XV Un autre drame

Mme Clavière était arrivée à la maison maternelle à deux heures et demie.

Comme toujours, la mère Agathe était venue la recevoir au bas du perron.

Quand elles se furent assises dans le salon, la jeune femme sur un canapé, la religieuse dans un fauteuil, Mme Clavière s’empressa, de demander des nouvelles des enfants.

– Ils vont bien tous, nos chéris, répondit mère Agathe, et depuis trois jours nous avons un nouveau pensionnaire.

– Un petit garçon ?

– Oui, madame, un joli petit garçon, qui est dans sa cinquième année.

– Ah ! Et comment vous est-il venu ?

– C’est une histoire navrante, votre cœur en sera douloureusement touché, et, comme nous, vous vous intéresserez au pauvre petit.

– C’est un abandonné ?

– Hélas ! oui, un abandonné et bientôt un orphelin, car sa malheureuse mère, a dit le bon docteur Abel, n’a plus que quelques jours à vivre.

– Alors c’est notre vieil ami qui vous a envoyé l’enfant ?

– Non, madame.

– Permettez-moi de vous le dire, ma sœur, je ne comprends pas bien.

– Aussi je vais vous raconter ce qui s’est passé.

– J’écoute, ma sœur.

– Mardi soir, vers six heures, en sortant de la maison, après sa visite à nos enfants, notre jeune docteur trouva une femme jeune encore, assez convenablement vêtue, étendue tout de son long devant la grille et ne donnant plus signe de vie. La malheureuse tenait dans ses bras, serré contre sa poitrine, un enfant qui, après avoir beaucoup pleuré, sans doute, s’était endormi.

Tout d’abord, le docteur crut que la jeune femme avait cessé de vivre, mais l’ayant mieux examinée, il vit qu’elle respirait encore ; toutefois il y avait urgence à lui donner les soins que son triste état réclamait.

L’enfant s’était brusquement réveillé et poussait des cris à fendre l’âme.

Le docteur sonna, la petite porte se rouvrit et il appela.

Nous accourûmes, trois de nos sœurs et moi.

Je pris le pauvre petit dans mes bras, pendant que les sœurs aidaient le docteur à relever la malheureuse qui fut transportée ici, dans ce salon, et couchée provisoirement sur un matelas vite apporté par une converse.

– Vous l’avez gardée, n’est-ce pas ? vous l’avez gardée ?

– Oui, madame ; l’humanité nous imposait le devoir de lui donner asile dans cette maison de paix et de consolation.

– Bien. Vous lui avez donné une chambre ?

– La plus grande des deux chambres contiguës à l’infirmerie des petits garçons.

– C’est bien elle qui est la mère de l’enfant ?

– Oui, madame.

– Tout à l’heure, je ferai une visite à cette pauvre mère.

– Elle sait que vous venez aujourd’hui et elle vous attend, car j’ai dû lui promettre que vous la verriez.

– Ainsi, ma sœur, vous lui avez parlé de moi ?

– J’ai cru devoir, pour la tranquilliser et dissiper ses inquiétudes mortelles, lui donner l’assurance que la fondatrice de notre œuvre, dont le cœur a reçu la grâce du Seigneur, s’intéresserait particulièrement à son enfant.

– C’est bien, ma sœur, veuillez reprendre votre récit.

– Le docteur s’empressa de donner des soins à la malheureuse et, au bout d’un certain temps, parvint à la rappeler à la vie. On la plaça dans un fauteuil où elle ne tarda pas à reprendre entièrement connaissance.

Son regard, encore voilé, cherchait autour d’elle.

Tout à coup elle laissa échapper un cri, voulut se dresser debout, mais retomba lourdement sur le fauteuil. Alors, les yeux étincelants de fièvre, elle tendit à son fils ses bras ouverts. C’était vers lui qu’elle avait voulu s’élancer.

Jusqu’alors j’avais retenu l’enfant près de moi ; le pauvre petit ne criait plus ; mais, avec de grosses larmes dans les yeux, il regardait sa mère avec une expression de douleur navrante.

Je lâchai sa petite main, qui tremblait dans la mienne, et aussitôt il bondit dans les bras de sa mère, qui l’étreignit fortement et se mit à le dévorer de baisers.

– Pauvre mère, pauvre petit ! murmura Mme Clavière en essuyant ses yeux noyés de larmes.

– Le tableau était touchant et nous tirait des larmes, poursuivit la mère Agathe ; j’examinai plus attentivement la malheureuse et fus frappée de son air distingué ; malgré sa pâleur mate, son affreuse maigreur et son visage flétri, déjà sillonné de rides précoces, je pouvais juger, à la régularité, à la finesse des traits qu’elle avait dû être fort jolie. Les malheurs, les souffrances de toutes sortes l’ont à ce point vieillie que je lui donnais au moins trente-cinq ans, quand, en réalité, elle n’a que vingt-huit ans.

« – Cette femme est bien malade, me dit tout bas le docteur ; complètement épuisée, il n’y a plus en elle qu’un souffle de vie ; elle a beaucoup et longuement souffert, souffrances physiques et morales, celles-ci plus horribles que les autres ; c’est un cœur meurtri, déchiré, une âme brisée ; la malheureuse n’a pas toujours mangé quand elle avait faim ; ce soir elle est tombée d’inanition, peut-être n’a-t-elle pas mangé depuis quarante-huit heures. »

– Oh ! fit Mme Clavière.

– Hélas ! madame, c’était la vérité.

– C’est affreux !

– Immédiatement, je fis apporter un bol de bouillon gras que le docteur lui fit prendre lentement, par cuillerées. On avait aussi donné à manger à l’enfant, qui mordait à belles dents dans son pain et un morceau de viande.

Du regard, la mère nous remerciait. Et avec quelle expression de reconnaissance !

Entre deux cuillerées de bouillon, elle regardait son fils et, le voyant manger de si bon appétit, ses traits s’animaient et un sourire intraduisible glissait sur ses lèvres pâles.

Avant de nous quitter, le docteur nous dit :

« – Dans deux heures elle pourra manger un œuf sur le plat, une aile de poulet et boire un verre de vieux bordeaux. »

Ne voulant pas la séparer de son fils, nous avons mis dans sa chambre un petit lit pour l’enfant. Le cher petit est très sage, très obéissant, d’une grande sensibilité et paraît doué d’une rare intelligence. En ce moment, il est dans la cour et joue avec ses futurs petits camarades.

Mercredi et jeudi, notre malade était si faible qu’elle ne pouvait pas parler. Cependant, grâce aux soins qui lui furent donnés, elle a repris un peu de force. Jeudi soir elle a pu causer une minute avec M. Chevriot et hier, dans la journée, elle a répondu à quelques questions que je lui ai adressées.

Sentant qu’elle n’avait plus longtemps à vivre, elle se demandait avec effroi ce que deviendrait son enfant quand elle n’y serait plus elle frissonnait en pensant qu’il serait conduit chez un commissaire de police qui l’enverrait à la grande maison des enfants assistés.

Malade depuis très longtemps déjà, son mal s’aggrava et il ne lui fut plus possible de travailler. En retard de deux termes de loyer, elle fut expulsée par un propriétaire sans pitié, qui s’empara d’une partie de son mobilier ; elle vendit le reste et se réfugia dans une chambre d’hôtel, un trou presque noir, au cinquième étage.

Elle avait quelques reconnaissances du Mont-de-Piété, provenant de divers objets engagés l’année précédente, elle les vendit afin de ne pas voir son enfant mourir de faim. Mais le produit de la vente des reconnaissances s’en alla vite. Elle n’avait plus de linge, plus rien ; il ne lui restait qu’une robe pour se vêtir. Elle était au dernier échelon de la misère.

On lui parla alors de la maison hospitalière de Boulogne, et elle se dit « : – Je donnerai mon enfant à ces bonnes religieuses, et moi, tranquillisée sur le sort du cher innocent, je m’en reviendrai ici pour y mourir de douleur et de faim. »

Le lundi et le mardi elle n’avait pas mangé, n’ayant plus que pour acheter du pain à l’enfant.

Elle sortit de sa chambre à deux heures de l’après-midi et se dirigea vers Boulogne, tantôt portant le petit, tantôt le faisant marcher quand elle-même sentait ses jambes fléchir.

Mais de la rue Saint-Maur, où elle demeurait, à Boulogne, la route est longue. Quand elle arriva en vue de notre maison, elle n’en pouvait plus ; elle avançait en chancelant, tenant son enfant par la main, le traînant presque, tellement les jambes du pauvre petit étaient lasses.

Elle vint jusqu’à la porte et n’eut pas la force de lever la main pour sonner.

Depuis un instant l’enfant pleurait et ne cessait pas de crier :

« – Maman, maman, prends-moi ! »

Pour le consoler, elle le prit. Au même instant elle eut un étourdissement, sa vue s’obscurcit, ses oreilles bourdonnèrent et elle tomba à l’endroit où, quelque temps après, le docteur la trouva.

La mère Agathe cessa de parler.

Pendant quelques instants Mme Clavière resta immobile, la tête inclinée, ayant l’air de réfléchir profondément.

Elle songeait sans doute à cette implacable fatalité qui poursuit à outrance, sans répit, ceux qu’elle a choisis pour victimes.

– Ah ! ma sœur, dit-elle en relevant la tête, il y a de bien grandes misères sur la terre.

– Hélas ! fit la religieuse en joignant les mains.

– Ma sœur, reprit la jeune femme, avant de faire une visite à la mère, je désire voir l’enfant ; veuillez, je vous prie, me le faire amener.

La supérieure se leva, sortit du salon et reparut au bout d’un instant, tenant le petit garçon par la main.

Mme Clavière le fit placer devant elle, et, très émue, le regarda silencieusement. Ensuite, prête à pleurer, elle l’attira dans ses bras et lui mit un baiser sur le front.

– Comment t’appelles-tu, mon cher petit ? lui demanda-t-elle.

– Je m’appelle Édouard.

– Aimes-tu bien ta maman ?

– Oh ! oui, je l’aime bien, ma maman.

Puis tristement il reprit :

– Elle est malade, maman.

– Veux-tu que nous allions la voir ?

– Oui, oui ! s’écria l’enfant.

Mme Clavière se leva et, prenant la main du petit :

– Eh bien, viens, dit-elle.

La religieuse les accompagna jusqu’à la porte de la chambre de la malade, qu’elle ouvrit ; et après avoir dit : – Veuillez entrer, madame, elle s’éloigna.

L’enfant s’était élancé vers le lit de sa mère ; celle-ci allongea ses bras décharnés et aida le petit à grimper sur le lit où il se blottit aussitôt comme le jeune oiseau frileux qui ne se sent bien que sous l’aile protectrice de sa mère.

Mme Clavière s’était approchée du lit sous les yeux ardents de la malade qui la dévisageait sans chercher à dissimuler sa surprise.

– Madame, prononça Mme Clavière, on m’a dit que vous aviez témoigné le désir de me voir et que vous m’attendiez.

La femme fit un effort et se souleva.

– Quoi ! s’écria-t-elle, c’est vous, madame, qui êtes la fondatrice de cette maison bénie !

– Quelques bons amis m’ont aidée dans cette œuvre.

La malade tourna ses yeux vers le ciel.

– Oh ! fit-elle, si jeune et faire tant de bien ! Mon Dieu, je vous remercie d’avoir fait naître des créatures à votre image !

Elle resta un instant silencieuse, puis, arrêtant son regard sur Mme Clavière, elle reprit :

– Dieu, madame, vous a donné la beauté de ses anges et vous devez en être un qu’il a fait descendre sur la terre pour rassurer les inquiets, soulager les souffrants, consoler les désolés… Ah ! madame, qu’il vous y laisse longtemps, qu’il vous conserve à ces pauvres enfants dont vous voulez bien être la mère !

Mme Clavière lui avait pris la main. Cette main était brûlante de fièvre.

– Si Dieu me rappelait à lui, répondit la jeune femme avec émotion, mon œuvre ne serait pas détruite : le sort des enfants de cette maison est assuré.

– Et vous acceptez mon petit Édouard !… Ah ! dites-moi qu’on le gardera ici !

– Votre enfant, madame, est de la maison depuis le jour où il y est entré ; vous seule avez le droit de l’en faire sortir, de le reprendre.

– Oh ! le reprendre, fit-elle d’un ton douloureux, ce serait donc pour l’emporter avec moi dans la tombe !

– De grâce, madame, éloignez de vous la pensée de la mort.

– Je dois, au contraire, l’avoir constamment cette pensée, car mes jours sont comptés.

– Non, non ; vous serez bien soignée ici, on vous guérira.

– Je ne peux plus me faire illusion, répliqua-t-elle en secouant la tête, je sens bien que ma vie s’en va.

Soudain ses traits s’animèrent et ses prunelles brillantes parurent se dilater.

– Madame, reprit-elle, d’une voix suppliante, permettez-moi de vous recommander mon enfant ; c’est pour cela que j’ai si vivement désiré vous voir. Ah ! au nom de ce que vous aimez le plus au monde, promettez-moi, madame, de veiller sur mon fils, promettez-moi de ne jamais l’abandonner.

Mme Clavière ne put s’empêcher de tressaillir ; on évoquait son amour pour son fils !… Et à cette femme, à cette inconnue qui venait de faire vibrer en elle la corde maternelle, elle répondit :

– Je veillerai sur votre, fils, je suivrai ses pas dans la vie et je vous promets plus encore : je l’aimerai !

Le visage de la malade devint rayonnant.

– Ah ! s’écria-t-elle avec exaltation, le Dieu de miséricorde et de bonté a entendu ma prière et l’a exaucée… Merci, madame, merci ; vos paroles sont le viatique que j’attendais… Maintenant, je vais pouvoir mourir tranquille. Ah ! pourquoi ne puis-je descendre de ce lit pour tomber à vos genoux !

– Calmez-vous, lui dit doucement Mme Clavière, cette agitation vous est nuisible, elle épuise vos forces.

– Et j’en ai besoin pour parler encore. Madame, c’est la bonté de Dieu qui est en vous. Vous me traitez comme votre égale, et pourtant je ne suis qu’une malheureuse, ramassée par charité, une inconnue pour vous.

– Vous êtes mère, vous aimez votre enfant ; cela me suffit, je vous connais.

– Voilà la charité dans ce qu’elle a de plus élevé. Mais il faut, madame, il est nécessaire, peut-être dans l’intérêt de mon enfant, que vous me connaissiez mieux ; je vais vous dire ce que j’ai été avant d’être la malheureuse que je suis aujourd’hui.

*

* *

Après s’être un instant recueillie, la malade poussa un long soupir et reprit la parole.

– Mon prénom est Marceline, je suis née à Bordeaux et j’appartiens à une ancienne famille de négociants en vins et spiritueux, honorablement connue dans la Gironde.

Mon père se nommait Antoine Rondac. C’était un brave et honnête homme qui, ayant à cœur de bien faire ses affaires, travaillait beaucoup.

Presque pauvre, il avait commencé modestement ; mais il était estimé, la clientèle lui était venue et il se voyait sur le chemin de la fortune.

Il avait pour ma mère, qui le secondait dans son travail, une grande affection, et il adorait ses deux filles, car j’ai une sœur de huit ans moins âgée que moi.

Après avoir fait ma première communion, à onze ans, je fus placée dans le meilleur pensionnat de la ville où une éducation convenable me fut donnée et où j’acquis en même temps une instruction suffisante.

Mais le malheur allait nous frapper cruellement. Je venais d’avoir mes quinze ans lorsque ma mère mourut après quelques jours de maladie seulement. Ce fut un très grand chagrin pour mon père qui, bientôt, ne s’occupa plus aussi activement de son commerce. Ma mère, qui avait été son guide et son plus sûr conseiller, n’étant plus là pour l’arrêter, il se lança dans des spéculations hasardeuses qui tournèrent mal. Non seulement la prospérité de notre maison avait disparu, mais, rapidement, et sans qu’il pût remonter le courant qui l’entraînait, mon malheureux père marchait vers la ruine.

La mort de ma mère nous avait été fatale.

J’étais arrivée à dix-huit ans et depuis un an j’avais quitté le pensionnat où ma sœur m’avait remplacée.

Le jour arriva où mon père fut à bout ; impossible d’éviter la faillite ; il allait être forcé de déposer son bilan après avoir constaté que le chiffre de l’actif était très inférieur à celui du passif.

Le désespoir s’empara de lui et dans un moment d’égarement, de folie, il se brûla la cervelle.

– C’est horrible prononça Mme Clavière.

– Oui, madame, horrible. Ce fut moi qui aidai à relever le malheureux couvert de sang, le crâne ouvert. Je frissonne à ce souvenir.

Après une pause, elle continua :

– Ma sœur Antoinette et moi étions orphelines et ruinées, car les créanciers s’emparèrent de tout et il ne nous resta que notre linge et nos effets d’habillement.

Nous avions un oncle maternel, M. Robert Teissier, également négociant en vins à Bordeaux, mais qui, plus heureux que mon père, faisait depuis vingt ans de très brillantes affaires. D’abord il avait épousé une jeune fille qui lui avait apporté en dot, outre une forte somme d’argent comptant, le beau vignoble de La Tour-Vauret dans le Haut Médoc ; ensuite deux héritages qu’il avait recueillis, au détriment de sa sœur, disait-on, lui avaient permis d’étendre ses opérations dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique.

Ses chais étaient les plus grands et les plus riches de la ville. Il possédait plusieurs navires qui étaient constamment sur mer chargés de barriques. Enfin on le disait plusieurs fois millionnaire.

Sa femme, qui avait beaucoup contribué à l’enrichir, était morte sans enfant après avoir testé en sa faveur, ce qu’elle avait pu faire n’ayant plus aucun proche parent, et trois ans après il s’était remarié, à quarante-six ans, avec une jeune fille absolument sans fortune, mais qui avait vingt ans et la beauté du diable.

Ma tante Teissier – la première – était une excellente personne : elle avait de l’amitié pour ma mère et une grande affection pour ma sœur et moi. Bien certainement, si elle avait vécu, elle aurait exigé de son mari qu’il sauvât mon père. Hélas ! le proverbe le dit : « Les bons s’en vont ». La seconde Mme Teissier ne ressemblait en rien à la première dont elle avait pris la place, et si mon oncle avait eu l’intention de venir au secours de son beau-frère, elle l’en aurait empêché. Le malheureux était et doit être encore si complètement dominé par cette femme impérieuse, volontaire et acariâtre qu’il n’est plus rien dans sa maison ; il faut qu’il voie comme elle et dise comme elle, qu’il veuille ce qu’elle veut ; c’est à ce point qu’elle lui ferait trouver rouge ce qui est de couleur blanche.

Notre oncle Teissier devint notre tuteur, et comme sa femme et lui, à cause du monde, ne pouvaient pas nous abandonner à la charité publique, ils me firent venir chez eux et continuèrent à payer les trimestres de la pension d’Antoinette.

Ce qu’une pauvre fille sans soutien, sans défenseur peut souffrir, je l’endurai auprès de ma tante ; elle fit de moi son souffre-douleur ; à chaque instant elle me faisait cruellement sentir que j’étais à sa charge et cependant je m’efforçais de me rendre utile dans la maison où l’on m’employait comme une domestique. Hélas ! les domestiques étaient mieux traités que moi et j’enviais leur sort.

Tout en moi déplaisait à ma terrible tante. J’étais assez jolie, elle prétendait que j’étais affreusement laide. La Guenon était un des noms qu’elle aimait me donner. J’avais une certaine instruction, mais pour elle j’étais une buse. Je jouais assez bien du piano ; ce n’était pas vrai, je tapotais sur les touches comme une idiote, je ne connaissais même pas mes notes. Je ne savais rien dire, je ne savais rien faire, je n’étais qu’une propre à rien.

Je ne savais rien faire parce que tout ce que je faisais était mal quand même. Je ne savais rien dire parce que dès que j’ouvrais la bouche, on m’ordonnait brutalement de me taire ; j’étais condamnée à un mutisme absolu.

Dans les commencements, croyant devoir à ma tante de la reconnaissance, je me montrai soumise, prévenante et sincèrement affectueuse.

« – C’est de l’hypocrisie, de la fausseté, disait Mme Teissier en me repoussant. » Elle me fit ainsi rudement comprendre que je ne parviendrais jamais à conquérir son affection. Loin de là, tout ce que j’avais fait et essayais de faire encore pour lui être agréable ne servait qu’à augmenter la haine qu’elle m’avait vouée.

Oui, elle me haïssait. Pourquoi ? Parce que j’étais plus jeune, plus jolie qu’elle et que les personnes qui venaient à la maison me remarquaient, me complimentaient ; parce que j’étais instruite et qu’elle était ignorante ; parce qu’elle était rousse et que j’avais les cheveux noirs.

Jalouse de moi, sa jalousie avait fit naître sa haine.

J’avais la taille svelte, élancée, gracieuse, aussi me faisait-elle faire des robes dans lesquelles je ressemblais à un magot. Et elle s’écriait, me montrant à sa femme de chambre :

« – Voyez donc ça, comme c’est fagoté ! »

Elle ne me maltraitait pas seulement par des paroles ; souvent, pour un oui, pour un non, pour rien elle me frappait. Je n’avais qu’une ressource : me retirer à l’écart, dans un coin sombre, pour pleurer. À qui pouvais-je confier mes peines ? Mon oncle ne voyait rien, n’entendait rien ou, plutôt, il laissait faire. Si je m’étais plainte à lui, il m’aurait donné tort.

Par contre, ma sœur était la chérie de Mme Teissier, qui l’appelait l’enfant de son cœur. Elle portait Antoinette aux nues, elle en était coiffée.

Elle avait une intelligence rare, beaucoup d’esprit ; elle était gracieuse, charmante, adorable. Il n’y avait jamais rien d’assez beau pour elle, et quand Mme Teissier se mettait à l’embrasser, ça n’en finissait plus.

Pour l’avoir constamment auprès d’elle et toute à elle, elle l’avait retirée du pensionnat et la faisait instruire à la maison par des professeurs du lycée, sans compter une institutrice à demeure qu’elle lui avait donnée.

Comme la première Mme Teissier, elle était sans enfant et n’espérait plus en avoir. Elle disait à tous ceux qui voulaient l’entendre : « Antoinette est ma fille, je l’ai adoptée. » Et mon oncle répétait : « Antoinette est notre fille, nous l’avons adoptée. »

Oh ! je n’étais pas jalouse de l’affection dont ma sœur était l’objet ; j’étais heureuse, au contraire, de la voir ainsi choyée, caressée, mise dans du coton. Mais une grande douleur, la plus cruelle de toutes, m’était encore réservée : je m’aperçus que ma sœur ne m’aimait pas. Sous l’influence funeste de Mme Teissier, elle me traitait, moi, sa sœur et son aînée, comme une servante de basse-cour, avec hauteur et arrogance ; dans ses paroles et son attitude il y avait du dédain et plus encore que du dédain, une sorte de mépris.

Mme Teissier avait versé goutte à goutte le poison de sa haine dans l’âme d’Antoinette ; elle m’avait aliéné le cœur de ma sœur.

– Mais c’est monstrueux, cela ! s’écria Mme Clavière.

– Pourtant, madame, Antoinette n’était pas née méchante, elle m’avait aimée ; j’en suis encore à me demander comment on a pu, si facilement et si vite, la détourner de sa sœur qui avait toujours eu pour elle la plus vive tendresse.

Après un moment de silence, la malade continua :

– J’étais arrivée à l’âge de vingt et un ans.

Mon oncle avait parmi ses employés un jeune homme de vingt-neuf ans appelé Ernest Lebel. Nous nous voyions assez souvent et je m’étais aperçue qu’il me prenait en pitié et s’indignait des odieux traitements qu’on me faisait subir. Je me sentis attirée vers lui comme lui-même était attiré vers moi. Nous nous aimâmes. Le jour où il me fit l’aveu de son amour je mis ma main dans la sienne et lui répondis :

« Je serai heureuse d’être votre femme, car je vous aime. Demandez-moi à mon oncle ».

Il fit sa demande le jour même. Le lendemain, Mme Teissier m’ordonna de faire un paquet de mes hardes et de sortir au plus vite de la maison.

Elle ne voulait pas, ajouta-t-elle, avoir plus longtemps chez elle une dévergondée de mon espèce.

J’étais chassée, chassée comme une voleuse ou une fille de rien ; mais c’était une délivrance.

Ernest me donna une lettre pour sa tante, vieille dame qui demeurait à Orléans, et l’argent qui m’était nécessaire pour faire le voyage. J’arrivai à Orléans ou quelques jours après mon fiancé vint me retrouver. Mon oncle ne l’avait pas congédié ; au contraire il voulait, lui ou plutôt sa femme, le garder en doublant ses appointements ; c’était Ernest qui avait donné sa démission.

Il m’apprit pourquoi Mme Teissier avait été si furieuse de sa demande en mariage. Elle avait trouvé le commis de son mari fort à son goût et lui avait fait certaines avances très significatives ; elle était allée jusqu’à le recevoir dans son salon, à sa table, se berçant de l’espoir d’en faire son amant.

Dans son entourage tout le monde savait qu’elle trompait indignement l’homme à qui elle devait tout et qui n’avait commis qu’une grosse faute : celle de l’épouser.

Mon fiancé et moi nous écrivîmes à mon oncle une lettre respectueuse pour le prier, de nous donner, en sa qualité de tuteur, son consentement à notre mariage.

Pendant quinze jours nous attendîmes vainement une réponse. Nous renouvelâmes notre demande et quinze jours s’étant encore écoulés dans une inutile attente, je fis une première sommation légale. Cette fois, mon oncle ne fit plus la sourde oreille, et sans attendre la seconde sommation, contraint et forcé, il m’envoya son consentement.

Il prit même la peine de m’écrire, probablement sous la dictée de sa femme. Il me disait que je pouvais faire tout ce que je voulais, que, dans aucun cas, je n’avais plus à compter sur lui et que je n’étais plus de sa famille.

Comme vous le voyez, madame, la haine de Mme Teissier ne cessait pas de me poursuivre.

Je me mariai et l’année suivante je donnai le jour à cet enfant, mon Édouard.

Nous étions à Paris où mon mari avait trouvé un emploi. Il gagnait deux cents francs par mois, c’était assez. Après nous être convenablement meublés et avoir acheté à peu près tout ce qui nous était nécessaire, étant tous deux très économes, nous espérions pouvoir mettre chaque mois un peu de côté. Ah ! nous ne voyions pas l’avenir en noir ; nous nous aimions, nous adorions notre bébé, nous étions heureux.

Mais hélas ! pour tous la vie a ses mécomptes. Un jour mon mari s’alita ; la maladie qui se déclara était une fluxion de poitrine. Jour et nuit, pendant deux longs mois, je le soignai. Il guérit et reprit son travail.

Malheureusement quelques mois plus tard il eut un refroidissement.

« Ce n’est qu’une courbature, disait-il, un petit rhume ».

Et il ne cessa pas d’aller à son bureau.

Au bout de quelque temps, le voyant dépérir et tousser d’une façon alarmante, je consultai un médecin. Il n’osa pas me dire quel était le mal qui tuait lentement mon mari, mais je l’avais deviné : le père de mon enfant était phtisique.

Aussi longtemps qu’il put se traîner, il fit son devoir chez son patron ; coûte que coûte, il fallait gagner le pain quotidien. Mais cette affreuse maladie, qui ne pardonne jamais, faisait des progrès rapides. À la fin tout travail lui devint impossible. Son emploi fut donné à un autre. Il vécut six mois encore, six mois de souffrances et de misère.

Cependant je m’étais mise à travailler ; on me donnait des ouvrages de couture à faire chez moi, ce qui me permettait d’être constamment près de mon mari, de le soigner. Je gagnais en moyenne deux francs par jour, en veillant fort tard. Mais qu’était-ce que cela pour une femme et un enfant avec un malade ? Ma santé s’affaiblissait, je m’épuisais.

Quand je vis approcher le dénouement fatal, j’écrivis à mon oncle ; je le suppliai de me donner un secours. Il ne me répondit même pas.

Alors j’écrivis à ma tante et ensuite à ma sœur. Rien. Ah ! c’était bien vrai, je n’étais plus de leur famille, j’étais maudite !

J’engageai au Mont-de-Piété les quelques bijoux que je possédais pour faire enterrer mon pauvre mari. C’était l’année dernière, à la chute des feuilles.

Quel hiver mon enfant et moi ayons passé ! Jamais de feu et souvent pas de pain. Et dans un travail ingrat j’usais ma vie, ma pauvre vie que je savais si précieuse pour mon enfant ! il ne me reste plus qu’à vous dire, madame, comment et pourquoi mon fils et moi sommes ici.

– Ne vous fatiguez pas inutilement, ce que vous avez à me dire encore, je le sais, sœur Agathe me l’a appris. Mais quand, expulsée de votre logis, vous vous êtes trouvée dans cette épouvantable détresse, n’avez-vous donc pas fait une nouvelle tentative auprès de vos parents afin de les apitoyer sur votre malheureux sort ?

La malade eut un sourire amer.

– J’ai encore écrit trois lettres à quelques jours de distance, répondit-elle.

– Et on ne vous a pas répondu ?

– Rien.

– C’est odieux !

– Mon oncle, ma tante et ma sœur ont un morceau de marbre à la place du cœur. Ah ! madame, s’écria-t-elle avec une flamme dans le regard, même s’ils le réclamaient, qu’on ne leur donne pas mon enfant !

– Soyez tranquille, vous nous avez confié votre cher petit, nous le garderons et il restera ici jusqu’au jour où il sera placé dans une maison sûre où il apprendra à travailler afin d’être plus tard un homme utile.

Et puis je tiendrai la promesse que je vous ai faite, si Dieu ne me rappelle pas trop tôt à lui, je veillerai sur l’avenir de votre fils et l’aiderai à tracer son chemin dans la vie.

Marceline Lebel saisit une des mains de Mme Clavière et la porta pieusement à ses lèvres. Le petit Édouard, qui était resté assez longtemps appuyé sur ses coudes, ses grands yeux intelligents fixés sur la dame en noir, venait de s’endormir, la tête posée sur le sein de sa mère.

Celle-ci tira de dessous son oreiller une enveloppe cachetée qu’elle tendit à Mme Clavière, en disant :

– Veuillez prendre ceci, madame.

– Qu’est-ce ?

– Un papier que j’avais préparé avant de me rendre à Boulogne et que je pensais remettre à la personne qui recevrait mon enfant. Sur ce papier, madame, j’ai écrit des indications qui, plus tard, pourront être utiles à mon fils. Je dis que sa naissance a été inscrite sur le registre de l’état civil de la mairie du XIe arrondissement, qu’il a été vacciné ; je fais connaître l’église où il a été baptisé. Ensuite je nomme tous les membres de sa famille :

Son père, Jules-Ernest Lebel.

Moi, Edmée-Marceline Lebel, née Rondac.

Mon père, Édouard-Antoine Rondac.

Ma mère, Jeanne-Eugénie, Rondac, née Teissier.

Mon oncle, Robert Teissier.

Ma tante, Adèle Teissier, née Lubert.

Ma sœur, Julie-Antoinette Rondac.

J’ajoute que ces derniers demeurent actuellement à Bordeaux : Je ne dis pas autre chose ; rien de ma douloureuse histoire, rien sur la situation de fortune de mes parents. Si mon fils a besoin de savoir un jour de quelle famille il sort, ce papier pourra alors lui être remis et il sera renseigné.

Et si encore un jour, madame, vous jugez utile de lui faire connaître les malheurs de sa mère, vous pourrez lui raconter l’histoire de ma vie, qui aura été, hélas ! si courte pour lui.

Mme Clavière glissa le papier dans le corsage de sa robe.

Elle resta quelques instants encore avec la malade, puis elle l’embrassa et mit un baiser sur le front du petit Édouard, sans le réveiller, avant de les quitter pour aller faire, comme d’habitude, sa visite aux petits garçons et aux petites filles de la maison maternelle. Il était près de six heures lorsqu’elle sortit de l’établissement, péniblement impressionnée, et remonta dans son coupé pour revenir à Vaucresson.

Elle se disait :

– Le docteur Abel ne lui donne plus que quelques jours à vivre, peut-être ne la reverrai-je plus. Pauvre mère ! Oh ! oui, je veillerai sur ton fils !… Tu peux mourir en paix !…

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