XVII Les visites

Charlotte Pinguet avait quitté son amie à onze heures et celle-ci était restée dans son petit salon, plongée dans une méditation profonde.

Un peu après deux heures, Louise vint lui annoncer que le maire et deux messieurs qui l’accompagnaient demandaient à lui parler.

– Faites entrer ces messieurs, répondit-elle.

Les trois hommes furent introduits.

– Madame, dit le maire, personne n’est indifférent au malheur qui vous est arrivé.

– Je le sais, monsieur le maire, et je n’ignore pas, non plus, tout l’intérêt que, personnellement, vous me témoignez.

– Vous devinez sans doute, madame, que notre visite a pour objet l’enlèvement de votre enfant.

La jeune femme s’inclina et, de la main, invita les visiteurs à s’asseoir.

– Madame, reprit le maire, ces messieurs, qui arrivent de Versailles, m’ont prié de les accompagner, ce que j’ai fait avec empressement.

Désignant ses compagnons, il continua :

– M. Dailly, procureur impérial ; M. de Fradin, juge d’instruction.

– Oh ! messieurs, messieurs ! fit Mme Clavière très émue.

– Madame, dit le procureur impérial, dès hier nous avons appris au parquet, par le rapport de M. le maire, l’enlèvement de votre enfant, effectué avec une rare audace. M. le maire vient de compléter ses premiers renseignements et vous n’avez plus rien à nous apprendre concernant le fait en lui-même.

Dès hier, madame, toutes les brigades de gendarmerie des arrondissements de Versailles et de Pontoise ont été averties, mises en campagne ; l’enquête de nos gendarmes a été poussée activement, en voici le résultat :

Tout d’abord, on peut supposer, comme étant exact, que les ravisseurs étaient au nombre de trois : l’homme qui conduisait le coupé dans lequel on a porté l’enfant, la femme qui a été vue aussi dans le coupé et un autre individu.

Ce coupé a pu être vu ailleurs qu’à Vaucresson, mais n’a pas été autrement remarqué. Un grand nombre de personnes ont été interrogées, aucune n’a vu la femme et l’enfant. Tous les loueurs de voitures qui existent dans cette partie de l’arrondissement de Versailles et dans les communes du département de la Seine, au nord et à l’ouest de Paris, ont eu à répondre aux questions des gendarmes ; tous ont pu dire où leurs voitures, sorties dans la journée d’hier, étaient allées et à quoi elles avaient servi.

Il y a donc tout lieu de croire que le coupé était venu de Paris, qu’il y est retourné et que, par conséquent, l’enfant a été conduit à Paris. Du reste, avant de quitter Versailles, nous avons écrit au procureur impérial du parquet de la Seine pour lui donner connaissance de l’affaire et dès demain des recherches vont être faites à Paris.

– Je vous remercie vivement, messieurs, répondit Mme Clavière, de tout ce que vous voulez bien faire pour moi et mon enfant ; j’espère que les coupables ne pourront pas se soustraire aux recherches de la justice et que mon fils me sera rendu.

Dès hier j’ai pu faire savoir à mon vieil et excellent ami le docteur Chevriot que des misérables m’ont volé mon enfant ; ce matin le docteur a dû voir le préfet de police et le chef de la sûreté et déjà, probablement, on a commencé les recherches.

– C’est bien, approuva le premier magistrat du parquet de Versailles.

– Madame, dit à son tour le juge d’instruction, nous sommes venus à Vaucresson, M. le procureur impérial et moi, pour vous donner, d’abord, l’assurance que nous ne négligerons rien pour vous faire retrouver votre enfant et ensuite afin d’obtenir de vous certains renseignements qui peuvent nous mettre immédiatement sur la trace des auteurs de l’enlèvement.

La jeune femme vit tout de suite où le magistrat voulait en venir.

– Eh bien, monsieur ? fit-elle.

– Toute chose, madame, tout événement, tout crime a une cause et, naturellement, nous nous sommes demandé dans quel but on vous a enlevé vote enfant.

– Je me le suis demandé aussi, monsieur.

– Et quelle a été la réponse à la question que vous vous adressiez vous-même ?

– Je ne l’ai pas trouvée.

– Nous allons donc la chercher ensemble, si vous le voulez bien.

Vous devez avoir de nombreux amis, madame, mais n’auriez-vous pas aussi au moins un ennemi ?

Bien qu’elle eût sur les lèvres le nom de l’ancien serrurier, la jeune femme répondit :

– Je ne me connais aucun ennemi, monsieur.

– Alors vous ne pensez pas que l’enlèvement de votre enfant soit un acte de vengeance ?

– Je ne le pense pas.

– Êtes-vous en bonnes relations avec les parents de votre mari défunt ?

– Lorsque M. Clavière m’a épousée, il n’avait plus ni son père, ni sa mère, et j’étais comme lui orpheline.

– Quels sont les autres parents de M. Clavière ?

– Des petits-cousins très éloignés qu’il ne connaissait même pas.

– Après la mort de votre mari, vous n’avez eu aucune difficulté avec ces petits cousins ?

– Aucune, monsieur ; je n’ai jamais entendu parler d’eux, j’ai même quelque raison de croire qu’ils n’existent plus ; en effet, désireuse de les connaître, je me suis informée et n’ai pu rien savoir les concernant.

– S’il en est ainsi, madame, ce ne peut plus être un membre de la famille de votre mari qui, pour une cause quelconque, aurait eu intérêt à vous prendre votre enfant. Dès lors, et si nous n’admettons pas qu’il y ait là un acte de basse vengeance, il n’y a plus autre chose dans l’enlèvement qu’un but de chantage. Soyez convaincue, madame, que les misérables vous connaissent bien et savent quelle somme ils peuvent hardiment vous demander.

Or si, dès demain, ces malfaiteurs ne tombent pas entre les mains des agents de la police de sûreté, attendez-vous, madame, à ce qu’il vous soit demandé une somme d’argent plus ou moins forte contre laquelle votre enfant vous sera rendu.

– Ah ! cette somme d’argent, monsieur, je la donnerai !

– Non, madame, non ; votre devoir sera de faire connaître à la justice, et aussitôt, toutes les propositions qui pourront vous être faites. On tendra à ces misérables un piège dans lequel ils viendront se jeter.

– Ainsi, messieurs, selon vous, mes amis et moi n’avons plus qu’à attendre ?

– Oui, madame, et ayez confiance. La justice veille !

Les magistrats se retirèrent.

– Oh ! non, se dit Mme Clavière, je ne pouvais pas leur dire que j’ai un ennemi, Joseph Gallot, et que c’est cet homme que j’accuse de m’avoir pris mon fils !

Vers quatre heures une voiture s’arrêta devant la villa. C’était le docteur Abel qui apportait des paroles de consolation à sa jeune amie.

Il pleurait, le bon vieillard, en mettant sur le front de Marie, – l’appelait maintenant par son petit nom, – un baiser paternel.

Il avait vu le préfet de police, qui avait fait appeler immédiatement le chef de la sûreté. Une heure après, plusieurs agents, choisis parmi les plus fins limiers de la police, s’étaient mis en campagne. Les uns avaient ordre de rechercher l’enfant, les autres devaient mettre tout en œuvre pour retrouver la voiture et le cocher qui avaient été vus à Vaucresson.

Une gratification avait été promise aux agents.

La jeune femme remercia le docteur et, toujours ferme dans sa résolution, ne lui parla point de l’ancien serrurier. Elle attendait et, en attendant, elle ne voulait ni entraver l’action de la justice, ni aider les agents de la sûreté en les mettant sur la piste des ravisseurs.

Elle dit à M. Chevriot qu’elle avait eu la visite du procureur impérial de Versailles et du juge d’instruction et rapporta assez exactement l’entretien qu’elle avait eu avec eux.

Ma chère enfant, répondit le vieillard, les paroles d’espoir vous viennent de tous les côtés et, vous le voyez, les témoignages de sympathie ne vous manqueront point.

Vous avez vu ce matin votre amie Mme Pinguet ; elle a dû vous dire que Me Mabillon était absent de Paris ; il ne sera instruit de votre grande douleur qu’à son retour ; mais j’ai cru devoir en informer un autre de vos amis ; en sortant de la préfecture de police j’ai écrit à M. Beaugrand.

– Était-ce bien utile ? fit-elle tristement.

– Ne faut-il pas que le malheur qui vous est arrivé soit connu de tous ceux qui vous sont dévoués ?

– M. Beaugrand a été l’ami de mon mari, mais nous lui sommes devenus bien indifférents, mon fils et moi !

– Marie, mon enfant, ne jugez pas ce jeune homme aussi sévèrement.

– Pourtant, mon bon docteur…

– Oui, je sais, il a cessé de vous voir… M. Beaugrand aime à se rendre utile et vous n’aviez plus besoin de lui.

– Étonnante raison !

– Extrêmement discret, il a cru devoir respecter le calme de votre solitude.

Elle secoua la tête.

– Marie, reprit M. Chevriot, de ce ton grave qui donnait à sa parole tant d’autorité, ne doutez jamais de la sincère affection de M. Beaugrand pour vous et votre fils. Il ne recevra pas ma lettre assez tôt pour pouvoir venir aujourd’hui à Vaucresson, mais si vous ne le voyiez pas demain, c’est qu’il serait malade à ne pas pouvoir se tenir debout.

Le vieillard resta une heure avec Mme Clavière ; il prit congé d’elle en lui faisant la promesse de la tenir au courant de tout ce qui serait fait pour retrouver son fils.

*

* *

La veille, Edmond Joubert n’avait pu se dispenser d’assister à un dîner suivi d’une soirée donné par la femme de l’agent de change dont il était l’un des associés.

Il était rentré à deux heures du matin et s’était couché sans avoir vu sa mère, qu’il supposait endormie.

Mme Joubert était sur pied depuis longtemps quand son fils se leva à neuf heures.

Aussitôt habillé, il vint, selon une louable habitude, recevoir le baiser maternel.

Ils causèrent pendant quelques instants.

Mme Joubert demanda le nom des personnes que son fils avait vues à la soirée de la femme de l’agent de change.

Ensuite le jeune homme descendit au jardin, examina les fleurs en se promenant, visita les serres et causa assez longtemps avec le jardinier qui, se conformant à un ordre donné par Mme Joubert, ne parla point à son maître du grave événement de la veille.

Ce dimanche, la mère et le fils n’avaient personne, ce qui était rare, car presque toujours, le dimanche, ils avaient des amis de Paris qui venaient passer la journée à la villa Joubert.

Mme Joubert et Edmond déjeunèrent donc tête-à-tête et presque silencieusement.

La mère remarqua que son fils, habituellement triste, avait l’air plus sombre, plus désolé qu’à l’ordinaire.

– Et pourtant, se disait-elle, il ne sait rien encore…

Depuis que le passé de Mme Clavière leur était connu, Mme Joubert et son fils ne parlaient plus de la jeune femme ; mais la mère voyait bien la douleur que son fils avait dans l’âme ; elle voyait bien que malgré tout il pensait toujours à Mme Clavière, que, malgré tout, il ne parvenait pas à chasser de son cœur son fatal amour.

Après le déjeuner, ils passèrent au salon. Voyant son fils rêveur et peu disposé à une conversation, Mme Joubert prit un livre dont elle avait commencé la lecture. Au bout d’un instant, Edmond sortit du salon, monta dans sa chambre, alluma un cigare et, pour le fumer, passa sur le balcon.

Appuyé sur la rampe, il promenait ses regards distraits sur le paysage ensoleillé.

Soudain, ramenant ses yeux dans la rue, il vit trois hommes ; tout d’abord il reconnut le maire de Vaucresson ; l’un des autres hommes ne lui paraissait pas inconnu ; il concentra son attention et, presque aussitôt, et non sans surprise, il murmura :

– Mais je ne me trompe pas, c’est le procureur impérial de Versailles !

Les trois hommes passèrent et, sans grande curiosité, il les suivit des yeux. Il les vit s’arrêter et sonner à la porte de la propriété de Mme Clavière.

– Oh ! fit-il, qu’est-ce que cela signifie ?

Au bout d’un instant la porte s’étant ouverte, les hommes entrèrent.

Edmond jeta son cigare et, appuyant fortement sa main sur son front :

– Mon Dieu, prononça-t-il d’une voix oppressée, pourquoi donc, conduit par le maire, le procureur impérial va-t-il chez Mme Clavière ?

Il se redressa brusquement, rentra dans l’intérieur de la maison, descendit l’escalier en bondissant sur les marches et se précipita comme un fou dans le salon où sa mère lisait ou plutôt essayait de lire, car elle était elle-même fort préoccupée.

– Ma mère, s’écria-t-il haletant, sais-tu ce qui se passe ?

Elle releva la tête.

– Hein ? ce qui se passe, ce qui se passe ! fit-elle. Edmond, pourquoi es-tu ainsi agité ?

– Ma mère, je viens de voir le procureur impérial de Versailles accompagné du maire et d’un autre personnage, ils sont entrés chez Mme Clavière, pourquoi ? Ma mère, qu’est-ce que cela veut dire ? Que se passe-t-il donc chez notre voisine ? Quelle chose a donc pu motiver cette visite du magistrat de Versailles ? Le sais-tu, dis, le sais-tu ?

– Mais, Edmond, balbutia Mme Joubert.

– Ah ! tu ne sais rien ! s’écria-t-il ; eh bien, je vais savoir, moi !

Il allait s’élancer hors du salon.

Mme Joubert s’était levée, elle se plaça entre son fils et la porte.

– Edmond, reste ordonna-t-elle.

– Ma mère, il faut que je sache.

– Reste près de moi, te dis-je.

Il était devenu très pâle et frappait du pied avec une impatience fébrile.

– Assieds-toi, reprit doucement Mme Joubert, et ce que tu veux savoir, je vais te l’apprendre.

– Tu le sais donc ?

– Oui.

Il se laissa tomber sur un canapé et avec de l’égarement dans les yeux :

– Je t’écoute, ma mère, dit-il d’une voix tremblante, parle !

Mme Joubert lui apprit l’enlèvement de l’enfant, lui raconta comment ce crime avait été commis et ce qui s’était passé ensuite chez Mme Clavière.

Il avait écouté en proie à une agitation croissante, la colère dans le regard, les poings crispés et répétant à chaque instant : Les misérables ! les misérables !

– Oh ! mon Dieu, gémit-il, quand sa mère eut cessé de parler, est-elle assez malheureuse, la pauvre femme !

– Edmond, on fera des recherches, l’enfant sera retrouvé.

– Mais, en attendant, chaque minute qui s’écoule augmente les tortures de la pauvre mère ; elle meurt de douleur… Ah ! c’est épouvantable !

– Hélas ! soupira Mme Joubert.

Après quelques instants de silence, le jeune homme reprit :

– Ainsi, ma mère, tu n’as pas hésité à te rendre auprès des malheureuses domestiques ?

– Pouvais-je faire autrement ? Elles appelaient au secours !

– Ah ! tu as bien fait, ma mère, tu as bien fait !

– La jeune bonne était prise d’une attaque de nerf, ma femme de chambre et moi leur avons été utiles.

– Pourquoi ne m’as-tu rien dit ce matin ?

– Oh ! pourquoi ? tu le sais bien.

– Oui, tu craignais de me faire de la peine.

– Sachant trop que tu ne resterais pas indifférent à ce malheur de notre voisine.

Le jeune homme ne dit plus rien.

Peu après il se leva.

– Où vas-tu ? lui demanda sa mère.

– Au jardin, j’étouffe ici, j’ai besoin d’air.

Et il sortit.

Ah ! ce n’était pas au jardin qu’il aurait voulu aller ; s’il l’avait osé, c’est chez Mme Clavière qu’il aurait voulu courir.

Il arpentait les allées du parc, tantôt marchant lentement, la tête inclinée, les yeux à ses pieds, tantôt précipitant sa marche saccadée.

Son agitation ne se calmait point et il y avait en lui de sourds grondements de colère.

Il pensait à la douleur, aux souffrances de la pauvre mère, et il lui semblait qu’il éprouvait, la même douleur, qu’il avait les mêmes souffrances.

Malgré le désir qu’elle en avait, Mme Joubert ne vint pas le rejoindre ; elle devinait ce qui se passait en lui et savait que chercher à le distraire par d’autres pensées n’aurait pour résultat que d’irriter sa douleur.

Elle savait qu’il était dans le parc, elle était tranquille.

Edmond se promena seul ainsi jusqu’à la tombée de la nuit.

Quand il rentra, sa mère lui fit lire une lettre qu’elle venait de recevoir, et qui avait été apportée par la jeune bonne de Mme Clavière.

C’étaient quelques lignes de remerciements adressées à Mme Joubert, et qui se terminaient par ces mots précédant la signature :

« Une pauvre mère désolée. »

Edmond sentit son cœur se serrer et les larmes lui venir aux yeux.

– As-tu été surprise en recevant ce billet ? demanda-t-il.

– Je l’attendais, répondit Mme Joubert, notre voisine est une personne qui sait vivre.

– Quoiqu’elle ait été couturière et demoiselle de magasin, ajouta Edmond.

Le jeune homme se retira de bonne heure dans sa chambre, mais ce ne fut qu’à une heure avancée de la nuit qu’il se mit au lit. Vingt fois il se tourna, se retourna sur sa couche, ne se trouvant bien dans aucune position.

Le tumulte de ses pensées l’empêchait de fermer les yeux.

En songeant à ces misérables qui s’étaient introduits dans la propriété de Mme Clavière pour s’emparer du petit André, il se rappela tout à coup cet homme de mauvaise mine qu’il avait vu un jour endormi ou faisant semblant de dormir contre la porte du jardin de Mme Clavière.

Cet inconnu, ce vagabond, ce rôdeur n’était-il pas un des misérables ?

Quelque chose le lui disait. Quand il l’avait pris par le bras et secoué pour le réveiller, il ne dormait pas. Il l’avait surpris, dérangé au moment où il examinait la serrure de la porte. Et en réfléchissant, il se souvint aussi que l’homme avait plutôt l’air d’un coupable pris en faute que d’un passant fatigué venant de se reposer.

Mais alors, s’il ne se trompait pas, il y avait là une révélation précieuse à faire à la police, d’autant plus précieuse qu’il pouvait donner exactement le signalement de l’homme :

Veston de drap marron crasseux, usé jusqu’à la trame ; chapeau de feutre à larges bords et sale comme le reste de l’accoutrement ; cheveux roux commençant à grisonner ; figure d’ivrogne rougeaude, violacée, laide, repoussante. Signe particulier : borgne.

Oh ! il l’avait bien vu, bien dévisagé, et maintenant que cette face patibulaire lui revenait à la mémoire, il était sûr de reconnaître l’homme entre mille.

Il se demanda ce qu’il devait faire. Son cœur le lui disait. Il avait un motif, une raison pour se présenter chez Mme Clavière, la voir et lui parler.

Il allait pouvoir, enfin, pénétrer dans ce sanctuaire qui lui avait été fermé jusqu’alors et où sa pensée l’avait si souvent conduit.

Il finit par s’endormir avec cette douce pensée que le lendemain il serait reçu par Mme Clavière.

Il se leva de bonne heure et mit à sa toilette un soin tout particulier.

S’il n’avait pris conseil que de son impatience, dès sept heures il se serait trouvé à la porte de Mme Clavière ; mais, homme du monde, il savait qu’il est peu convenable de se présenter chez une femme à une heure trop matinale.

– À neuf heures je le pourrai, se dit-il.

Et il attendit. Mais il trouvait l’attente si longue qu’il lui semblait que l’heure qu’il avait fixée ne sonnerait jamais.

*

* *

À neuf heures, comme elle venait de descendre, Mme Clavière recevait un premier visiteur, Philippe Beaugrand, qui était venu en chemin de fer jusqu’à Saint-Cloud et avait pris là une voiture de louage.

La jeune femme l’accueillit en lui tendant ses deux mains qu’il prit, dans les siennes.

– Ah ! vous avez donc encore de l’amitié pour moi ! lui dit-elle en pleurant.

– Avez-vous donc pensé que je pouvais vous retirer mon amitié ? répondit-il d’une voix vibrante d’émotion. C’est quand on est dans la douleur, à la part qu’ils en prennent, qu’on reconnaît les vrais amis.

– C’est vrai ; mais j’ai cru…

– Qu’avez-vous cru ? dit-il vivement.

– Ne vous voyant plus revenir, j’ai cru que, sans le vouloir, je vous avais offensé, blessé.

– Oh ! m’offenser, vous ! fit-il avec un accent singulier. Aujourd’hui ; avec l’espoir que je puis vous servir, j’accours vers vous et me mets à vos ordres. Ah ! continua-t-il avec feu, mon affection pour vous est toujours la même ; mais pour vous et votre fils, je donnerais ma vie.

L’expression de son regard était si vive, si parlante, que ce fut pour la jeune femme une clarté subite, une révélation.

Elle tressaillit et, doucement, retira ses mains que le jeune homme tenait encore.

– Eh bien, dit-elle, j’ai eu tort, il y a des pensées que je ne devrais pas avoir. Mais laissons cela, nous avons, hélas ! à parler d’autre chose.

– Oui, parlons du malheur.

Deux coups frappés à la porte du salon l’empêchèrent de continuer.

– Est-ce vous, Louise ? demanda Mme Clavière.

– Oui, madame.

– Que voulez-vous ?

La jeune fille entr’ouvrit la porte et répondit :

– C’est M. Edmond Joubert qui désire parler à madame ; il a quelque chose de très important à lui dire.

– Edmond Joubert, je le connais, se dit M. Beaugrand.

– M. Edmond Joubert et Mme sa mère sont mes voisins, dit Mme Clavière. C’est la première fois que M. Joubert vient ici ; il faut qu’il ait, en effet, quelque chose de très sérieux à me dire.

– Recevez-le, je me retire.

– Pourquoi vous retirer ? je vous prie, au contraire, de vouloir bien rester.

Et, se tournant vers Louise :

– Je suis prête à recevoir M. Joubert, dit-elle.

Un instant après Edmond entra dans le salon.

Il était pâle, très ému.

À la vue de Philippe, qu’il ne reconnut pas d’abord, il se sentit gêné, troublé.

La jeune femme vint heureusement à son secours par le cérémonial de la présentation :

– Un de mes amis, monsieur, M. Philippe Beaugrand.

M. Edmond Joubert, mon voisin.

– J’ai l’honneur de connaître M. Joubert, dit Philippe.

Edmond regarda l’ingénieur.

– Il y a déjà plusieurs années de cela, reprit M. Beaugrand, nous nous sommes vus quelquefois dans le cabinet de M. votre père, qui était l’agent de change de ma mère.

– Je me souviens, monsieur, et maintenant je vous reconnais.

Ils se tendirent cordialement la main.

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