XIII Le borgne

Joseph Gallot et trois de ses dignes camarades s’étaient réunis un soir pour une attaque nocturne. Le coup était prémédité depuis quelques jours et la victime désignée.

Il s’agissait de dévaliser un brave homme, caissier dans une maison de commerce, qui avait la mauvaise habitude d’avoir toujours sur lui une somme assez importante et la non moins fâcheuse habitude de s’attarder à son café où l’on jouait la poule.

Nos escarpes savaient cela et étaient à peu près certaine que l’affaire serait excellente.

Après s’être assurés que leur homme était encore à minuit au café, ils allèrent s’embusquer dans une des rues sombres où il devait passer pour rentrer à son domicile.

Un peu avant une heure, la lumière d’un bec de gaz projeta la silhouette du caissier sur la façade d’une maison. La rue était déserte, pas une boutique éclairée, pas même, au loin, le bruit des pas d’un sergent de ville faisant sa ronde.

Un des bandits serra fortement le gourdin qu’il avait à la main.

Le caissier passa.

Aussitôt, l’homme au gourdin sortit de l’ombre et d’un coup violent asséné sur la tête, étendit le malheureux retardataire sur le pavé.

Les quatre misérables se jetèrent sur leur victime, qui avait perdu connaissance, s’emparèrent en un clin d’œil de son portefeuille, de son porte-monnaie, de sa montre et de sa chaîne et prirent la fuite de différents côtés. Mais une heure plus tard ils se retrouvaient dans un des cabarets borgnes où ils se réunissaient d’habitude et où ils passèrent le reste de la nuit à boire et à jouer.

Comme ils en étaient convaincus d’avance, ils avaient fait un bon coup. Le partage de la dépouille donna à chacun deux cent cinquante et quelques francs. Quant à la chaîne et à la montre, l’homme au gourdin les garda pour les vendre au profit de l’association.

Gallot était riche, plus riche qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Elle arrivait bien et à propos, cette bonne aubaine qu’il attendait. Enfin, il allait donc pouvoir mettre à exécution le projet qu’il avait conçu d’enlever le petit André. Alors, s’il réussissait, et il devait réussir, il aurait une fortune, son rêve.

Il rentra au jour, sans rien dire à la Chiffonne, qui faisait semblant de ronfler, se coucha à côté d’elle et dormit trois bonnes heures, comme un homme qui n’a rien de lourd sur la conscience.

Il se leva pour déjeuner avec la Chiffonne, qui était sortie du lit dès qu’elle l’avait vu endormi, afin de le laisser mieux reposer.

Il se montra d’une amabilité si peu ordinaire que la femme en devint inquiète.

Qu’allait-il donc lui demander, exiger d’elle ? Il lui disait des douceurs, la taquinait, lui pinçait le nez, le menton, lui tapait sur les joues en riant et en lui disant :

– Allons, ma chatte, fais un peu risette à papa.

Il lui mit sous les yeux deux billets de banque et des pièces d’or.

– Où as-tu eu cet argent ? demanda-t-elle.

– Un ami d’autrefois qui me devait cette somme, une vieille dette ; j’ai passé la nuit chez lui, en famille.

La Chiffonne secoua la tête.

Elle ne croyait pas un mot de cette histoire.

Le borgne n’eut pas l’air de s’apercevoir qu’elle n’acceptait point la chose comme paroles d’évangile.

Comme elle était en train de faire la toilette du ménage, il l’appela près de lui et lui dit :

– Tiens, assieds-toi là, nous avons à causer.

Elle obéit.

– Voici le moment, se dit-elle, gare !

Joseph regarda sournoisement la Chiffonne et reprit la parole :

– Je t’ai dit que j’aurais un jour une fortune et que je la partagerais avec toi : eh bien, cette fortune, je l’aurai dans huit jours ; mais il y a quelque chose à faire et il faut que tu m’aides.

– Tu as donc besoin de moi ?

– Oui, parce que je ne peux pas être seul et que c’est toi que je veux avec moi.

– De quoi s’agit-il ?

– Tu sais que la dame du cimetière demeure à Vaucresson.

– Mais, enfin, qu’est-ce que tu lui veux, à cette dame ?

– Tu le sauras quand tu m’auras laissé parler. Tu sais qu’elle demeure à Vaucresson, mais ce que tu ignores, c’est qu’elle a un enfant, un petit garçon de deux ans et demi.

– Ah ! Eh bien ?

– Il faut que nous enlevions cet enfant.

– Y penses-tu, Joseph, est-ce que tu es fou !

– Allons donc, on n’est pas fou quand on a trouvé là, dans sa tête, le moyen de devenir riche.

– Joli moyen, voler un enfant à sa mère ! Et d’abord, est-ce que c’est possible ?

– Oui, c’est possible et même assez facile.

– Facile de se faire prendre par les gendarmes.

– Es-tu bête ! Est-ce que je n’aurai pas pris mes précautions ?

– Mais qu’est-ce que tu veux lui faire, à ce petit ?

– Pas de mal, bien sûr.

– Alors, laisse-le où il est.

– La Chiffonne, tu ne comprends pas.

– Eh bien, non, je ne comprends pas.

– La dame est riche, très riche.

– Après ?

– Quand nous aurons l’enfant, qu’elle adore, pour lequel elle donnerait tout ce qu’elle a, nous lui écrirons : « Si vous voulez qu’on vous rende votre petit, il faut donner une somme de tant… je l’ai fixée à cent mille francs, la somme. Et elle casquera de cent mille francs, la dame, et l’affaire sera faite, et nous serons riches. Ce n’est pas plus malin que ça la Chiffonne.

– Oui, mais c’est une vilaine chose, ça, une coquinerie, et je ne veux pas y mettre la main.

– Ah ! tu ne veux pas… mais je veux, moi, entends-tu, je veux !

Et il la regardait fixement, roulant ces gros yeux fauves qui lui faisaient peur.

Elle se sentit traversée par un frisson et courba la tête.

Lui avait sur les lèvres un hideux sourire.

– Vois-tu, ma fille, reprit-il d’un ton doucereux, on rencontre une fois dans la vie, par hasard, l’occasion de s’enrichir ; quand la fortune se présente et qu’on n’a qu’à avancer la main pour la saisir, ce serait trop bête de la laisser échapper.

Riches, nous quittons Paris où il n’y a pour le plus grand nombre que peine et misère, nous nous retirons dans un joli endroit, que nous choisirons, où nous aurons notre petite maison, notre petit jardin. Tu cultiveras les fleurs que tu aimes tant et moi, à loisir, je planterai mes choux. Quelle douce existence ! Comme nous allons être heureux ! De vrais coqs en pâte, quoi. Voyons, ma mie, est-ce que l’eau ne t’en vient pas à la bouche.

Ce qui lui venait à la bouche, à la Chiffonne, c’étaient des paroles de désapprobation, de répugnance, de révolte, qu’elle n’osait pas prononcer.

Cependant elle lui dit :

– Prendre un enfant à sa mère, c’est monstrueux.

– Mais puisqu’on ne lui fera pas de mal, à ce gosse.

– La mère aime, adore son enfant, elle souffrira horriblement, tombera dans le désespoir.

– Ça, ça m’est égal, répondit-il d’une voix sourde.

– Joseph, tu es féroce !

– J’ai des raisons pour être sans pitié.

– Encore une fois, qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette dame, cette mère ?

– Ça ne te regarde pas.

– Mais malheureux que tu es, tu peux la tuer, la pauvre femme !

Il haussa les épaules.

– On ne meurt pas pour si peu, grommela-t-il.

Mon Dieu, mon Dieu ! gémit la Chiffonne.

– D’ailleurs, reprit-il, elle ne sera pas longtemps dans le désespoir, car dès le lendemain on lui adressera la petite lettre en question. Toi, ma belle, tu es instruite, tu as une écriture de notaire, c’est toi qui écriras la lettre et je te la dicterai.

La Chiffonne comprit qu’elle ne devait plus essayer de prendre son homme par les sentiments qui n’existaient pas chez lui, mais elle tenta de lui faire voir l’impossibilité de mettre son projet à exécution en lui parlant des difficultés insurmontables qu’il devait rencontrer et des dangers de toutes sortes qu’il avait à courir.

Elle savait qu’il craignait fort les agents de police. Elle lui montra les gendarmes à ses trousses, le traquant comme une bête, lui parla de son arrestation, comme si c’était chose faite, de la prison, de la cour d’assises, des travaux forcés.

Elle ne parvint pas à l’effrayer.

Tranquillement, il la laissa causer et quand elle eut fini :

– Tu jaspines bien, la Chiffonne, répliqua-t-il railleur, et sous le charme de ton éloquence, je t’ai permis d’aller jusqu’au bout de ton rouleau ; seulement, tu ne m’as pas convaincu et le diable avec ses cornes ne m’empêcherait pas de faire ce que je veux.

Sache donc, pour te tranquilliser, que j’ai tout examiné, tout prévu ; j’ai si bien dressé mes batteries qu’il faudrait un coup de tonnerre sur ma tête et la tienne en même temps pour que je ne réussisse pas. Donc, tout ira comme sûr des roulettes et les pantes du pays n’y verront que du feu.

Il poursuivit en expliquant son plan dans tous ses détails : Une fois hors du jardin avec l’enfant, ils n’auraient qu’à monter dans une voiture fermée, qui se trouverait là, tout près, les attendant. Il avait là voiture et, sous la main, l’homme qui devait la conduire : Tout cela pour trois louis, rien !

Le misérable venait de se montrer à la Chiffonne, tout à coup, sous un nouvel aspect ; elle ne le connaissait pas encore, c’était un autre homme qui se révélait. Elle était étourdie, ahurie, presque émerveillée, mais aussi épouvantée d’une pareille intelligence du mal.

– Tout cela est admirablement machiné, dit-elle au bout d’un instant, mais, après, qu’est-ce que tu feras de l’enfant ? Pour rien au monde je ne voudrais le garder ici. Ça se saurait tout de suite, les gens de la maison jaseraient et la police voudrait y voir clair.

– J’ai pensé à tout, te dis-je. Tu as à Saint-Mandé ton amie Aurélie, qui, justement, a perdu dernièrement son petit garçon-âgé de près de trois ans. Eh bien, tu lui porteras le petit de la dame.

– Joseph, Aurélie n’est pas une coquine, elle ne voudra pas se compromettre dans cette affaire.

– Ah çà ! est-ce que tu crois que je vais t’autoriser à lui faire connaître le fin mot de la chose ? Pas si bête ! Je me défie de toutes les femmes, car elles ont toujours la langue trop longue ; je n’ai confiance qu’en toi seule, la Chiffonne, parce que tu m’es dévouée et que tu te ferais hacher pour moi : Tu diras tout simplement à Aurélie que c’est le petit d’une parente qui vient de mourir subitement, et que tu le lui apportes pour qu’elle le garde pendant quelques jours, en attendant que tu aies trouvé à le placer chez une de ces femmes qui font le métier d’élever des mioches. Elle prendra ça pour argent comptant, de même que la pièce d’or que tu lui donneras pour sa peine. Elle n’en voit pas souvent des pièces de vingt francs, et celle que tu lui remettras lui fermerait la bouche, s’il lui prenait envie de te questionner.

– Après cela, on écrirait la fameuse lettre ?

– Tout de suite.

– Et si, au lieu de te répondre comme tu le veux, la dame remet la lettre à la police et qu’on s’en serve pour te prendre comme une souris dans une souricière.

Le bandit se mit à rire.

– Oh ! je ne crains pas ça, fit-il ; ce qu’il y aura dans la lettre ne donnera pas l’idée à la dame de s’en servir contre moi. Elle ne verra qu’une chose, c’est qu’on n’aura point fait de mal à son enfant, qu’on est prêt à le lui rendre et elle crachera les cent mille francs.

Le misérable avait réponse à tout. Son plan était, en effet, admirablement machiné.

La Chiffonne fit encore plusieurs tentatives pour l’empêcher de commettre le crime ou tout au moins pour qu’il n’exigeât point qu’elle fût sa complice. Mais il avait besoin d’elle et, comme il l’avait dit, n’avait confiance qu’en elle.

Sous le regard terrible du misérable, la malheureuse finit par dire d’une voix étranglée :

– Je ferai ce que tu voudras.

– À la bonne heure, fit-il. Et pour te récompenser, ma fille, un de ces jours, nous passerons toute la journée à la campagne, en partie fine.

La Chiffonne poussa un long soupir.

C’était sa dernière protestation.

Ainsi, la malheureuse allait être la complice de son redoutable tyran.

Hélas ! depuis qu’elle était sous la domination de cet homme, combien ne lui en avait-il pas fait faire de ces vilenies, de ces malpropretés, de ces horreurs contre lesquelles ce qu’il y avait encore de bon en elle s’indignait, se révoltait ?

Mais l’homme avait pris sa volonté comme une chose à lui, l’avait tordue, brisée, broyée ; il avait appuyé le pied sur sa conscience pour empêcher de crier ; il avait soufflé sur son âme et y avait mis la gangrène.

Elle était esclave, il fallait obéir !

*

* *

Le vendredi suivant, à dix heures du matin, ils quittèrent leur taudis.

Ils traversèrent Paris, Neuilly, et, à midi, ils arrivèrent à Rueil où, ils déjeunèrent dans un jardin, sous une tonnelle déjà verte.

Gallot trouvait qu’il n’y avait rien de trop bon pour la Chiffonne. En pensant à la paysanne rousse de Vaucresson, il commanda des asperges après la gibelotte, et le fricandeau à l’oseille. On vida une bouteille de vin de Suresnes et ensuite une bonne vieille de Bourgogne à coiffe moisie, ce qui est quelquefois un signe d’excellence. On prit le café et le pousse-café, une affreuse liqueur forte portant l’étiquette fallacieuse de fine champagne.

Le borgne avait le gousset bien garni et ne regardait pas à la dépense.

On avait eu tant de jours de jeûne forcé, ces derniers mois, qu’où pouvait bien se payer une bonne ripaille.

On passa dans les champs derrière Rueil et la Malmaison et tout doucement, en devisant d’amour, – le croira qui voudra, – on gagna les bois.

Le temps était superbe, et le ciel d’un beau bleu annonçait que la journée du lendemain ne serait pas moins belle.

L’homme était content, satisfait, émérillonné ; il marchait un peu de travers et exultait sa joyeuse humeur en envoyant des refrains égrillards à tous les échos des alentours.

Sa compagne avait des habitudes de sobriété dont, même ce jour-là, elle n’était pas sortie ; elle n’aimait pas le vin et moins encore les excitants alcooliques ; quand elle buvait un peu de vin, par hasard, c’était toujours fortement mêlé d’eau.

L’ancien serrurier seul avait fait honneur au picolo et à son frère d’autre côte. Aussi disait-il avec un gros rire et d’une voix légèrement avinée : j’ai mon plumet.

La pauvre Chiffonne, toujours serrée entre les murailles des rues étroites de Paris, qui ne voyait jamais de fleurs qu’aux balcons des maisons, pour qui des oiseaux en liberté, sautant dans les haies, étaient un ravissement, la Chiffonne, disons-nous, se sentait renaître au milieu de l’espace sans fin et de ce déluge de verdure. Il lui semblait que tout son être se dilatait.

Sur la route, elle avait bu de l’air sans pouvoir s’en rassasier, elle en avait rempli ses poumons, comme craignant de ne pas en faire une assez grande provision. Elle s’était enivrée de soleil et d’émanations champêtres, et maintenant, sous la jeune frondaison, elle achevait de se griser des senteurs forestières.

Joseph évitait les routes, même les sentiers, et allait de ci de là sous les futaies, à travers les taillis. Elle le laissait faire à sa fantaisie et le suivait, mais toujours loin derrière lui. Au milieu du silence du bois, qui n’était troublé que par le chant des merles, des rossignols, des fauvettes et des rouges-gorges, elle se laissait aller doucement à la rêverie.

Sous ces feuillages épais il lui semblait qu’elle n’était plus la Chiffonne, la fille des ruelles et des rues sombres.

Elle ne sentait plus peser sur sa poitrine le poids énorme, écrasant de sa dégradation morale.

Elle écoutait chanter les oiseaux avec des tressaillements étranges ; elle s’imaginait entendre des voix mystérieuses qui parlaient à son âme et y versaient les douceurs de la consolation.

Et elle se mettait à rêver. Et, pour un instant, elle oubliait tout, ses souffrances, ses tortures, son abjection.

Hélas ! ce n’était que l’oubli pareil à celui qu’apporte le sommeil. Au réveil tout s’efface et la réalité reparaît.

Ils passèrent le reste de la journée à errer à l’aventure au travers du bois, et quand la nuit commença à tomber, ils se trouvèrent à l’étang sec, près du Buttard.

– Allons par ici, dit Callot.

Ils descendirent le coteau de la Celle-Saint-Cloud, et comme il était l’heure de dîner, ils entrèrent au restaurant du Petit-Tourne-Bride où ils se firent servir à manger.

L’homme avait eu le temps de se dégriser et il se sentait en appétit.

La Chiffonne aussi avait faim ; sa longue promenade, le grand air avaient été pour elle un excellent apéritif.

Ils dînèrent copieusement, comme le voulut le borgne, mais celui-ci but très modérément, il ne tenait pas, – il avait ses raisons pour cela, – à se coiffer d’un nouveau plumet.

Il était plus de neuf heures lorsqu’ils sortirent du restaurant. Ils gravirent la pente qu’ils avaient descendue et se retrouvèrent à l’étang sec.

Le ciel était constellé d’étoiles, et bien qu’on ne fût qu’au premier quartier de la lune, la nuit était très claire. Malgré cela, la Chiffonne trouvait que les champs et les bois n’avaient rien d’agréable la nuit, en dépit même des rossignols qui, de tous les côtés, chantaient comme des perdus.

D’ailleurs, elle avait beaucoup marché et se sentait fatiguée.

– Comment allons-nous rentrer à Paris ? demanda-t-elle. Tu ne veux pas, je pense, refaire la route à pied.

– Ma fille, répondit Joseph, nous ne retournons pas à Paris ce soir.

– Nous ne rentrerons pas ! s’écria-t-elle, mais qu’est-ce que nous allons faire ?

– Encore une petite promenade d’une demi-heure à peine, de ce côté que tu ne connais pas ; c’est une excellente chose, quand on a bien dîné, de se promener ainsi sous les étoiles.

– As-tu des idées drôles, Joseph. Mais où coucherons-nous ?

– Est-ce que tu as sommeil ?

– Non, j’ai seulement besoin de me reposer.

– Eh bien, sois tranquille, tu te reposeras et même tu dormiras, si le cœur t’en dit.

– Où cela ?

Dans le bois, à un endroit que je connais, sur un bon lit de feuilles sèches et où nous trouverons deux couvertures pour nous envelopper.

– Tu veux rire.

– Du tout, c’est très sérieux.

– Je ne te comprends pas.

– Tu vas comprendre : c’est demain que nous enlevons le petit.

Elle le regarda avec effarement.

– Demain ! fit-elle.

C’est le jour. Allons, viens.

Elle le suivit, toute triste.

Ils descendirent à Vaucresson et passèrent devant la propriété de Mme Clavière où tout le monde était couché et peut-être dormait déjà.

– Voilà la maison de la dame, dit le borgne à l’oreille de la Chiffonne.

Un peu plus loin il s’arrêta.

– Tu vois cette maison ? dit-il.

– Oui. Eh bien ?

– Elle n’est pas habitée en ce moment. C’est à cette place où nous sommes que la voiture attendra demain à partir de deux heures. Maintenant, viens, je vais te montrer le chemin que tu auras à suivre pour venir ici avec l’enfant dans tes bras, car moi, aussitôt l’affaire faite, je filerai d’un autre côté pour aller vous attendre, comme c’est convenu avec notre homme, à un endroit que je lui ai indiqué.

Ils prirent une sente, qui longeait le mur de la propriété inhabitée et aboutissait au chemin rural que le lecteur connaît.

Arrivés devant la porte du jardin de Mme Clavière, Gallot dit :

– C’est par cette porte que je te ferai entrer demain matin et c’est aussi par cette porte que tu sortiras. Tu as vu le chemin, tu ne peux pas te tromper, et il te faudra moins de trois minutes pour rejoindre la voiture.

La Chiffonne ne répondit pas. Elle était soucieuse et se disait :

– Nous nous fourrons dans une vilaine affaire.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient à l’endroit du bois dont le borgne avait parlé et où se trouvait, en effet, un tas de feuilles sèches amoncelées.

Il tira de dessous les feuilles, où il les avait cachées, deux pièces d’une étoffe de couleur noire qu’il jeta sur les épaules de sa compagne.

– C’est ça que tu appelles des couvertures ? fit-elle.

Ne fais donc pas la dégoûtée ; quand on n’a pas mieux, on se sert de ce qu’on a. Ces deux toiles sont ici parce qu’elles doivent nous être utiles demain. Enfin, voilà la couche, tu peux t’y étendre si tu veux.

– Et s’il y a des bêtes ?

– Où cela ?

– Dans le bois.

– Vas-tu pas t’imaginer qu’il y a par ici des lions et des panthères.

– Mais des loups ?

– Allons donc, des loups, poltronne !

– Joseph, je viens d’entendre un bruit.

– Un lapin qui vient de passer ; voilà les seules bêtes de ces bois.

Et il se mit à rire.

Avant de se jeter le premier sur le lit de feuilles, il s’assura qu’une petite fiole, qu’il avait cachée dans la mousse au pied d’un chêne, était toujours à sa place.

La Chiffonne hochait tristement la tête, en regardant piteusement la couche que lui offrait son homme.

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