XI Surprise

Après quelques instants de silence, Mme Clavière reprit la parole :

– Chère enfant, dit-elle, je veux votre bonheur et celui d’Édouard ; ouvrez donc votre cœur à l’espoir ; je ne quitterai pas Grisolles sans qu’il m’ait à son tour parlé à cœur ouvert, sans qu’il ait mis devant moi sa main dans la vôtre. Où est-il en ce moment ?

– Tous les dimanches il sort de très bonne heure, il fait de longues promenades dans les bois, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre.

– À quelle heure rentre-t-il ?

– À une heure assez avancée de la nuit. Il ne déjeune et ne dîne plus avec nous.

– De sorte que je ne pourrai causer avec lui que demain ?

La jeune fille eut un doux sourire.

– J’enverrai un domestique pour le prévenir de votre arrivée au château et vous le verrez aujourd’hui.

– Alors, vous savez où on peut le trouver ?

– Oui. Comme les dimanches précédents, il déjeunera chez les époux Moranne.

– En ce cas, mademoiselle Claire, vous ne dérangerez pas un de vos domestiques ; c’est moi qui irai chercher Édouard. Si j’avais prévu cela, je n’aurais pas renvoyé la voiture qui m’a amenée.

– Oh ! il y a des chevaux dans les écuries du château et des voitures sous les remises.

– Alors, chère enfant, veuillez me faire donner une de vos voitures.

– Il est à peine dix heures ; vous ne trouveriez pas Édouard chez M. Moranne où il n’arrive qu’à l’heure du déjeuner, à midi. D’ailleurs je ne souffrirais pas que vous vous rendissiez à Grisolles avant d’avoir vous-même déjeuné. Nous déjeunons ici à midi, mais je vais faire avancer l’heure. Immédiatement après le déjeuner, deux chevaux attelés au landau vous attendront et vous pourrez partir ; vous trouverez encore à table les époux Moranne et leur convive.

– Eh bien ! soit, il sera fait ainsi que vous le désirez.

Mlle Dubessy se leva et sonna.

La femme de chambre parut aussitôt.

– Julie, lui dit sa maîtresse, nous déjeunerons aujourd’hui à onze heures précises, veuillez prévenir le maître d’hôtel. À midi le landau devra être prêt pour madame et attendre devant le perron.

– Bien, mademoiselle.

– Julie, veuillez dire aussi à M. Darimon que je l’attends ici.

La femme de chambre se retira et quelques instants après M. Darimon entra dans le salon.

La Dame en noir s’était levée pour saluer le vieillard.

– Mon cher tuteur, dit Claire avec un petit sourire mystérieux, je suis heureuse de vous présenter Mme Clavière.

Et comme le vieillard un peu interloqué se demandait qui pouvait être cette dame, vêtue d’un costume noir très simple, que sa pupille était heureuse de lui présenter, la jeune fille ajouta :

– Mon cher tuteur, Mme Clavière est la meilleure amie de Mme Beaugrand.

– Ah ! très bien, très bien ! fit M. Darimon, en s’inclinant de nouveau devant la Dame en noir.

– Mme Clavière, continua Claire, est la mère de M. André Clavière, sous-préfet d’Avranches, le fiancé de mon amie Henriette de Mégrigny.

– Parfait, parfait ! dit le vieillard.

– Mais ce n’est pas tout, mon cher tuteur : Mme Clavière est la fondatrice de la Maison maternelle de Boulogne-sur-Seine, dont vous me parliez dernièrement, cette maison consacrée aux pauvres petits enfants orphelins ou abandonnés.

– Oh ! madame, madame ! prononça M. Darimon visiblement ému.

– Mon cher tuteur, ce n’est pas tout encore, reprit la jeune fille : Mme Clavière a fait de M. Édouard Lebel son enfant d’adoption, le frère de son fils ; après avoir veillé sur son enfance comme une véritable mère, c’est Mme Clavière qui l’a fait instruire, et ce qu’il est aujourd’hui, c’est à Mme Clavière qu’il le doit.

Mais j’ai plus encore à vous apprendre, mon cher tuteur : la mère de M. Édouard Lebel s’appelait Marceline Rondac.

M. Darimon se redressa brusquement.

– Que dites-vous ? Ai-je bien entendu ? s’écria-t-il.

– Oui, mon cher tuteur, la mère d’Édouard Lebel était la sœur aînée de la mienne ; Édouard est mon cousin germain.

Le vieillard resta un instant comme frappé de stupeur ; puis avec des larmes dans la voix :

– Est-ce qu’il sait cela, lui ?

– Il l’ignore encore.

– Et c’est Mme Clavière qui vient de vous faire cette révélation ?

– C’est Mme Clavière, en effet, qui m’a appris qu’Édouard Lebel était mon cousin ; mais elle me l’a appris lorsqu’elle est venue ici, secrètement, quelques jours avant l’arrivée d’Édouard à Grisolles.

– Comment ! Claire, vous saviez cela et vous me l’avez caché !

– C’était un secret que je devais garder. Enfin, ce fut après nous être entendues, Mme Clavière et moi, que je fis venir mon cousin à Grisolles.

– Bon, bon, ma chère pupille, je crois comprendre.

Se tournant vers la Dame en noir, M. Darimon reprit :

– Et madame Clavière, bien sûr, avait deviné ce qui allait arriver : la cousine aimant son cousin, et le cousin aimant sa cousine ?

– J’avoue volontiers, monsieur Darimon, que je l’espérais, répondit Mme Clavière.

– Eh bien ! oui, madame, ils s’aiment, ils s’adorent, mais ne se regardent pas, ne se parlent pas, ils se fuient. De sorte qu’ils souffrent tous deux, quand il leur serait si facile d’être heureux ; et moi je suis là, entre eux, sans pouvoir rien faire pour leur bonheur.

– Consolez-vous, monsieur Darimon, ce que vous n’avez pu faire, je le ferai.

– Oh ! oui, n’est-ce pas ? Car il est grand temps que cela finisse ; depuis six mois on ne vit plus en ce beau château de Grisolles, nous y sommes tous comme dans un enfer.

On s’assit et la conversation continua jusqu’au moment où le maître d’hôtel vint dire :

– Mademoiselle est servie.

*

* *

Chez le menuisier, on s’était mis à table à midi un quart ; l’abbé Logerot, invité à déjeuner, s’était fait un peu attendre. Il avait eu à recevoir, après sa messe, plusieurs personnes au presbytère.

Édouard était peut-être encore plus soucieux et plus sombre que d’ordinaire ; c’était à peine s’il répondait par un mouvement de tête ou par un oui et non au vieux curé, qui faisait presque seul tous les frais de la conversation.

Elle était fort agréable, la causerie du prêtre, car dès qu’il se trouvait, comme à ce moment, dans un milieu où il se plaisait, il devenait un très charmant causeur.

Malgré cela, l’artiste écoutait distraitement ; on devinait que sa pensée était ailleurs.

Il avait à côté de lui le petit Armand, et pour qu’on remarquât moins qu’il était distrait, il avait l’air de s’occuper beaucoup du garçonnet.

Mais Louise, qui l’observait, voyait qu’il s’intéressait médiocrement à ce que disait M. Logerot ; elle se demandait, ainsi qu’elle se l’était déjà demandé souvent, quelle pouvait être la douleur secrète que le jeune homme avait au cœur. Et en se livrant à ses réflexions, elle aussi se sentait envahir par la tristesse.

Le curé parlait du départ de la famille de Linois, départ si précipité, si inattendu qu’il ressemblait à une fuite, et il rapportait quelques-uns des commentaires auxquels avait donné lieu cet étrange et inexplicable événement.

Les uns prétendaient que le comte de Linois était un grand criminel forcé de se cacher pour se soustraire aux recherches de la police ; d’autres disaient que c’était un espion au service de la Triple Alliance.

En réalité, on ne savait rien, on ne devinait rien, car nul ne pouvait soupçonner le drame qui s’était passé à Poitiers, à l’hôtel des Bons-Enfants.

Bien que M. et Mme de Lancelin eussent gardé le silence sur la folle équipée de leur fille, on avait appris que Mlle Éliane avait disparu en même temps que les de Linois. Et tout de suite on avait dit que Mlle de Lancelin, amoureuse du vicomte, était partie avec lui ; on ajoutait même que depuis longtemps déjà Mlle Éliane avait Alfred de Linois pour amant.

C’était une calomnie, nous le savons, mais à laquelle l’enlèvement de la jeune fille permettait d’ajouter foi.

Aussi, que ne disait-on pas de la malheureuse Éliane ? elle était vilipendée, déchirée à belles dents.

– Hélas ! je ne peux rien contre cela, disait tristement le vieux curé ; et c’est bien inutilement que je fais de longs sermons sur la charité chrétienne.

Mais qu’eût-ce donc été si l’on avait su que Mlle Éliane, avant de quitter le Petit-Château, avait pris près de cent mille francs dans le coffre-fort de son père ?

Sur ce point, M. et Mme de Lancelin avaient gardé le plus absolu silence.

Depuis l’événement, ils ne sortaient plus de chez eux ; ils restaient enfermés et ne recevaient personne. Le Petit-Château était en deuil. Mme de Lancelin pleurait constamment ; M. de Lancelin, très sombre, avait la tête pleine d’idées de vengeance.

Tous deux attendaient avec impatience et angoisse une lettre de leur malheureuse fille.

Édouard, que les propos méchants du monde indignaient, s’était enfin décidé à parler, et il prenait chaleureusement la défense de Mme de Lancelin, qui était, disait-il, une victime plutôt qu’une coupable, lorsque, tout à coup, une voiture s’arrêta devant la porte de la maison.

Il s’interrompit brusquement et se dressa comme par un ressort.

Lui et le curé avaient aussitôt reconnu le cocher, les chevaux et le landau de Mlle Dubessy.

Était-ce donc la jeune châtelaine qui venait chez le menuisier ?

Édouard avait pâli et son cœur battait à se briser.

Mais il se remit promptement de sa violente émotion en voyant descendre du landau une dame voilée, qui n’était pas Mlle Dubessy.

Mme Moranne s’était élancée vers la porte, l’avait ouverte, puis s’était effacée pour laisser entrer la visiteuse.

Le curé et le menuisier s’étaient levés aussi. Seul, le petit Armand restait sur sa chaise, la main pleine de cerises, regardant avec de grands yeux étonnés.

Mme Clavière entra en relevant son voile.

– La Dame en noir ! s’écria Louise.

Et elle s’inclina avec un profond respect.

Édouard poussa un cri de surprise et de joie et se jeta au cou de Mme Clavière, en prononçant d’une voix presque éteinte :

– Oh ! ma mère, ma mère !

Ils s’embrassèrent.

Puis Mme Clavière se tourna vers Mme Moranne et lui dit :

– Mais venez donc aussi m’embrasser, Louise ; vous êtes toujours une de mes chères filles.

La jeune femme se précipita en pleurant de joie dans les bras que lui ouvrait la protectrice des enfants abandonnés.

Ensuite Mme Clavière tendit en même temps ses mains au menuisier et au curé.

Elle dit au premier :

– Monsieur Moranne, aimez toujours votre femme et l’un par l’autre vous serez heureux.

S’adressant à M. Logerot :

– Monsieur le curé de Grisolles, dit-elle, je sais ce que vous avez fait déjà pour M. et Mme Moranne ; je vous remercie ; soyez toujours leur protecteur et leur ami.

Très ému, le curé répondit :

– Madame, quand tout à l’heure Mme Moranne vous a appelée la Dame en noir, j’ai su que j’avais l’honneur de saluer une personne dont le cœur s’est largement ouvert à la charité ; j’incline encore et, avec le plus profond respect, mes cheveux blancs devant la femme admirable et aimée du Seigneur qui a fondé la Maison maternelle de Boulogne-sur-Seine.

– Vous savez cela, monsieur le curé ? Mais par qui l’avez-vous appris ?

– Un jour, parlant à Mlle Dubessy de Louise Moranne et de la lettre que j’avais reçue de la supérieure de la maison maternelle, me recommandant Mme Moranne et son mari, je lui demandai si elle savait par qui cet asile consacré à l’enfance avait été créé.

« – Oui, me répondit-elle, cette œuvre de bienfaisance est due à une dame jeune encore, qui consacre sa vie à faire le bien ; mais je ne vous dirai pas son nom, car elle ne veut être connue que sous celui de la Dame en noir.

– Ainsi, ma mère, dit Édouard avec un accent indéfinissable, c’est vous, c’est vous !…

– Ne l’avais-tu donc pas deviné ?

Par un mouvement irrésistible et comme s’ils se fussent compris d’un regard, Édouard et Louise s’agenouillèrent devant la protectrice des enfants abandonnés.

– Que faites-vous ? s’écria Mme Clavière, plus émue qu’elle ne le laissait voir ; ah ! relevez-vous bien vite.

Et elle leur tendit ses mains pour les aider à se remettre debout.

À cet instant, le petit Armand, dont on ne s’occupait plus, vint apporter la note gaie à cette scène touchante.

Il était descendu de sa chaise, regardant toujours ce qui se passait, sous ses yeux et cherchant à comprendre.

Il s’approcha de la Dame en noir et joignant les mains, avec des grosses larmes :

– Madame, dit-il, maman Lise et mon bon ami Édouard n’ont pas été méchants, il ne faut pas les gronder ; elle m’aime bien, maman Lise, et il m’aime bien aussi, mon bon ami Édouard ; ils sont gentils, madame.

– Ah ! et toi aussi tu es un gentil et bel enfant ! s’écria Mme Clavière en enlevant le gamin à pleins bras pour couvrir de baisers ses joues fraîches et roses.

Mme Moranne avait avancé des sièges. Tout le monde s’assit. Louise aurait bien voulu que la Dame en noir prît quelque chose chez elle, ne fût-ce qu’un peu de café.

– Pas aujourd’hui, ma chère Louise, répondit Mme Clavière ; j’ai déjeuné au château et n’ai absolument besoin de rien.

Édouard demanda des nouvelles d’André et de la famille Beaugrand.

Le jeune homme aurait bien voulu savoir tout de suite pourquoi sa mère adoptive était venue à Grisolles sans l’avoir prévenu ; mais il n’osa pas l’interroger à ce sujet.

Mme Clavière causa quelques instants avec le menuisier et Louise, puis avec le vieux curé.

Le temps passait vite. Plus d’une demi-heure s’était écoulée depuis que Mme Clavière était dans la maison.

Elle se leva et dit à l’artiste :

– Édouard, nous allons prendre congé de M. le curé et de M. et de Mme Moranne.

Le jeune homme prit aussitôt son chapeau et sa canne.

La Dame en noir embrassa affectueusement Louise et le petit Armand, puis tendit la main au menuisier et à M. Logerot.

Elle remonta dans le landau, et quand Édouard se fut placé à côté d’elle, les chevaux partirent comme un trait.

– Mon cher enfant, dit Mme Clavière à Édouard, qui avait l’air inquiet, je suis venue à Grisolles pour te voir et causer avec toi. Tes lettres, tes dernières lettres surtout, nous ont donné beaucoup à penser à André et à moi ; elles étaient d’un laconisme singulier, et dans certaines phrases on devinait de la souffrance.

Eh bien ! mon ami, j’ai pensé que ce que tu n’écrivais pas, tu le dirais de vive voix à moi, ta mère, et je suis venue.

– Mais ma bien-aimée protectrice, je n’ai rien à vous dire.

– C’est ce que nous verrons tout à l’heure.

– Je suis très contrarié de ne pas m’être trouvé chez moi à votre arrivée, et d’avoir ainsi obligé Mlle Dubessy à vous recevoir.

– Mlle Dubessy m’a fait le plus charmant accueil ; elle a été enchantée de me revoir, car nous nous étions vues déjà.

– Vous vous connaissiez ?

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