IV Solitude

Dans la première quinzaine qui suivit son installation à Vaucresson Mme Clavière alla plusieurs fois à Paris. Elle avait à rendre visite à ses amis, à les remercier de tout ce qu’ils avaient fait pour elle.

Marie n’avait pas oublié Charlotte Pinguet et son mari, qui étaient aussi pour elle des amis sûrs et dévoués qu’elle s’était attachés par la reconnaissance. La petite maison de commerce, bien achalandée, était en pleine prospérité et, déjà, Charlotte avait dû s’adjoindre une demoiselle de magasin. Constamment, dans la bonne saison, comme dans la mauvaise, quatre ouvrières modistes travaillaient dans une pièce du premier étage dont Mme Pinguet avait fait un atelier.

La clientèle de la modiste, qui avait commencé si modestement, devenait de plus en plus importante ; Charlotte fournissait maintenant des chapeaux à des jeunes femmes du monde qui, ne regardant pas au prix de la marchandise, cherchent avant tout l’élégance, l’art et le bon goût dans la parure.

Pinguet et sa femme étaient sur le chemin de la fortune, et à moins de revers imprévus, qui ne paraissaient guère possibles, ils pouvaient dire avec assurance que dans dix ou quinze ans ils auraient acquis une assez jolie aisance.

Et c’était à l’amie de Charlotte, à Marie Sorel, qu’ils devaient tout ; grâce à elle leur rêve avait été réalisé ; ils n’avaient plus rien à désirer, à envier, ils étaient heureux.

Aussi, en tout et pour tout, la jeune veuve pouvait compter sur le mari comme sur la femme.

– Je me ferais tuer pour elle, disait Pinguet.

Quand Mme Clavière eut fait toutes ses visites, elle ne sortit plus de chez elle que pour aller, une fois chaque semaine, passer l’après-midi à Boulogne, au milieu des enfants de la Maison maternelle.

Une voiture venait la prendre à l’heure qu’elle avait indiquée, la conduisait à Boulogne et la ramenait chez elle.

Cette voiture lui était fournie par un loueur de Saint-Cloud. Au bout de quelque temps, ayant eu à se plaindre du cocher qu’on lui donnait, lequel était curieux et bavard et avait en plus, comme la plupart de ses confrères, le défaut de trop boire, elle demanda au loueur à fournir son cocher elle-même.

Ce fut au mari de son amie Charlotte qu’elle s’adressa pour lui trouver l’homme de confiance qu’elle désirait avoir.

Dès le lendemain, répondant à la lettre de la jeune femme, Charles Pinguet vint à Vaucresson.

– Le cocher que vous me priez de vous chercher, dit-il à Mme Clavière, est difficile à trouver ; mais pourquoi ne me prendriez-vous pas, moi ? Je sais soigner un cheval et conduire une voiture ; je n’ai pas besoin d’ajouter que vous auriez en moi un cocher fidèle et dévoué.

– Vous, mon ami, s’écria-t-elle, mais c’est impossible, vous avez vos occupations !

– Oh ! elles ne sont pas si grandes que je ne puisse vous consacrer une journée et même deux par semaine.

– Est-ce que votre femme accepterait ?…

– Certainement, puisque c’est elle qui, la première, a eu cette idée.

La jeune femme fit encore quelques objections, mais Pinguet avait aussi ses arguments. Il lui fallait un cocher en qui elle pût avoir une entière confiance ; où trouverait-elle un homme plus sûr et plus dévoué que lui ? Elle savait bien qu’elle pouvait compter sur son absolue discrétion. Et puis, il serait si heureux de la servir et de lui donner ainsi la preuve de sa profonde reconnaissance.

Elle finit par se laisser convaincre, et c’est ainsi que Charles Pinguet entra au service de Mme Clavière en qualité de cocher.

La jeune femme était presque toujours seule, et c’était un sujet d’étonnement pour les habitants de Vaucresson qui la voyaient à l’église, le dimanche, ou la rencontraient dans la rue. Ils n’avaient pas été sans admirer sa grâce, sa beauté merveilleuse, et ils s’étonnaient qu’une aussi charmante personne, qui paraissait appelée à briller au premier rang parmi les femmes élégantes, se fût condamnée à une sorte de réclusion.

Par exemple, on ne pouvait pas dire qu’elle était fière ; elle répondait aux saluts de tout le monde, à ceux des plus pauvres avec une gracieuseté et une bienveillance marquée qui n’échappait à personne.

Plus d’une fois, dans la rue, on l’avait vue s’arrêter, se baisser et embrasser des enfants d’ouvriers.

On savait qu’elle donnait au maire pour le bureau de bienfaisance et au curé pour ses œuvres de charité. Malgré cela, elle ne dédaignait pas d’entrer dans la demeure du pauvre quand elle avait un soulagement à y apporter et qu’elle pouvait faire entendre des paroles consolantes.

Elle faisait le bien simplement, sans ostentation, avec une discrétion et un sentiment de délicatesse qui donnaient au bienfait une valeur inappréciable.

On la trouvait d’autant plus généreuse et charitable, qu’on croyait qu’elle n’avait qu’une modeste fortune.

Elle n’était pas venue demeurer à Vaucresson, commune de peu d’importance, avec la pensée qu’elle y pourrait vivre complètement inconnue. D’ailleurs en dehors des choses qu’elle tenait à laisser ignorer elle n’avait rien à cacher. Elle-même avait dit qu’elle se nommait Mme Clavière, qu’elle était veuve et avait un enfant. Toutefois on était convaincu qu’il y avait quelque secret douloureux dans le passé de cette belle jeune femme qui, sans doute, s’était retirée du monde à la suite d’un violent chagrin.

Elle se disait veuve, l’était-elle réellement ? Ou bien encore avait-elle été mariée ?

On faisait ces réflexions. Mais la vie exemplaire de Mme Clavière n’offrait pas prise à la médisance et ne permettait guère de soupçonner le mal.

C’était tout près de Vaucresson qu’André Clavière avait été mortellement blessé par Raoul de Simiane ; et cependant, chose singulière, le nom de Clavière ne rappela à personne le drame de Saint-Cucufa. Tant il est vrai que tout s’oublie vite et que certains événements ne restent dans la mémoire que de ceux qui ont intérêt à se souvenir.

Il est vrai qu’André Clavière était un inconnu, un homme obscur ; or, pour attirer l’attention du monde, il faut qu’un homme ait fait parler de lui, qu’il soit un personnage et ait joué n’importe quel grand rôle dans la vie.

Mme Clavière aurait pu facilement, en répondant aux avances qu’on lui faisait, se créer un petit cercle d’amies parmi les jeunes femmes et les jeunes filles de la bourgeoisie de Vaucresson ; mais elle savait que les amitiés, si vraies qu’elles fussent, ont des exigences ; elle aimait trop la solitude pour enchaîner, même légèrement, sa liberté d’action et ne pas garder complètement son indépendance. Elle ne faisait pas de visite à ces dames et ne se trouvait pas obligée de les recevoir chez elle.

On disait d’elle à Vaucresson comme on avait dit à Cannes :

– C’est une sauvage.

Elle laissait dire.

Elle n’avait pas à se plaindre de son isolement, puisque c’était elle qui le cherchait, qui le voulait.

Nature rêveuse, elle trouvait un charme infini à se livrer tout à son aise à la rêverie et au doux recueillement de l’âme. Elle vivait avec ses pensées. Et puis elle était si bien seule, toute seule avec son petit André, sous l’ombrage de ses grands arbres.

Elle n’avait aucune de ces distractions que recherchent si avidement les jeunes femmes d’aujourd’hui, et cependant elle ne s’ennuyait jamais. Ah ! s’ennuyer !… Comment aurait-elle pu s’apercevoir de la monotonie de son existence, éprouver un instant de lassitude quand elle se donnait tout entière aux soins maternels que réclamait son enfant ?

Mais il était tout pour elle, son enfant ; il lui semblait que sans lui elle ne pourrait plus vivre ; s’il lui arrivait de penser, – toutes les mères ont de ces terreurs, – que la mort pouvait le lui prendre, elle frissonnait d’épouvante. Elle l’adorait son cher petit ! ! Il était sa joie, son orgueil, son avenir, sa vie ! ! Tous ses rêves maintenant étaient pour lui et en lui !

Mon Dieu, mais si elle ne l’avait plus, tout lui manquerait ; il n’y aurait plus rien, ce serait le néant !

Si elle n’avait pas ces distractions mondaines des femmes frivoles, des femmes fanfreluches amoureuses de plaisir auxquelles nous faisions tout à l’heure allusion, elle en avait d’autres non moins agréables et plus saines : mettons en première ligne ses devoirs envers son enfant, qu’elle accomplissait avec une admirable sollicitude maternelle, et ses visites hebdomadaires à ses autres enfants de la maison de Boulogne ; ensuite née ménagère, elle s’occupait beaucoup de sa maison. Elle ne confiait qu’à elle le soin de sa lingerie, elle faisait les petits vêtements de son fils et confectionnait elle-même ses toilettes qui, comme nous l’avons dit, étaient fort simples.

Elle avait été couturière, elle aimait coudre ; une bonne partie des habillements des enfants de la maison maternelle sortaient de ses mains. Elle ne le disait pas et laissait croire aux religieuses que ces petites confections étaient achetées dans nos grands magasins de nouveautés.

Elle faisait aussi de la tapisserie, de la broderie et de très jolis ouvrages au crochet et au tricot.

Mais comme elle ne pouvait pas avoir constamment l’aiguille ou le crochet à la main, elle consacrait certains moments de la journée à la lecture. C’était en même temps un délassement et un autre genre de travail. N’ayant pas reçu beaucoup d’instruction, elle sentait la nécessité d’acquérir une bonne partie au moins des connaissances qui lui manquaient.

Aussi ne lisait-elle que des livres sérieux, lesquels lui étaient indiqués par le docteur Chevriot. Elle lisait avec attention, s’assimilant les pensées des auteurs, se rendant compte de tout, gravant dans sa mémoire les événements, les faits. Pour elle, lire c’était étudier. Toutes ses lectures lui étaient profitables.

Elle apprenait l’histoire, la géographie, un peu les sciences naturelles et physiques, et acquérait certaines connaissances en botanique, en horticulture, en psychologie, en philosophie.

Et, naïvement, elle s’étonnait qu’on pût s’instruire seul, sans maître, par la lecture.

Cependant elle n’était pas complètement abandonnée ; de temps à autre elle recevait la visite de Me Mabillon et de M. Chevriot, qui venaient sans l’avoir prévenue, lui demander, sans façons, à déjeuner ou à dîner.

Philippe Beaugrand était revenu une fois à Vaucresson, depuis, il n’avait plus reparu. Marie ne comprenait rien à cela ; elle en était surprise, en éprouvait de la peine et se demandait en quoi elle avait pu mécontenter le jeune homme ; car il fallait bien qu’elle lui eût fait quelque chose pour qu’il s’éloignât d’elle ainsi, comme par parti pris.

Mais vainement elle cherchait la cause de la singulière conduite du jeune ingénieur à son égard. Lui était-elle donc devenue indifférente à ce point qu’il ne voulût plus s’occuper d’elle, ne plus penser à elle et à son enfant ?

Quand elle interrogeait à ce sujet le notaire ou le vieux médecin, ils lui répondaient qu’elle avait tort de mettre en doute l’amitié de M. Beaugrand. S’il ne venait pas la voir, c’est que, certainement, il ne le pouvait pas. Il n’avait plus les mêmes loisirs, sa position étant changée ; il occupait maintenant un poste important au ministère des travaux publics auprès du ministre.

– Oh ! s’il le voulait bien, disait-elle, il saurait trouver le temps de venir à Vaucresson.

M. Chevriot et le notaire savaient à quoi s’en tenir, mais ils se gardaient bien de faire connaître la vérité à la jeune femme.

Quant à M. Charles Balley, il n’était plus à Versailles ; il avait suivi son régiment qui, changeant de garnison, était allé à Niort.

Une fois par mois, le dimanche, Mme Clavière avait aussi la visite de son amie Charlotte.

Les deux jeunes femmes passaient de bonnes heures ensemble. Elles avaient toujours beaucoup à se dire. Charlotte racontait à Marie, autant qu’elle le pouvait, la chronique parisienne, qui ne chôme jamais, car, à Paris, il y a toujours du nouveau, dans le mal comme dans le bien.

Elles parlaient du défunt, de Longereau, des parents et amis d’autrefois.

Avec Charlotte, qui connaissait son passé, tous ses secrets, Mme Clavière était expansive ; elle lui faisait part de ses projets pour l’avenir projets qui, tous, se rapportaient à son fils.

Oh ! son fils !… Tout ce qu’elle rêvait était pour lui. Tout pour lui, rien pour elle ; n’était-ce pas assez du bonheur de le posséder.

– Vois-tu, Charlotte, disait-elle, je voudrais pouvoir ne faire qu’un avec lui, afin d’être avec lui partout, même sur le banc de l’école quand il aura l’âge de s’y asseoir. Pauvre ignorante que je suis, je ne peux pas me charger de son instruction, car je veux qu’il soit instruit, très instruit, forcément il sera séparé de moi pendant des années ; c’est si long les études qu’on fait faire aux jeunes gens afin qu’ils puissent s’élever au-dessus du niveau ordinaire !

Sans doute je le verrai souvent et je le reprendrai et l’aurai tout à moi pendant les vacances, mais je souffrirai de notre séparation. N’importe le sacrifice est nécessaire, je le ferai.

Avant qu’il ne me quitte, j’aurai eu le temps de m’occuper de son éducation ; si je ne l’achève pas, je l’aurai au moins commencée. Oh ! il faut que son cœur soit fait de ma tendresse, de tout l’amour que j’ai pour lui. En lui parlant sans cesse de celui qui lui a donné son nom, de son père, je ferai naître dans son âme les grandes qualités d’André Clavière.

Il faut, tu entends, Charlotte, il faut qu’il ressemble à celui qu’a tué l’épée d’un misérable ; il faut qu’il soit bon comme lui, généreux comme lui, grand comme lui ! Tiens, je voudrais qu’il lui ressemblât si bien en tout, qu’il eût son visage, son regard et son sourire.

Il n’était jamais fait allusion à ce passé douloureux, qui avait fait au cœur de Marie une plaie inguérissable.

Où était le comte de Rosamont ? Elle l’ignorait. Elle savait qu’il était marié, c’était tout. D’ailleurs, que lui importait cet homme qui n’était plus rien pour elle et dont elle aurait voulu perdre le souvenir ?

Mais, hélas ! elle ne pouvait pas oublier, l’enfant était là !

Elle avait quitté Paris et y était revenue sans seulement songer à s’informer de Joseph Gallot. Oh ! elle ne pensait guère à celui-là. Paresseux, joueur, libertin, ivrogne, il était tombé sans doute dans toutes les abjections du vice. Elle l’aurait su dans la plus profonde misère qu’elle n’aurait rien fait pour l’en tirer.

Comme toutes choses la bonté a ses limites ; elle sentait qu’elle serait sans pitié pour ce misérable dont elle ne pouvait se rappeler l’attentat sans frissonner d’horreur.

Redoutant toujours de réveiller de cruels souvenirs, Charlotte ne parlait pas plus à Marie de son oncle que du comte de Rosamont. Mais un jour qu’elles causaient un peu à bâtons rompus, Mme Clavière dit tout à coup :

– Je n’ai plus entendu parler de M. Joseph Gallot, est-ce que tu sais ce qu’il est devenu ?

– Il n’a pas eu à devenir, répondit la modiste, il est resté ce qu’il était. Le personnage n’est pas assez intéressant pour que je me sois donnée la peine de m’occuper de lui. Il y a quelques mois de cela, je ne fus pas peu surprise, un matin, de le voir entrer dans mon arrière-boutique, où j’étais occupée, je ne sais plus à quoi. Il était assez bien mis, mais, malgré cela, ne payait pas de mine. Il n’a pas embelli, je t’assure, depuis ton coup de ciseaux. Avec cet air sournois que tu lui connais et son visage ravagé, par la débauche, il est loin d’inspirer la sympathie. Il dut voir à ma figure combien sa visite m’était désagréable.

Dun ton sec et froid, je lui demandai ce qu’il voulait.

Il me répondit :

« – J’ai appris depuis peu que ma nièce n’était plus à Paris, je serais heureux d’avoir de ses nouvelles.

« – En effet, monsieur Gallot, Marie n’est plus à Paris ; mais n’ayant pas moi-même de ses nouvelles je ne peux pas vous en donner.

« – Vous ne me dites pas la vérité ; vous, êtes trop son amie pour ne pas savoir où elle est allée.

« – Elle n’a fait connaitra à personne le lieu de sa résidence mais le saurais-je, moi, que je ne vous le dirais point.

« – Vous auriez tort, madame Pinguet, répliqua-t-il d’un ton hypocrite et presque en larmoyant, car vous ne me permettriez pas de faire connaître à ma nièce mon repentir afin qu’elle me pardonne mon égarement, ma folie. Croyez-le, j’ai vivement regretté ce qui est arrivé et je ne suis pas un jour sans me reprocher cruellement ma conduite. Si Marie savait cela, elle me prendrait en pitié, et, en pensant à sa marraine, ma pauvre défunte, qui l’aimait tant, elle m’accorderait le pardon que je lui demanderais, à genoux.

En parlant ainsi avec une fausse humilité, il espérait peut-être m’attendrir et m’amener à lui dire ce qu’il voulait savoir ; mais je connais trop bien le sire pour être jamais sa dupe ; ses paroles me révoltèrent et je fus sur le point de le prendre par les épaules et de le pousser jusque dans la rue.

Je savais, ma chère Marie, qu’il s’était enquis auprès de plusieurs personnes afin de savoir ce qu’il s’était enfin décidé à venir me demander à moi-même. Il n’ignorait pas ton mariage, et cependant il ne m’en parla point.

Bref, quand il vit que je gardais le silence et eut compris qu’il n’obtiendrait rien de moi, que je ne voulais rien lui dire, il prit le parti de se retirer. Il était temps, ma patience était à bout. Depuis, je ne l’ai pas revu.

Mais je dois te prévenir qu’il t’a beaucoup cherchée, qu’il te cherche encore. Pourquoi, dans quel but ? Je n’en sais rien. S’il a des regrets, ce n’est pas de s’être conduit envers toi comme un misérable, mais de n’avoir point commis le crime qu’il avait longuement médité, et il ne te pardonnera jamais de lui avoir crevé l’œil. Tant que cet homme vivra, Marie, il faudra te méfier de lui.

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