole m’est rendue, la force revient à mes membres.

Lentement, pendant que ses joues s’estompaient de rose, elle se dressa sur ses jambes.

– Monsieur le comte, prononça-t-elle, vous n’obtiendrez rien de cet homme ; il ne se tuera pas, car il est lâche, lâche !

– Peut-être vous trompez-vous, mademoiselle, répondit le comte ; je ne crois pas que le baron de Simiane veuille attendre sa condamnation en cour d’assises plutôt que de se faire justice lui-même.

– Monsieur le comte, s’écria la jeune fille, laissez cet homme ! je vous en prie, emmenez-moi d’ici, ne restons pas plus longtemps dans cette horrible maison !

– Oui, mademoiselle, nous allons partir dans quelques instants.

S’adressant au baron, le comte reprit :

– Le suicide ou la mort sur l’échafaud, choisissez. Si vous sortez vivant de cette maison, vous serez immédiatement livré à la justice. Maintenant, voulez-vous écrire ?

De Simiane était tombé peu à peu dans une sorte d’hébétement. Il s’affaissa sur son siège et reprit la plume qu’il plongea dans l’encrier.

Machinalement, sous la dictée de M. de Rosamont, il écrivit :

« J’ai eu des passions terribles ; j’ai perdu au jeu tout ce que je possédais et j’en suis réduit à vivre d’expédients. Une pareille existence ne peut durer plus longtemps. Dégoûté de la vie, je mets fin à mes jours. »

Et il signa :

« Gallien, voyageur de commerce. »

Il jeta la plume, et se tournant brusquement vers le comte :

– Que voulez-vous faire de ce papier ? demanda-t-il.

– Il va rester sur cette table.

– Je ne comprends pas, balbutia le misérable.

– Vous auriez pu oublier d’écrire, répliqua froidement le comte ; il ne faut pas qu’on sache que l’homme qu’on trouvera mort dans cette chambre, est le baron de Simiane, s’étant fait appeler comte de Linois.

– Ainsi, comte de Rosamont, vengeur de victimes, grand justicier, vous me condamnez à me suicider ?

– Oui, parce qu’il ne vous reste pas d’autre chose à faire.

De Simiane se remit sur ses jambes. Sa physionomie, où tous les muscles étaient en mouvement, avait pris une expression hideuse.

– Je n’ai pas d’arme, je ne peux pas me tuer ! prononça-t-il sourdement.

Et il eut un rire nerveux, satanique.

Sur la table, devant le baron, le comte déposa son revolver, en disant :

– Voilà l’arme !

De Simiane s’empara vivement du revolver, et le misérable allait tirer à bout portant sur le comte, lorsque les deux hommes, qui ne le quittaient pas des yeux, bondirent sur lui et le désarmèrent. Un sourire amer crispa les lèvres de M. de Rosamont.

– De Simiane, dit-il avec le plus grand calme, venez-vous donc d’être atteint subitement d’un accès de folie ? À quoi, je vous le demande, un assassinat de plus vous avancerait-il ? Comprenez donc, malheureux, que c’est surtout en souvenir de notre amitié d’autrefois, que je vous conseille de vous soustraire à une condamnation infamante.

Pierre, continua le comte, replacez ce pistolet, sur la table.

Et, s’adressant de nouveau à de Simiane :

– Nous allons vous laisser seul et libre de faire ce qu’il vous plaira. Mais je dois vous prévenir que vous tenteriez inutilement de prendre la fuite ; la porte de l’hôtel est gardée et avant que vous eussiez fait trois pas dans la rue, vous seriez saisi au collet et immédiatement conduit au parquet du procureur de la République.

Vous me reverriez là devant le juge d’instruction, et, alors, le comte de Rosamont serait votre accusateur.

Sur ces mots, le comte tourna le dos à de Simiane, et, s’adressant à la jeune fille :

– Venez, mademoiselle, dit-il d’un ton affectueux, venez, une voiture nous attend dans la rue.

Claire s’accrocha au bras de M. de Rosamont, et ils sortirent de la chambre.

Les deux compagnons du comte restèrent encore quelques secondes avec le baron, puis ils sortirent à leur tour.

Alors, de Simiane lança autour de lui des regards éperdus, farouches, poussa un rugissement de rage impuissante et s’affaissa comme une masse.

Share on Twitter Share on Facebook