XX Le prisonnier

Mme Durand et Louise ne s’étaient pas couchées. Toute la nuit, mortellement inquiètes et pleurant en face l’une de l’autre, elles avaient attendu leur maîtresse.

Au coup de sonnette de Pinguet, toutes d’eux se précipitèrent vers la porte.

– Où est madame ? où est André ? s’écrièrent-elles.

Pinguet se hâta de leur dire qu’elles devaient se rassurer au sujet de leur maîtresse ; puis il leur apprit pourquoi Mme Clavière était restée à Paris chez le docteur Chevriot.

– Ah ! c’est fini, c’est fini, s’écria Mme Durand en sanglotant, notre enfant est perdu, nous ne le reverrons plus !

– Je crois, au contraire, répondit Pinguet, que la journée ne se passera pas sans qu’on l’ait retrouvé.

– Ah ! Pinguet, mon ami, que Dieu vous entende !

– Maintenant, j’ai à vous demander si M. Philippe Beaugrand est venu ce matin, comme il l’avait annoncé à madame.

– Il est venu, Pinguet. Ah le pauvre jeune homme, je ne pourrais pas vous dire dans quel état il était en apprenant que madame n’était pas revenue. Il nous a quittées presque tout de suite pour aller faire, nous a-t-il dit, une visite à Mme et à M. Joubert. Peut-être est-il encore à la villa.

– Je cours m’en assurer ; il faut d’ailleurs que je voie M. Joubert.

– Allez-vous revenir ?

– Non, ne m’attendez pas.

Philippe Beaugrand était encore, en effet, à la villa Joubert. Il causait tristement avec la mère et le fils de Mme Clavière et de son enfant.

Tous trois avaient les mêmes angoisses.

Le valet de chambre annonça M. Pinguet.

– Ah s’écria Philippe en se dressant d’un seul mouvement, nous allons avoir des nouvelles.

Et comme on le regardait avec surprise :

– Pinguet, ajouta-t-il, est aussi un ami de Mme Clavière ; par dévouement il a voulu être son cocher.

Pinguet fut introduit dans le salon.

Mme Joubert et son fils s’étaient levés aussi pour recevoir, non le cocher de Mme Clavière, mais son ami dévoué. Et, quand Philippe eut serré la main du mari de la modiste, Edmond, à son tour, lui tendit la sienne.

Les questions ne se firent pas attendre.

Pinguet répondait, donnant toutes les explications qu’on lui demandait. Et quand Philippe cessa de l’interroger, il reprit :

– Je suis venu ce matin à Vaucresson afin de calmer les inquiétudes de Mme Durand et de Louise.

– Et les nôtres, monsieur, ajouta Mme Joubert !

– Oui, madame. Mais c’est surtout pour M. Joubert que je suis venu.

– Pour mon fils ! fit la mère du jeune homme, anxieuse.

– M. Edmond Joubert est prié de vouloir bien se trouver aujourd’hui à une heure à la préfecture de police, dans le cabinet du chef de la sûreté.

– Mais pourquoi ? demanda Mme Joubert.

– Je l’ignore, madame, on ne m’a pas tout dit.

– Je le sais, moi, dit Edmond.

La mère regarda son fils avec surprise.

– Chère mère, dit le jeune homme, tu voudrais savoir… mais je ne peux rien te dire encore, j’ai promis de garder le silence.

– Ah !

Et Mme Joubert se disait :

– Toujours le mystère !

S’adressant à Philippe, Pinguet reprit :

– Mme Clavière ne vous a pas oublié, monsieur Beaugrand ; elle m’a bien recommandé de demander si vous étiez venu à Vaucresson.

– J’ai été content quand Mme Durand m’a appris que vous deviez être encore chez Mme Joubert. Vous n’êtes pas prié de vous trouver chez le chef de la sûreté, monsieur Beaugrand, mais je crois bien que vous pouvez y aller tout de même.

– Certainement, j’irai à la préfecture de police. Si vous le voulez bien, monsieur Joubert, je vous accompagnerai afin d’avoir des nouvelles. Ma présence n’étant pas nécessaire dans le cabinet du chef de la sûreté, j’attendrai dans une salle quelconque.

– Eh bien, cher monsieur Beaugrand, dit Edmond, vous ne pouvez plus refuser le déjeuner que nous vous offrions tout à l’heure ; nous allons tout de suite nous mettre à table, et nous partirons à onze heures et demie.

– Monsieur Pinguet veut-il aussi accepter notre déjeuner ? dit Mme Joubert.

– Merci mille fois, madame, mais je retourne immédiatement à Paris où l’on peut avoir besoin de moi.

*

* *

À une heure, Mme Clavière et le docteur Chevriot entrèrent dans le cabinet du chef de la sûreté. Le magistrat avait l’air vivement contrarié.

Toutefois, il s’empressa d’avancer des sièges et de demander si M. Edmond Joubert avait été prévenu.

– Oui, monsieur, répondit Mme Clavière, et il va venir.

– Nous avons absolument besoin de lui.

– Et la femme, cher monsieur ? interrompit le docteur.

– Je suis désolé et furieux en même temps ; nous n’avons pas cette femme.

Mme Clavière s’agita avec malaise.

– Dimanche soir, continua le chef de la sûreté, immédiatement après l’arrestation de son amant, la Chiffonne s’est enfuie du domicile commun, emportant quelques hardes, et n’y a plus reparu.

– Oh ! mon Dieu, gémit la jeune femme.

– Vraiment, nous jouons de malheur ; il semble qu’il y ait dans toute cette affaire une fatalité. Mes agents se sont informés dans le quartier, nul ne peut dire ce que la Chiffonne est devenue. Mais je vais la faire chercher et il faudra bien qu’on la retrouve.

– Mon enfant, mon pauvre enfant ! dit Mme Clavière.

Et elle se mit à pleurer.

Le docteur lui prit la main.

– Marie, mon enfant, du courage, dit-il.

– Oui, madame, dit le magistrat, du courage, et surtout ne désespérez pas.

Le garçon de bureau annonça M. Edmond Joubert.

– Faites entrer M. Joubert. Ah ! le prisonnier est-il là ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien.

Edmond Joubert entra dans le cabinet.

Mme Clavière et le docteur lui tendirent silencieusement la main.

Je vais faire venir notre homme, reprit le chef de la sûreté.

– Est-il donc nécessaire qu’il me voie, monsieur ? demanda la jeune femme.

– Nullement, d’abord, nous verrons ensuite… Du reste, je tiens à l’interroger sans témoins.

Et, ouvrant une porte, il ajouta :

– Madame, messieurs, veuillez passer dans cette pièce.

Dès qu’il fut seul, il s’assit devant son bureau et sonna. Le garçon de bureau parut.

– Dites qu’on amène le prisonnier.

Un instant après le borgne entrait dans le cabinet escorté de deux gardes municipaux.

– Gallot, lui dit le magistrat, vous avez été arrêté pour avoir pris part à une attaque nocturne, à main armée ; votre victime n’est pas morte et ses jours ne sont pas en danger, ce qui rend votre affaire moins grave.

Vous n’êtes pas un repris de justice, puisque vous n’avez encore encouru aucune condamnation ; mais nous avons sur vous des renseignements déplorables : vous faites partie d’une bande de voleurs.

– C’est faux, je suis un ouvrier.

– Vous avez été ouvrier serrurier, bon ouvrier même, mais depuis longtemps vous ne travaillez plus. Au lieu de continuer à gagner honnêtement votre vie, vous êtes devenu un rôdeur de nuit, un cambrioleur ; on vous présente comme un malfaiteur des plus dangereux.

– Encore une fois, c’est faux.

– Quels sont aujourd’hui vos moyens d’existence ?

– J’ai une femme, elle travaille.

– Oui, vous avez une concubine et vous vivez de la prostitution de cette malheureuse.

– Ce n’est pas défendu, répondit le borgne avec cynisme.

– Ah ! vous croyez cela ? Eh bien, vous vous trompez… Mais passons. C’est samedi que votre complice dans l’attaque nocturne s’est fait arrêter ; où avez-vous passé cette journée de samedi dernier ?

– Chez moi, tranquillement.

– Vous mentez ! Vous êtes sorti le vendredi matin accompagné de votre maîtresse, la nuit de vendredi à samedi vous n’avez pas couché chez vous, vous n’êtes rentrés à votre domicile que le samedi soir, très tard. Où avez-vous passé la journée de vendredi et celle de samedi ?

Le prisonnier resta silencieux.

– Répondez ! ordonna le chef de la sûreté.

– Eh bien, je ne me rappelle plus.

– Vous avez la mémoire courte. Écoutez, Gallot, vous êtes dans une situation grave, très grave ; mais n’ayant eu encore aucune condamnation, vous pourriez avoir quelque droit à l’indulgence de la justice. Et cependant une nouvelle charge pèse sur vous, et celle-ci est encore plus terrible que celle de l’attaque nocturne.

Le misérable regarda le chef de la sûreté avec une sorte d’effarement.

– Je ne comprends pas, balbutia-t-il.

– Gallot, répondez et dites la vérité, où êtes-vous allé samedi avec votre maîtresse ?

– Je ne sais pas.

– Ah ! vous ne savez pas ? Eh bien, moi, je vais vous le dire : vous êtes allés tous deux à Vaucresson.

Le borgne eut un tressaillement qui n’échappa point à son interlocuteur. Cependant, conservant tout son sang-froid :

– Hein, fit-il, Vaucresson ? qu’est-ce que c’est que ça, Vaucresson ?

Mais il se disait :

– Ah ! la taupe ! elle s’est fait pincer et elle a parla. Et pourtant… Prenons garde et jouons serré.

– Vraiment, reprit le chef de la sûreté d’un ton ironique, vous ne connaissez pas Vaucresson, vous ne savez pas que c’est une commune des environs de Paris ?

– Ma foi, non, je ne savais pas.

– Alors vous n’êtes jamais allé dans ce village ?

– Jamais.

– Et pourtant vous y avez été vu.

– Impossible ; je viens d’entendre parler de ce pays-là pour la première fois.

– Ainsi vous n’êtes jamais allé à Vaucresson ?

– Je viens de vous le dire.

– Vous niez avec une singulière audace.

– Je ne peux pas dire ce qui n’est pas pour vous faire plaisir.

– Je vous répète que vous êtes allé plusieurs fois à Vaucresson et qu’on vous y a vu.

– Non, non, c’est faux.

Le magistrat se leva brusquement, ouvrit la porte de la pièce voisine et dit :

– Monsieur Joubert, venez !

Le jeune homme entra.

Le chef de la sûreté regardait fixement le prisonnier.

Il le vit tressauter et pâlir. Du reste, il n’existait plus un doute dans sa pensée.

Malgré tout, l’ancien serrurier conservait sa présence d’esprit et se disait :

– C’est ma nièce qui a deviné que j’étais l’auteur de l’enlèvement du gosse, grâce à ce pante à figure de Don Quichotte, qui a jaspiné. La Chiffonne ne s’est pas laissé pincer comme j’en ai eu peur un instant ; allons donc, c’est une fine mouche, la Chiffonne, elle s’est donné de l’air… Un pied de nez aux roussins et on cherche. On ne sait rien, on ne saura rien, on ne retrouvera pas le bébé.

– Monsieur Joubert, reconnaissez-vous cet homme ? demanda le chef de la sûreté.

– Oh ! parfaitement, monsieur, répondit Edmond.

– C’est bien lui que vous avez vu à la porte du jardin de Mme Clavière ?

– Oui, monsieur, c’est bien cet homme que j’ai vu à la porte du jardin de Mme Clavière, feignant de dormir.

– Va, féniant toi-même, se dit tout bas le borgne.

– Eh bien, Gallot, reprit le magistrat, vous voilà confondu.

– Oh ! pas le moins du monde, monsieur le chef de la sûreté, répliqua le misérable avec aplomb, je ne connais pas ce monsieur et il ne me connaît pas ; je ne dis pas que c’est un faux témoin, mais il se trompe.

– Ah ! c’est trop fort ! exclama Edmond.

– Monsieur Joubert, dit vivement le magistrat, ne vous donnez pas la peine de répondre à cet homme.

S’adressant au prisonnier, il reprit :

– Toutes vos dénégations sont inutiles, nous avons des preuves de votre crime.

– Des preuves, vous avez des preuves ?… Eh bien, c’est ça qui est trop fort, par exemple. Et d’abord de quel crime m’accusez-vous ?

– D’avoir pénétré par escalade dans la propriété de Mme Clavière, à Vaucresson, et d’avoir enlevé l’enfant de cette dame.

– Ah ! en voilà bien d’une autre, j’ai enlevé un enfant, moi, moi ?

– Oui, vous, Joseph Gallot, assisté de deux complices.

Le misérable haussa les épaules.

– Une drôle d’invention, tout de même, fit-il.

– Gallot, qu’avez-vous fait de cet enfant ? où est-il ? Je vous adjure de le dire.

– Vrai, monsieur le chef de la sûreté, je ne comprends rien, mais rien du tout à ce que vous me dites.

– Il ne parlera pas, se dit le magistrat.

Il prit sur son bureau la lettre de la Chiffonne et la plaçant sous l’œil du borgne :

– Qui a écrit cette lettre ? demanda-t-il.

– Tiens, vous me faites là une question drôle, est-ce que je peux savoir, moi ?

– Gallot, c’est la Chiffonne, votre maîtresse, qui a écrit cette lettre.

– Allons donc !

– Cette lettre, que Mme Clavière a reçue lundi matin, a été écrite par votre maîtresse dimanche, dans l’après-midi, et vous en connaissez le contenu.

– De plus en plus drôle, grommela le prisonnier.

– Contre cent mille francs que vous demandiez, vous deviez rendre l’enfant. Eh bien, si votre maîtresse était allée hier au cimetière, où Mme Clavière l’a attendue, elle aurait reçu les cent mille francs.

L’œil du bandit s’éclaira d’une lueur fauve.

– Vous entendez, Gallot, elle aurait reçu les cent mille francs en billets de banque, elle aurait ensuite rendu l’enfant et l’affaire eût été étouffée, et vous n’auriez pas maintenant à rendre compte à la justice du double crime de rapt et de séquestration d’enfant.

Il y eut, dans la physionomie de Gallot, un mouvement qui fit penser au chef de la sûreté qu’il était parvenu à ébranler le misérable.

– Mais, continua le magistrat, vous pouvez avoir encore droit à l’indulgence, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, dites où est l’enfant.

– Mais encore une fois, répliqua Gallot, grimaçant, je ne sais rien de cette affaire, je ne comprends rien à tout cela.

– Gallot, écoutez bien ceci : En ce moment, cette très grave affaire peut encore être étouffée et demain il sera trop tard ; dites où est l’enfant.

– Mais puisque je vous dis que je ne sais rien de cette affaire.

Le front du magistrat se plissa et il ne put réprimer un vif mouvement d’impatience.

Quant à Edmond Joubert, s’il n’avait pris conseil que de son indignation il se serait précipité sur le misérable et l’aurait étranglé.

Tout à coup, la porte en face du prisonnier s’ouvrit et Mme Clavière parut, les joues inondées de larmes.

M. Chevriot était derrière elle.

Ils avaient tout entendu.

À la vue de sa nièce, Gallot eut un haut-le-corps et fit un pas en arrière.

Mais son regard restait comme rivé sur le visage pâli de la jeune femme.

– Mâtin, se dit l’horrible gredin, elle est encore plus belle que dans le temps.

Mme Clavière s’avança lentement, puis tendant vers Gallot ses mains tremblantes :

– Monsieur, mon enfant, rendez-moi mon enfant ! s’écria-t-elle.

Il resta immobile et silencieux, mais la regardant toujours, l’œil brillant.

– Au nom de Dieu, je vous en supplie, monsieur, reprit la pauvre mère, dites-moi où est mon enfant !

Le borgne resta impassible… Sur son visage pas un muscle ne remuait.

Mme Clavière tendait toujours vers lui ses mains suppliantes. Elle continua :

– Vous avez fixé la rançon de mon fils à cent mille francs, je vous en donnerai deux cent mille, dites-moi où est mon enfant !

Toujours le même silence, la même immobilité, le même regard brillant.

Il voyait les larmes de la mère, il devinait les tortures de son cœur, il était content, le monstre !

La malheureuse reprit d’une voix déchirante :

– Dites, monsieur, dites, qu’exigez-vous de moi ? Faut-il que je vous implore à genoux, les mains jointes ?

Elle se serait agenouillée devant le hideux scélérat si le chef de la sûreté ne l’en avait pas empêchée.

– Oh ! un enfant, un enfant ! poursuivit-elle d’une voix coupée par des sanglots ; mais il ne vous a rien fait ce pauvre innocent. Pitié, pitié, ayez pitié de mon enfant !

Le visage du misérable était subitement devenu très sombre.

– Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la pauvre mère éperdue, haletante, mais que faut-il donc que je lui dise pour l’émouvoir ?

*

* *

Cette scène n’était plus du goût de l’ancien serrurier, car se tournant brusquement vers le chef de la sûreté :

– Est-ce que vous allez encore longtemps me garder ici ? lui dit-il.

Le magistrat eut dans le regard un éclair de colère.

Mme Clavière laissa échapper une plainte sourde.

– Ah ! s’écria-t-elle, brisée par la douleur, ce n’était pas seulement pour avoir de l’argent qu’il m’a pris mon enfant, c’est aussi une vengeance !

– Joseph Gallot, prononça le chef de la sûreté, d’une voix impérative, une dernière fois, je vous adjure : dites où est l’enfant !

– Enfin, c’est fini, tant mieux, répondit froidement le gredin.

Le magistrat frappa du pied avec une colère contenue.

S’adressant aux gardes :

– Emmenez cet homme, ordonna-t-il.

Mme Clavière s’était affaissée sur un siège.

– Ah ! j’ai rarement vu un pareil scélérat, dit le chef de la sûreté quand le prisonnier fut sorti entre les deux gardes.

Il s’approcha de la jeune femme.

Elle le regarda avec une expression navrante.

– Mon pauvre enfant, mon pauvre enfant ! gémit-elle.

– Du courage, madame, du courage, et, laissez-moi vous le dire encore, ne désespérez pas.

Le vieux médecin ajouta :

– Dieu est là !

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