XIX Le chef de la sureté

Le docteur Abel se mettait à table lorsque Mme Clavière, pâle, se soutenant à peine, entra dans la salle à manger.

– Mon Dieu, qu’y a-t-il ? s’écria le vieillard avec effroi.

La jeune femme s’affaissa sur un siège, ouvrit son sac de cuir de Russie, y prit la lettre de la Chiffonne et la tendit à M. Chevriot, en disant :

– Mon bon docteur, lisez d’abord.

Le vieillard lut avec un intérêt croissant et, quand il eut fini :

– Et bien ? interrogea-t-il.

– J’ai pris ce matin à la Banque les cent mille francs, répondit-elle d’une voix brisée, je suis allée au cimetière, j’ai attendu jusqu’à six heures, la femme n’est pas venue.

En achevant ces mots, elle éclata en sanglots.

Le docteur s’assit près d’elle, et lui prit les mains.

– Allons, ma fille, ma chère fille calmez-vous ; du courage, il vous faut du courage.

Elle dégagea ses mains et, jetant ses bras au cou du vieillard :

– Oh ! oui, s’écria-t-elle, oh ! oui, vous êtes mon père.

Elle s’était calmée, et maintenant c’était lui, le vieil homme, qui pleurait.

– Docteur, reprit-elle, j’ai pensé que mon enfant était mort !

– Marie, vous avez eu tort de penser cela : notre petit André, grâce à sa constitution robuste, ne peut pas mourir si facilement.

– Mais s’ils me l’ont tué ! s’écria-t-elle.

– N’ayez pas de pareilles idées, mon enfant ; on ne tue pas un petit être innocent duquel on veut tirer cent mille francs. Évidemment, pour que la femme en question ne soit pas venue recevoir de vos mains cette fortune, il faut que quelque chose l’en ait empêchée. Quoi ? Je ne saurais le deviner.

Marie, vous avez une voiture en bas ?

– Oui ; c’est Pinguet qui m’a conduite au Père-Lachaise.

– Eh bien, je vais envoyer dire à Pinguet de s’en aller ; vous ne retournerez pas ce soir à Vaucresson.

– Mais…

– Je vous garde ici ; et demain nous irons voir ensemble le chef de la sûreté.

Le docteur se leva et sonna. Son valet de chambre parut.

– Pierre, allez dire à M. Pinguet, qui est en bas sur son siège, que je garde Mme Clavière et qu’il peut s’en aller. Mais comme nous pourrons avoir besoin de lui demain, dites-lui qu’il soit ici, chez moi, à neuf heures, sans sa voiture, naturellement.

Le domestique se retira.

– Marie, reprit le docteur, cette lettre, entre les mains du chef de la sûreté, mettra peut-être la police sur la trace des misérables.

La tête de Mme Clavière se redressa et un double éclair sillonna son regard.

– Ah ! j’ai mieux que cette lettre ! s’écria-t-elle.

– Que voulez-vous dire ?

– Ce que je voulais laisser ignorer à tous et à vous-même, mon ami, mon père. Mais je ne peux plus garder le silence, je ne peux plus… Il y a de la honte, il y a de l’horreur, mais que m’importe le monde, après tout ? Pour ceux qui ont connu mon mari ; le nom de Clavière est si grand qu’aucune fange ne peut l’atteindre.

Docteur, je connais l’un des misérables qui m’ont volé mon enfant !

– Que dites-vous ?

– Je le connais, c’est un lâche, un infâme et il est mon oncle.

– Votre oncle !

– Oui.

– Je croyais que vous n’aviez plus aucun parent.

– Cet homme est le seul ; du reste, il n’est mon oncle que par alliance : ma tante et marraine, la sœur de ma mère, était sa femme.

– La sœur de votre mère est morte, Marie ; cet homme ne vous est plus rien.

– Je le sais ; mais il me poursuit de sa haine et de sa vengeance.

– De sa haine, de sa vengeance ! répéta le docteur.

– Oui.

– Mais pourquoi ?

– Un jour ou plutôt une nuit, en me défendant contre lui, d’un coup de ciseaux je lui ai crevé un œil. Mon bon docteur, dans un autre moment je vous raconterai tout ce qui s’est passé entre cet homme et moi…

– Quand vous voudrez, mon enfant. Et vous êtes sûre que c’est cet homme qui a enlevé votre enfant ?

– Oui.

– Comment se nomme-t-il ?

– Joseph Gallot.

– Il demeure à Paris ?

– Je le crois.

– Que fait-il ?

– Autrefois, il travaillait de son état amis un atelier de serrurerie ; mais il était plus souvent au cabaret qu’à son travail. Ivrogne et joueur, c’est le pire des débauchés. Ah ! Dieu seul sait ce qu’il a fait endurer à sa pauvre femme. Mais c’est assez parler de ce misérable.

– Oui, Marie, pour l’instant ; demain nous nous occuperons de lui.

– Mon bon docteur, je vous ai empêché de vous mettre à table.

– Je vais m’y mettre, mais à une condition, c’est que vous allez manger avec moi.

– Si je peux.

– Nous verrons bien.

Le vieillard sonna et le domestique parut.

– Pinguet est parti ?

– Oui, monsieur, et demain, à neuf heures, il sera ici.

– C’est bien. Maintenant mettez un couvert pour madame et servez.

*

* *

Le chef de la sûreté était dans son cabinet, son chef de bureau se tenait devant lui, debout.

Tout en ouvrant des dossiers qu’il consultait, le magistrat adressait des questions à son subordonné.

– Avez-vous quelque chose d’important à me signaler dans les rapports des commissaires de police ?

– Rien de très grave, monsieur ; il est vrai que les rapports ne sont pas encore tous arrivés. Il y a eu dans la journée d’hier trois suicides, je pourrais dire quatre, car un pendu a été sauvé, on est arrivé à temps pour couper la corde…

– Toujours des suicides ! cela menace de devenir épidémique ! Après ?

– Encore deux attaques nocturnes et deux boutiques pillées après effraction des volets de la devanture.

– C’est incroyable ; mais que font donc les agents ? Les Parisiens se plaignent fort que Paris est mal gardé la nuit et ils n’ont pas tort : il n’y a plus de sécurité dans les rues, et les boutiques de nos commerçants sont constamment menacées par les malfaiteurs dont le nombre augmente sans cesse. Il faut aviser, il y a urgence. Si c’est nécessaire, on reviendra aux patrouilles ; il faut en finir avec toute cette vermine. Oh ! les souteneurs, quelle plaie ! Continuez.

– Des pêcheurs ont retiré de la Seine une jeune femme paraissant avoir vingt-quatre ans.

– Morte ?

– Oui, morte.

– Victime d’un crime ?

– On ne sait pas encore. Le cadavre a été porté à la Morgue.

Le chef de la sûreté hocha la tête en murmurant :

– Victime d’un crime ou victime de la misère.

– À l’entrée du faubourg Montmartre, une femme âgée a été écrasée par un omnibus.

Place de la Madeleine, un homme de cinquante ans, de forte corpulence, a été renversé et projeté à dix pas par une victoria de la Compagnie générale. L’un des brancards s’est cassé sur sa poitrine. Relevé aussitôt et porté chez le pharmacien, le médecin appelé a déclaré que c’était un miracle qu’il n’ait pas été tué sur le coup. Après avoir reçu les soins nécessaires, la victime de l’accident, qui est un instituteur des environs de Paris, a pu être emmené dans une voiture, par son fils, qui se trouvait avec lui.

– Si les assurances contre les accidents de voiture ont du bon, elles ont aussi leur mauvais côté : les cochers manquent d’attention, de prudence et il semblerait que tout leur fût permis. Il y aura à prendre de nouvelles mesures de répression. Quant aux agents chargés de maintenir l’ordre dans la circulation des voitures, leur surveillance n’est guère meilleure le jour que la nuit. Est-ce tout ?

– Oui, car il est inutile de vous parler de trois commencements d’incendie promptement éteints par nos braves sapeurs.

– Oh ! ceux-là font toujours admirablement leur service. Et l’on ne sait toujours rien au sujet de cet enlèvement d’un enfant à Vaucresson ?

– Rien, monsieur.

– Merci, vous pouvez vous retirer.

Huit heures sonnaient à l’horloge du Palais de Justice.

Un garçon de bureau, après avoir frappé, entra dans le cabinet du chef de la sûreté et lui remit une carte de visite.

Le magistrat se dressa debout en disant :

– Faites entrer M. le docteur Chevriot.

Presque aussitôt la porte du cabinet livra passage au docteur et à Mme Clavière.

Le chef de la sûreté s’inclina devant la jeune femme, puis tendit la main au vieillard.

– Cher monsieur, dit celui-ci, j’ai l’honneur de vous présenter Mme Clavière.

Le magistrat salua de nouveau la jeune femme.

– Hélas ! madame, dit-il, nous ne savons rien encore ; les recherches se continuent activement.

– Madame et moi, monsieur, répondit le docteur, nous vous apportons un renseignement.

– Ah !… madame, monsieur, veuillez vous asseoir.

Tous trois s’étant assis, le docteur mit dans la main du magistrat la lettre écrite par la Chiffonne.

– Veuillez lire ceci, monsieur.

Dès qu’il eut jeté les yeux sur l’écriture, le chef de la sûreté dit :

– C’est la main d’une femme qui a écrit cette lettre.

Il lut.

– J’en étais à peu près certain, reprit-il, une opération de chantage.

Mais, madame, c’était hier que vous deviez vous trouver au Père-Lachaise.

– J’y suis allée, monsieur.

– Alors ?

– J’étais là à deux heures et demie, j’ai attendu jusqu’à six heures, personne n’est venu.

– Voilà qui est singulier. Vous aviez les cent mille francs ?

– Oui, monsieur.

Le magistrat resta un moment pensif.

– Je ne comprends pas, fit-il.

– C’est, en effet, difficile à comprendre, dit le docteur ; mais la clarté se fera. Maintenant, cher monsieur, voici le renseignement que nous vous apportons : Mme Clavière connaît un des misérables.

– Vous connaissez un de ces malfaiteurs ! exclama le magistrat.

– Oui, monsieur.

– Et vous savez son nom ?

– C’est un ancien ouvrier serrurier appelé Joseph Gallot ; répondit M. Chevriot.

– Ah ! la clarté commence à se faire ! s’écria le chef de la sûreté. Eh bien, madame, eh bien, monsieur le docteur, dimanche soir, entre, neuf et dix heures, Joseph Gallot a été arrêté à son domicile, rue des Vinaigriers.

– Arrêté ! fit la jeune femme stupéfaite.

– Oui, madame ; ah ! pas pour l’affaire de l’enlèvement, pour une autre.

– Monsieur, hasarda timidement Mme Clavière, le nom de Gallot est assez commun ; l’homme dont vous parlez n’est peut-être pas celui que je connais.

– Le nôtre, madame, le Gallot qui appartient maintenant à la justice, est bien un ancien ouvrier serrurier.

– Monsieur, est-il borgne ?

– Il est borgne, madame.

– Plus de doute, monsieur, c’est lui !

– Ainsi, cher monsieur, reprit le docteur, cet homme a été arrêté.

– Dimanche soir, comme je viens de vous le dire, et il est encore actuellement au Dépôt.

– Pouvons-nous savoir pourquoi il est tombé entre les mains de la justice ?

– Certainement, et je vais vous le dire bien qu’il n’ait encore subi aucune condamnation, ce Gallot est depuis longtemps déjà un malfaiteur des plus dangereux. Nous savons aujourd’hui ce qu’il vaut. Il fait partie d’une bande de ces rôdeurs de barrière qui mettent au pillage les maisons inhabitées des environs de la ville et qui, la nuit, dans une rue sombre, attendent le passant, se jettent sur lui et le dévalisent.

Mme Clavière soupira.

– Dernièrement, continua le magistrat, lui et deux autres attaquèrent un malheureux qui regagnait tardivement son domicile. Un violent coup de bâton l’étendit sur le pavé et les trois gredins s’emparèrent de son porte-monnaie, de son portefeuille, de sa montre et de sa chaîne.

Des recherches inutiles furent faites pour retrouver ces audacieux bandits. Ils avaient partagé l’argent et les billets de banque volés à leur victime et l’un d’eux avait gardé la montre et la chaîne qu’il devait vendre pour partager ensuite la somme reçue.

Or, samedi dernier, dans la matinée, ce dernier se fit arrêter en cherchant à vendre la montre et la chaîne à un brocanteur dont il espérait faire un recéleur.

Amené au Dépôt, il fut immédiatement interrogé, et, comme cela arrive souvent, furieux de s’être fait pincer, il dénonça ses complices. On a arrêté Gallot, mais l’on n’a pu encore mettre la main sur l’autre malfaiteur.

– Cet autre malfaiteur ne serait-il pas un des complices de l’enlèvement demanda M. Chevriot.

– Dame, c’est possible.

– On est à peu près certain qu’ils étaient trois : deux hommes et une femme.

– Oui, ils étaient trois, et la femme pourrait bien être la fille Verrier, la concubine de Gallot.

– Alors cette lettre aurait été écrite par elle.

– Selon toute apparence, et c’était elle aussi, probablement, qui devait se trouver au rendez-vous du cimetière. Pourquoi n’est-elle pas allée chercher les cent mille francs ? Je l’ignore. Mais nous pouvons supposer que l’arrestation de son amant n’est pas étrangère à cela.

– Ah ! monsieur, s’écria Mme Clavière, cette femme sait où est mon enfant !

– Je le crois, madame.

– Monsieur, veuillez me donner son adresse, je vais aller la trouver.

Le chef de la sûreté sourit.

– Ce n’est pas à vous, madame, à aller trouver cette femme, répondit-il ; nous la ferons venir ici. Mais avant de donner l’ordre de la faire arrêter, permettez-moi de vous adresser deux ou trois questions.

– Faites, monsieur.

– Êtes-vous bien sûre que Gallot ait participé à l’enlèvement de votre enfant ?

– Oui, monsieur, et je dis même qu’il est le seul coupable, car les autres n’ont été que des instruments dont il s’est servi.

– Enfin, vous êtes sûre. Comment avez-vous acquis cette certitude ?

– Il y a environ trois semaines, un jeune homme, qui habite l’été à Vaucresson avec sa mère, M. Edmond Joubert, a surpris un individu inconnu et de mauvaise mine à la porte de mon jardin, et c’est sur le portrait qu’il m’a fait de cet homme que j’ai reconnu Joseph Gallot.

– Alors, madame, vous connaissez donc ce misérable ?

Mme Clavière baissa la tête et répondit d’un ton douloureux :

– Je n’ai pas à vous le cacher, monsieur, il était le mari de ma tante, la sœur de ma mère.

– Naturellement, il sait que vous avez une certaine fortune ?

– Il faut le croire.

– Sa demande de cent mille francs le dit assez. C’est bien, Madame, je suis suffisamment édifié. C’est un secret que vous venez de me confier, je l’ai compris ; soyez tranquille, je n’en abuserai pas.

– Oh ! merci, monsieur.

Le chef de la sûreté écrivit rapidement quelques lignes sur une feuille de papier de service, puis sonna.

Au garçon de bureau qui se présenta, il dit :

– Gobert est-il là ?

– Oui, monsieur.

– Remettez-lui ceci. Qu’il prenne un agent avec lui et fasse diligence.

Se tournant vers M. Chevriot et la jeune femme, il reprit :

– C’est l’ordre d’arrêter immédiatement la fille Verrier.

Il continua :

– Cette femme, que l’on a surnommée la Chiffonne, est une fille soumise qui ne ressemble en rien à ses pareilles, disent les rapports de police ; loin de se faire une sorte d’auréole de l’état d’abjection dans lequel elle est tombée, elle en souffre ; très sobre, elle n’entre jamais dans un de ces débits de vins et liqueurs où ses compagnes ont l’habitude de s’enivrer ; elle est douce, polie, a un excellent caractère ; on n’a, jusqu’à ce jour, aucun délit à lui reprocher ; elle s’est mise avec Gallot, on ne sait trop pourquoi, et paraît lui être très attachée. Enfin la Chiffonne est une de ces malheureuses, comme il y en a trop, que la misère, probablement, a jetées dans la boue du ruisseau. Si elle sait où est l’enfant et elle doit le savoir, – elle nous le dira.

– Je me sens prise de pitié pour cette malheureuse, dit Mme Clavière.

– Nous saurons, madame, si elle est digne de votre intérêt. Mais revenons à Joseph Gallot ; il est capable de ne pas vouloir avouer qu’il est l’auteur de l’enlèvement ; il est donc nécessaire qu’il soit mis en présence de M. Edmond Joubert.

– Mais si la femme avoue, monsieur ?

– D’abord, madame, nous ne sommes pas absolument sûrs que la Chiffonne soit la complice, ensuite elle peut nier aussi.

– C’est vrai.

– Nous avons donc besoin de M. Joubert.

– Je le ferai prévenir, monsieur, et s’il est à Vaucresson il pourra être ici à midi.

– Mettons une heure ; si vous le voulez bien, madame, et vous, monsieur le docteur, prenons rendez-vous dans mon cabinet à une heure de relevée.

– Soit, cher monsieur, à une heure, dit M. Chevriot.

Lui et Mme Clavière prirent congé du chef de la sûreté.

Pinguet, toujours scrupuleusement exact, les attendait rue du Helder.

Il reçut les instructions de Mme Clavière et partit immédiatement pour Vaucresson. S’il ne trouvait pas M. Joubert, c’est qu’il serait à Paris à son bureau. Dans ce cas Pinguet s’empresserait de revenir et, coûte que coûte, il s’arrangerait de façon à ce que le jeune homme fût prévenu que le chef de la sûreté l’attendait dans son cabinet à une heure de l’après-midi.

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