XIV L’Enlèvement

Le lendemain matin, avant que les cultivateurs fussent dans les champs, à leur travail, le borgne pénétrait dans la propriété de Mme Clavière, en escaladant le mur comme il l’avait déjà fait.

Sans perdre un instant, il alla crocheter la serrure, et parvint, sans trop de peine, à faire sortir le pêne. Il tira le verrou et ouvrit doucement la porte.

Aussitôt la Chiffonne se dressa au milieu de groseilliers où il l’avait fait se cacher, traversa le chemin et entra.

Gallot se hâta de refermer la porte et de pousser le verrou.

– Il est inutile, se dit-il, de faire rentrer le pêne dans la gâche ; il me faudrait procéder à un nouveau crochetage, ce qui serait perdre un temps précieux. Après tout, il est probable qu’on ne viendra pas voir si la porte est bien fermée à clef ; dans le cas contraire on penserait qu’on a oublié la veille de faire jouer la serrure.

Il fit un signe à la Chiffonne, s’enfoncèrent sous bois et gagnèrent la clématite aux mille rameaux grimpants, laquelle, comme nous l’avons dit, avait ses abords défendus par d’énormes ronces.

Ayant trouvé l’endroit accessible, ils se glissèrent sous l’espèce de coupole formée par l’entrelacement des tiges sarmenteuses et s’y blottirent.

Maintenant ils n’avaient plus qu’à attendre et ils savaient que l’attente serait longue. Car même dans le cas où l’enfant viendrait dans le jardin dans la matinée, Gallot ne pouvait pas agir, ayant pris ses mesures pour faire le coup vers deux heures de l’après-midi, en l’absence de Mme Clavière.

Ils étaient fort mal dans la broussaille, mais tant pis, il fallait s’y tenir.

Le soleil était levé depuis longtemps déjà quand ils entendirent ouvrir les fenêtres et les persiennes. La Chiffonne aurait bien voulu voir ; c’était impossible à cause de l’épais rideau de verdure qui lui cachait la maison.

Mais si elle ne voyait pas, elle entendait. Elle entendit le bruit des meubles qu’on remuait, des voix de femmes et celle de l’enfant qui appelait sa mère. Puis le silence se fit et la Chiffonne jugea que les personnes devaient se trouver maintenant dans une autre partie de la maison.

Toute la matinée, jusqu’à une heure et demie, s’écoula sans incident.

Le coupé dont Pinguet était le cocher arriva et Mme Clavière partit, non sans avoir fait à Louise, comme toujours, de nombreuses recommandations au sujet de son fils.

Un peu avant deux heures, la jeune bonne et l’enfant descendirent au jardin.

Pendant quelques instants, Louise se mit à courir dans une des allées, se faisant poursuivre par le petit. Ce jeu amusait fort l’enfant ; car lorsque la jeune fille, ayant ralenti sa course, permettait à André de la saisir par sa robe, c’était une explosion de joyeux éclats de rire.

Louise s’étant assise pour continuer un petit ouvrage au crochet, tout en ayant les yeux sur l’enfant, celui-ci se livra à un nouveau jeu qui consistait à faire rouler une balle dans l’allée ; il courait après, l’arrêtait roulant encore, la jetait d’un autre côté, courait de nouveau, reprenait la balle et tout fier de ses exploits, se tournait vers sa bonne comme pour lui dire :

– Regarde donc comme je suis adroit.

Et quand la jeune fille lui avait dit :

– Oui, tu cours très bien, tu es un amour !

Le mignon, tout à la joie, s’élançait sur la pelouse fleurie de pâquerettes, et, avec de nouveaux rires joyeux, se roulait et faisait des culbutes sur le gazon.

Pour les deux complices, le moment d’agir était venu.

Gallot dit à la Chiffonne :

– En même temps que je me jetterai sur la bonne et l’encapuchonnerai, tu te précipiteras sur le gosse et, sans attendre qu’il se mette à crier, trois fois de suite tu lui appliqueras sur le nez et la bouche ce morceau de flanelle imbibé d’éther. N’aie aucune crainte, ça, ne lui fera pas de mal… Tout d’abord il sera suffoqué ; tu profiteras vite de cet instant pour l’envelopper tout entier dans ta pièce d’étoffe et, sans t’occuper de moi, tu fileras au plus vite. Avant que tu ne sois arrivée à la voiture, le petit dormira profondément ; et une fois installée dans la boîte, dès que le cheval aura pris le trot, tu pourras débarrasser le petit bonhomme de son enveloppe.

Tout étant bien convenu, les deux complices sortirent de leur cachette en rampant, puis ils se dressèrent debout et, à pas de loups, évitant avec des précautions infinies le heurt et le froissement des branches, ils s’avancèrent.

La jeune bonne, assise sur une chaise rustique, toute à son travail et à la surveillance de l’enfant, n’était qu’à quelques pas du bosquet auquel elle tournait le dos ; mais elle n’entendait rien.

Cependant, avant de sortir du couvert, l’homme inspecta du regard, rapidement, toute la partie découverte du jardin, et principalement les alentours de la maison. Il savait que le jardinier n’était pas dans la propriété, mais il y avait la cuisinière, et bien qu’elle dût être à ce moment occupée à sa cuisine, il pouvait craindre qu’il ne lui prît fantaisie de venir au jardin.

Il ne vit personne, rien qui fût de nature à le faire reculer.

Alors il se démasqua complètement, et sa toile tendue, prête à faire son office, il bondit sur la jeune fille dont la tête se trouva enveloppée avant qu’elle ait eu le temps de faire un mouvement. Elle se dressa brusquement, en poussant un cri d’épouvante, rauque, étouffé sous le capuchon.

Un instant elle se débattit violemment, mais son agresseur, lui serrant le cou, l’étendit sur le sol, la face contre terre, à côté de la chaise renversée.

Sous le coup de l’émotion et de la terreur, la pauvre jeune fille perdit connaissance. Ce que le bandit avait encore à faire devenait facile.

Au moment de l’attaque, le petit André, couché à plat ventre sur le gazon, cueillait autour de lui les pâquerettes à portée de sa main. Il ne vit pas l’homme qui s’élançait sur sa bonne ; du reste, presque au même instant, la Chiffonne arrivait sur lui, ayant à la main son morceau de flanelle imbibé d’éther, dont elle lui fit respirer l’odeur.

Paralysé pour ainsi dire par le saisissement, l’enfant n’avait fait aucune résistance, n’avait pas eu la force de jeter un cri.

En aussi peu de temps qu’il en faut pour l’écrire, la Chiffonne enveloppa la petite victime ainsi qu’il lui avait été recommandé, la prit dans ses bras et se dirigea, en courant, vers la porte du jardin.

Gallot achevait sa besogne.

Avec une forte ficelle, il liait le capuchon autour du cou de la jeune fille, puis, avec une seconde ficelle, il lui attachait les mains derrière le dos.

– Comme ça, se dit-il, elle nous laissera le temps de filer ; quand elle se sera débarrassée de tout cela, nous serons loin.

Il se hâta, à son tour, de gagner la porte du jardin, qu’il tira sur lui en sortant. Son regard suivit, à droite, la ligne du chemin. La Chiffonne avait déjà disparu.

– Peut-être est-elle déjà dans la voiture, murmura-t-il.

Il sauta dans le champ qui se trouvait devant lui et se perdit bientôt au milieu des groseilliers et des framboisiers.

*

* *

Au bout de quelques minutes, Louise sortit de son évanouissement. Tout d’abord elle poussa un gémissement, puis se mit à appeler au secours ; mais le son de sa voix, étouffé par l’enveloppe, ne pouvait pas aller loin. Voulant se débarrasser de cette chose noire qui voilait ses yeux et l’empêchait presque de respirer, elle sentit qu’elle avait les mains liées, mais pas très, solidement, heureusement, car après quelques instants d’efforts, de secousses nerveuses, elle parvint à les retirer du lien l’une après l’autre.

Alors elle s’attaqua à la ficelle qui maintenait le capuchon. Bien que Gallot ne l’eût pas serrée de façon à l’étrangler, Louise, ne pouvant ni la rompre, ni défaire le nœud, trouva un moyen plus facile de se délivrer : elle saisit l’étoffe à droite et à gauche, à la hauteur de ses oreilles, et tira en faisant monter ses bras ; l’étoffe glissa sous la ficelle et fut bientôt enlevée, laissant comme un collier le lien au cou de la jeune fille.

En revoyant le jour, les yeux de Louise, éblouis par la vive lumière, ne distinguèrent pas d’abord les objets ; mais cette espèce d’aveuglement ne fut pas de longue durée. Alors elle jeta autour d’elle des regards craintifs.

Jusqu’à ce moment, elle ne s’était rendu compte de rien, elle n’avait pas eu le temps de réfléchir, ni de se demander pourquoi elle avait été l’objet de cette attaque brutale et d’où elle était venue.

Et maintenant, encore peureuse et fort troublée, elle ne comprenait rien à ce qui lui était arrivé.

Cependant, un peu remise, commençant à retrouver sa présence d’esprit, sa première pensée fut pour l’enfant ; ne le voyant pas, elle l’appela :

– André, André, André, où es-tu, mon mignon ?

Pour réponse, le silence.

Un frisson courut dans ses veines.

– Mais où est-il, mon Dieu, où est-il donc ! s’écria-t-elle.

Secouée par un tremblement nerveux, éperdue, affolée, redoutant un épouvantable malheur, elle courut à la petite pièce d’eau où nageait tranquillement les poissons rouges.

Ne comprenant toujours rien, mais rassurée, elle laissa échapper un soupir de soulagement. Puis, courant d’un autre côté, elle appela de nouveau : André, André, André !

Toujours pas de réponse. Et vainement elle cherchait l’enfant des yeux. Il ne lui vint pas à la pensée qu’il avait pu rentrer seul à la maison.

Elle parcourut toutes les allées du jardin, celles du bois ensuite, jetant aux massifs, aux arbres le nom d’André.

Elle arriva à la porte, s’arrêta et s’aperçut aussitôt qu’elle n’était pas fermée à clef et que le verrou n’était pas poussé. Or, c’était elle, la veille, qui avait fermé la porte au verrou et à deux tours de clef.

Elle fut saisie d’une clarté subite et sa pensée se dégagea de ce qui était resté obscur dans son cerveau avec la rapidité de l’éclair.

On avait pénétré dans la propriété, on l’avait mise dans l’impossibilité de défendre l’enfant confié à sa garde, on avait volé le petit André !

Elle poussa un cri déchirant.

Elle se sentit prise de vertige et pour ne pas tomber, peut-être dans une nouvelle syncope, elle chercha un appui contre le mur. Pendant un instant il lui sembla qu’autour d’elle tout tournait, que la terre manquait sous ses pieds et que le firmament s’écroulait sur elle.

Le vertige passé, se sentant plus ferme sur ses jambes, elle redescendit l’allée du bois tout en larmes, en courant et en criant de toutes ses forces, entre deux sanglots : Au secours !

Cette fois, Mme Durand, qui avait fini de nettoyer ses cuivres, entendit les cris désespérés de Louise. Elle accourut.

– Qu’y a-t-il donc ? s’écria-t-elle ; où est André ?

– Volé, on l’a volé !

Ce fut tout ce que put dire la jeune fille pour le moment, car elle s’affaissa aussitôt sur le sol, se tordant dans une épouvantable crise nerveuse.

À son tour, la servante dévouée de Mme Clavière se mit à crier : Au secours, au secours !

Ces cris d’appel furent entendus par le jardinier de Mme Joubert et son aide. Peu après ils arrivèrent dans le jardin de Mme Clavière, suivis de près par Mme Joubert elle-même, son valet de chambre et une de ses servantes.

Edmond Joubert était à Paris et ne devait revenir à Vaucresson que tard dans la soirée.

– On nous a volé notre enfant, on nous a volé notre enfant ! répétait en pleurant Mme Durand.

Elle ne répondait que cela aux questions qu’on lui adressait.

Cependant Louise avait été relevée et transportée dans le salon, sur un canapé, où Mme Joubert et sa servante lui donnaient des soins. On ne pouvait rien attendre de Mme Durand, ni lui rien demander dans l’état où elle était ; la pauvre femme, complètement hébétée, avait l’air d’une folle.

Le jardinier, son aide et le valet de chambre se livraient à des recherches dans la propriété. Ils trouvèrent, près de la chaise renversée, la ficelle qui avait ligotté les mains de la jeune fille et la pièce d’étoffe qui lui avait enveloppé la tête ; puis aussi l’ouvrage auquel travaillait la bonne, la pelote de coton et le crochet. Ils ramassèrent le tout. Ils allèrent jusqu’à la porte du jardin et remarquèrent facilement les traces du crochetage de la serrure.

La porte ayant été ouverte de l’intérieur, il était de toute évidence que le malfaiteur avait pénétré dans la propriété en franchissant le mur de clôture. Les trois hommes cherchèrent l’endroit où avait eu lieu l’escalade et l’eurent bien vite trouvé. Le mur présentait des rayures évidemment faites par des souliers, des morceaux de plâtre fraîchement détachés étaient sur le sol, de plus, quelques petites branches vertes cassées et l’empreinte sur la terre humide de deux pieds chaussés de souliers à larges semelles ne pouvaient laisser aucun doute.

Assurément, ces découvertes étaient intéressantes, mais en était-on plus avancé ?… Cela ne mettait pas sur la piste des ravisseurs de l’enfant.

Les appels au secours de Louise et de Mme Durand n’avaient pas été entendus seulement par les serviteurs de Mme Joubert ; ils étaient arrivés aux oreilles de cultivateurs qui travaillaient non loin de là. Ceux-ci avaient également laissé leur ouvrage et s’étaient groupés devant la maison où d’autres habitants de la commune, hommes et femmes, n’avaient pas tardé à arriver. Ils ne savaient rien encore et se demandaient :

– Qu’est-il donc arrivé chez Mme Clavière ?

La porte de service étant restée ouverte, quelques-uns, les plus hardis et peut-être aussi les plus curieux, pénétrèrent dans la cour. À ce moment revenaient les trois hommes qui avaient fouillé le jardin, et ce fut l’un d’eux qui apprit aux personnes qui demandaient à connaître la cause des cris entendus, que l’enfant de Mme Clavière venait d’être enlevé par un ou plusieurs audacieux coquins.

Il y eut des clameurs d’indignation, des cris de colère. Les femmes surtout, des mères, se montraient furieuses. Tout le monde était consterné.

On courut prévenir le maire, qui ne tarda pas à arriver avec le garde champêtre.

En moins d’un quart d’heure, l’enlèvement de l’enfant fut connu de tout le village, et de tous les côtés les habitants accouraient.

– Si nous avions des gendarmes, pourquoi n’avons-nous pas de gendarmes ?

Tout le monde disait cela.

Le curé, instruit du malheur par la rumeur publique, accourue son tour.

Il dit à ses paroissiens qui l’entouraient :

– Que faites-vous là ? Qu’est-ce que vous attendez ? Ne devriez-vous pas vous être mis déjà à la recherche des ravisseurs ? Partez donc, deux par deux, dans toutes les directions, parcourez les chemins, explorez les champs et qu’une douzaine d’entre vous organisent une battue à travers le bois. Ne perdez plus une minute, courez et voyez partout ; les misérables forcés de se cacher, d’éviter la rencontre des honnêtes gens, ne peuvent être très éloignés, espérons que vous pourrez les rejoindre.

Une trentaine d’hommes et plusieurs femmes s’armèrent de bâtons arrachés à la clôture voisine et se dispersèrent de tous les côtés.

Aujourd’hui, malgré toutes les précautions prises par l’ancien serrurier et son habileté, le rapt de l’enfant n’aurait pu s’effectuer avec autant de facilité : nous avons le fil électrique qui rapproche toutes les distances et même déjà, dans beaucoup de localités, le téléphone. Avec le télégraphe, en très peu de temps toutes les autorités d’un département peuvent être prévenues et les brigades de gendarmerie lancées dans toutes les directions. Mais à l’époque où se passait cet épisode de notre histoire, les villes seules, et encore les plus importantes, étaient reliées entre elles par des fils télégraphiques. Quand une commune, un village était favorisé d’un bureau télégraphique, il le devait à la richesse de son commerce, à l’importance de son industrie. Enfin, alors, il aurait été impossible de lancer assez tôt la gendarmerie sur toutes les routes, tous les chemins entre Vaucresson et Paris, de façon à arrêter au passage la voiture emportant l’enfant.

Quand le curé entra dans le salon de Mme Clavière, Louise, assise sur le canapé, racontait au maire, à Mme Joubert et à Mme Durand le terrible drame.

– Je n’ai rien entendu, rien vu, disait-elle ; je crois bien que c’était un homme, mais je ne peux pas l’affirmer. J’étais assise sur une chaise, travaillant à un entre-deux au crochet ; André, couché sur la pelouse, s’amusait à cueillir des pâquerettes.

Tout à coup, quelque chose que je sentis très-lourd me tomba sur la tête et je ne vis plus rien ; cette étoffe noire que voilà, enveloppait ma tête.

Je me rappelle avoir poussé un cri ; mais aussitôt je fus saisie au cou, renversée et je perdis connaissance.

Elle poursuivit en disant comment, ayant repris connaissance, elle s’était trouvée avec les mains liées derrière le dos et toujours la tête enveloppée de l’étoffe serrée autour de son cou avec une corde.

Elle raconta comment elle avait retiré ses mains du lien qui serrait ses poignets, comment ensuite elle s’était relevée et débarrassée du capuchon.

Elle dit son épouvante, son affolement quand elle ne vit plus l’enfant.

– Je m’imaginai, continua-t-elle, qu’il était tombé dans le bassin et que j’allais l’y trouver noyé. J’y courus à moitié folle, et je me remis un peu et je respirai avec bonheur en voyant que je m’étais trompée. Hélas ! je ne pensais pas alors que des méchants l’avaient emporté, qu’on l’avait volé ! Je le cherchai partout, dans la propriété, en l’appelant. Ce fut au fond du jardin, devant la porte, qui n’était plus fermée ni à clef, ni au verrou, que la clarté se fit en moi et que je compris tout.

La pauvre fille laissa échapper un gémissement, regarda avec une expression de douleur navrante les personnes qui venaient de l’écouter et fondit en larmes.

Mme Durand, affaissée sur un siège, les yeux démesurément ouverts, était comme pétrifiée.

Mme Joubert pleurait silencieusement, son mouchoir sur les yeux.

– Voilà un épouvantable malheur, monsieur le maire, dit le curé.

– Oui ; c’est affreux, monsieur le curé.

– Un certain nombre de nos braves habitants se sont lancés à la poursuite du ou des misérables.

– Ils ne les trouveront pas.

– Qui sait ?

– Malheureusement, monsieur le curé, il est près de trois heures et c’est à deux heures que le pauvre petit a été enlevé ; celui ou ceux qui ont fait le coup sont loin maintenant.

À ce moment, comme pour donner raison au magistrat municipal, le garde champêtre vint annoncer qu’un paysan, ayant quelque chose à dire à M. le maire, demandait à lui parler.

L’homme fut introduit dans le salon.

– Qu’avez-vous à me dire ? demanda le maire ; s’agit-il d’un renseignement au sujet de l’enlèvement du petit de Mme Clavière ?

– Oui, répondit le paysan.

– Parlez donc.

– Voici la chose, monsieur le maire : Sur le coup de deux heures, sortant de chez moi pour me rendre à mon champ, qui se trouve là-bas du côté de Garches, je passai devant la propriété de M. Rablot qui est, comme vous le savez, inhabitée. Une voiture était arrêtée là, une espèce de fiacre attelé d’un fort bon cheval, ma foi ; une des portières était ouverte et le cocher, un grand maigre, assez mal habillé, était sur son siège.

Tiens, me suis-je dit, qu’est-ce que c’est que cet équipage-là ?

Mais je remarquai que les fenêtres de la maison étaient ouvertes, je pensai que des personnes étaient venues visiter la propriété, qui est à louer, et je continuai mon chemin sans soupçonner autre chose.

Mais attendez, vous allez voir :

Je marchais sur la route, encore à une petite distance de mon champ, lorsque j’entendis derrière moi le bruit d’une voiture qui filait à fond de train.

Je me retournai et je reconnus l’équipage que je venais de voir devant la maison de M. Rablot.

Je me mis de côté pour laisser passer.

Les stores d’étoffe de la voiture étaient baissés, mais celui de mon côté avait un morceau déchiré qui pendait, découvrant une partie de la vitre.

La voiture passa rapidement, mais pas assez pour m’empêcher de jeter un coup d’œil à l’intérieur.

– Et vous avez vu ?

– Une femme, qui tenait sur ses genoux un enfant qui avait l’air de dormir.

Mme Durand se dressa comme sous l’action d’une pile électrique.

– Ah ! la gueuse, la scélérate ! exclama-t-elle.

Les autres personnes se regardèrent.

– Bien sûr, monsieur le maire, ajouta le paysan, c’était le petit de Mme Clavière.

Il y eut un moment de silence.

– Sans aucun doute, reprit le maire, la femme n’était pas seule pour faire le coup, un homme était avec elle et le cocher est un troisième complice.

– Cela me paraît certain, dit le curé.

– Vous voyez que je ne me trompais pas, les scélérats sont loin maintenant.

– Au moins à quatre lieues d’ici, opina le paysan, si le cheval n’a pas ralenti sa marche.

– Et Mme Clavière est absente, fit le maire, ne pourrait-on pas la faire prévenir ?

– Ah ! la malheureuse, s’écria Mme Durand en agitant ses bras au-dessus de sa tête, elle ne reviendra que trop tôt.

– Mon devoir, monsieur le curé, reprit le maire, est d’informer immédiatement le parquet de Versailles de ce grave événement ; c’est tout ce que je peux faire pour l’instant.

– Faites donc, monsieur le maire.

On donna au magistrat municipal du papier, une plume et de l’encre et, sur la table du salon, il écrivit son rapport au procureur impérial.

Le pli fut remis au garde champêtre, qui partit aussitôt pour Versailles.

En même temps que le maire et le curé, Mme Joubert se retira.

On avait adressé des paroles de consolation à Mme Durand et à Louise, mais les pauvres femmes ne pouvaient pas, ne voulaient pas être consolées.

Elles restèrent seules pour pleurer et gémir en face l’une de l’autre.

Dans la rue, devant la maison, il y avait toujours un groupe de personnes qui gesticulaient et parlaient avec animation de l’enlèvement du petit André.

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