V Voisins de campagne

Le petit André avait été sevré à un an.

À cette occasion, sur le conseil de son amie, Mme Clavière avait pris une jeune bonne appelée Louise, que Me Mabillon lui avait trouvée et qui, ayant les meilleures recommandations, paraissait réunir toutes les qualités désirables. Elle s’était vite attachée à l’enfant, ce qui lui avait valu aussitôt l’amitié de la jeune mère.

Le service de Louise n’était pas pénible, Mme Durand ne restant jamais en repos, s’occupant de tout et voulant tout faire. Cependant, quand elle le permettait, la jeune bonne l’aidait à faire le ménage et même un peu à sa cuisine.

En réalité la nouvelle servante n’avait guère qu’à s’occuper de l’enfant, à veiller sur lui, à ne pas le quitter d’un instant, quand, pour une cause ou pour une autre, la jeune mère ne l’avait pas auprès d’elle.

André avait marché à dix mois, et maintenant, solide sur ses petites jambes, il courait déjà comme un petit lièvre.

Mais comme il ne pouvait pas toujours, trottiner ni être constamment, sur les genoux ou dans les bras de sa mère ou de sa bonne, on lui avait acheté une petite voiture dans laquelle on lui faisait faire chaque jour, quand le temps le permettait, une longue promenade dans les bois qui avoisinent Vaucresson.

Mme Clavière s’était enfin décidée à ne pas rester confinée dans son jardin.

Maintes fois, sans exciter sa curiosité, on lui avait vanté la beauté des environs et le charme de la promenade dans les tranquilles allées du bois ; mais un jour on lui apprit que sa maison n’était qu’à une faible distance de l’étang Saint-Cucufa ; alors elle s’était écriée :

– J’irai, je veux voir cet endroit !

Saint-Cucufa ! C’était là, à quelques pas de ce petit étang, dans une clairière du bois, qu’André Claviers était tombé mortellement blessé. Aller là, n’était-ce pas un pieux pèlerinage comme celui qu’elle faisait au cimetière du Père-Lachaise ?

Elle y alla seule une première fois, une seconde fois avec son fils, et, depuis, elle y était retournée souvent. Le lieu lui plaisait, sans doute à cause de ses souvenirs.

À l’ombre de ces grands arbres aux superbes ramures, au bord de cette eau légèrement irisée sous un souffle de vent, il lui semblait que son éternelle rêverie avait plus de douceur et que le recueillement de ses pensées était plus profond.

Elle se sentait comme bercée doucement par le joli chant des oiseaux, très nombreux dans ces bois pleins d’ombre auxquels l’étang et une infinité de ruisselets donnent constamment une fraîcheur agréable et bienfaisante.

Parfois, regardant autour d’elle, la poitrine oppressée et les yeux voilés de larmes, on aurait dit qu’elle cherchait sur le sol quelque trace invisible, depuis longtemps effacée.

Eh bien oui, elle cherchait quelque chose, et ce quelque chose lui manquait.

Elle aurait voulu s’asseoir à l’endroit même où le sang d’André Clavière avait rougi le sol. Philippe Beaugrand, témoin du duel, aurait pu lui dire : « C’est là, à cette place, que mon pauvre ami est tombé. » Mais elle ne voyait plus le jeune ingénieur.

Quand elle s’enfonçait sous bois et trouvait une clairière, elle s’arrêtait. Alors la scène de la rencontre se représentait à elle telle qu’on la lui avait racontée. Elle voyait les deux combattants en face l’un de l’autre, elle voyait briller l’acier des épées se croisant et celle que tenait le baron de Simiane percer la poitrine d’André. Et la victime de l’amour et de l’honneur tombait.

Cette trace de sang répandu qu’elle cherchait, elle la découvrait avec les yeux de l’âme.

*

* *

Assez souvent, dans ses promenades, Mme Clavière rencontrait une dame âgée donnant le bras à un grand et beau garçon, qui ne paraissait pas avoir plus de vingt-sept à vingt-huit ans. La jeune femme les connaissait : c’étaient Mme Joubert et son fils, Edmond Joubert ; ils habitaient l’été à Vaucresson et étaient même ses voisins, car leur propriété, beaucoup plus grande que la sienne, n’était séparée de son jardin que par le mur de clôture, qui était mitoyen.

La vieille dame, très pieuse, ne manquait jamais, le dimanche, d’assister à la messe ; c’était à l’église que Mme Clavière l’avait vue, d’abord, et toujours accompagnée d’une femme de chambre.

Un jour son fils vint l’attendre à la sortie de l’office, sur la petite place.

Edmond vit sa mère saluer Mme Clavière, qui rendit gracieusement le salut.

La jeune femme s’éloigna d’un pas léger et le jeune homme, immobile, comme sous le charme d’une apparition céleste, admirant sa taille svelte, souple et élégante, la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu au détour de la rue.

– Qui donc est cette charmante jeune femme ? demanda-t-il à sa mère en lui offrant son bras, est-ce qu’elle demeure à Vaucresson ?

– Depuis quelque temps déjà ; tu ne l’as donc pas encore vue ?

– Je viens de la voir aujourd’hui pour la première fois.

– Eh bien, c’est notre voisine, Mme Clavière.

– Ah ! fit-il, c’est Mme Clavière.

Après un silence, il ajouta :

– Nous avons une bien jolie voisine, ma mère.

– Oui, mon ami, mais ne vas pas en devenir amoureux.

Le jeune homme sourit et resta silencieux.

Mais, à partir de ce jour, on l’avait vu presque tous les dimanches accompagner sa mère à l’église où il était sûr de voir Mme Clavière.

Si c’était une recommandation que sa mère lui avait faite, ou l’avertissement d’un danger qu’elle lui avait donné en lui disant : « Ne vas pas devenir amoureux de notre jolie voisine, » il n’en avait tenu aucun compte. Un regard de Marie, rencontrant le sien, avait suffi pour faire tomber dans son cœur le germe de l’amour. Le germe s’était promptement enraciné, l’éclosion avait suivi et l’amour naissant s’était épanoui, prêt à prendre le développement d’une grande passion.

Il y a des embrasements soudains et terribles.

Marie Sorel était née pour plaire, pour inspirer l’amour, pour être ardemment désirée. En plus de sa jeunesse et de sa beauté, elle possédait ce charme étrange, irrésistible qui attire, enveloppe, étreint. Elle savait – on le lui avait dit – qu’elle avait la fascination du regard et du sourire. Et c’était un peu à cause de cela aussi qu’elle chérissait cette solitude à laquelle elle s’était condamnée et qui lui donnait une existence paisible. Presque cachée à tous les yeux, elle évitait les luttes qu’il lui aurait fallu soutenir contre des adorateurs ayant la prétention de faire cesser son veuvage.

Elle n’avait pas, été sans remarquer que ce n’était plus une femme de chambre, mais son fils qui accompagnait Mme Joubert à l’église ; toutefois elle était à cent lieues de se douter que c’était uniquement pour elle et non par devoir religieux que le jeune homme se montrait si fervent chrétien. Si elle avait soupçonné la vérité, elle aurait certainement été effrayée. Mais elle ne pouvait pas deviner les pensées de son voisin et ce qui se passait dans son cœur, tant cet amour qu’elle avait inspiré était respectueux et discret.

On dit que rien n’échappe à l’œil clairvoyant et inquiet d’une mère ; cependant le jeune homme savait si bien dissimuler ses sentiments que Mme Joubert fut assez longtemps sans se douter de rien. Edmond allait moins à Paris, était plus souvent auprès d’elle et elle se persuadait que cet empressement n’avait pas d’autre cause qu’un redoublement d’affection filiale.

Quand ils parlaient de leur voisine, – c’était tous les jours, – Mme Joubert ne pouvait pas s’étonner que son fils la trouvât charmante, puisqu’elle-même se plaisait à reconnaître que Mme Clavière avait une grâce parfaite et était extrêmement distinguée.

Jeune homme du monde, instruit, spirituel, joli garçon et riche, Edmond Joubert avait eu, comme tous les jeunes gens de son âge, quelques aventures galantes et un certain succès auprès de ces femmes faciles qu’on pourrait appeler des marchandes de plaisirs ; mais la satisfaction d’un appétit sensuel ne ressemble en rien à l’amour pur, à l’amour vrai, ce sentiment émanant de Dieu par lequel on se donne l’un à l’autre et qui est l’union de deux âmes. Edmond Joubert avait toujours trouvé froides et sans saveur les caresses vénales, et, comme tant d’autres, il s’était vite lassé de ces liaisons malsaines, nées d’un caprice ou d’une fantaisie auxquelles succédait un écœurement profond.

Il aimait la famille et désirait le calme du foyer ; il sentait la nécessité de donner à sa vie une direction en conformité de ses-goûts ; il éprouvait le besoin d’aimer, d’avoir une compagne pour marcher à deux dans la vie, et il pensait sérieusement à se marier, lorsque, pour la première fois, il avait rencontré Mme Clavière.

Disposé comme il l’était, son cœur devait facilement se laisser prendre. Dès le premier jour, il aima la jeune femme, un mois après, il l’adorait.

Mais Marie lui imposait une retenue et un respect qui plaçaient entre elle et lui une barrière qu’il n’osait pas franchir. Presque toujours le véritable amour se fait un cortège de craintes que rien ne semble justifier. Edmond était devenu timide à l’excès.

Dans l’intérêt de son amour, il aurait voulu qu’une certaine intimité s’établît entre sa mère et la jeune veuve. Adroitement, avec des précautions infinies, il insinua à Mme Joubert qu’elle aurait une très agréable société en recevant chez elle Mme Clavière.

– Je le crois, disait la mère, mais nous connaissons si peu cette jeune femme.

Elle avait des hésitations fort naturelles.

Cependant, elle se décida à inviter Mme Clavière à venir la voir quelquefois en qualité de voisine.

Celle-ci, tout en se disant très honorée de la gracieuse invitation qui lui était faite, exprima le regret de ne pouvoir répondre au désir de Mme Joubert. Elle avait cherché l’isolement par goût, elle était tout à son fils et ne pouvait rien changer à sa manière de vivre. D’ailleurs, si elle acceptait l’invitation de Mme Joubert, ce serait faire injure à d’autres personnes qui avaient précédemment sollicité sa visite.

C’était un échec que subissait Edmond.

– Assurément, lui dit sa mère, elle n’a pas obéi, en m’opposant un refus, à un sentiment de fierté ou d’antipathie ; elle veut ne voir personne, c’est chez elle un parti pris. Je commence à croire, comme tout le monde ici, qu’il y a quelque gros secret dans la vie de cette jeune femme.

S’il y a réellement un secret, pensa le jeune homme, je le découvrirai.

Il trouva que ce n’était pas assez de voir Mme Clavière le dimanche à l’église ou sur le chemin qui y conduisait, et ayant appris qu’elle faisait avec son fils et accompagnée de sa jeune bonne, de fréquentes promenades au bois, il mit beaucoup d’empressement à faire faire à sa mère ces mêmes promenades. C’était, disait-il, dans l’intérêt de sa santé. Son médecin ne lui avait-il pas recommandé beaucoup d’exercice ? Elle avait besoin de marcher, de se donner du mouvement, afin de faire diminuer son embonpoint.

L’excellente mère, toujours aveuglée, était ravie du dévouement de son fils et d’une si touchante sollicitude.

Pendant quelques années, entraîné, par les ardeurs de la jeunesse, Edmond lui avait échappé ; mais il lui était enfin revenu, plus aimant que jamais, elle l’avait repris.

Les promeneurs se rencontraient ou dans une des allées du bois ou au bord de l’étang. On se saluait, on échangeait quelques paroles, quelquefois on causait assez longuement. Mme Joubert s’extasiait sur la gentillesse de l’enfant. Edmond s’enhardissait jusqu’à embrasser le petit André. N’était-ce pas un bonheur inappréciable de pouvoir appuyer ses lèvres sur ces petites joues roses, chaudes encore des baisers de la jeune mère ? Et puis n’était-ce pas ainsi par des caresses à l’enfant, qu’il s’emparerait peu à peu du cœur de la mère ?

Certes Mme Clavière était flattée dans son orgueil maternel, car elle ne se doutait point que ces baisers du jeune homme étaient beaucoup plus pour elle que pour son fils.

Elle ne remarquait ni l’émotion de M. Joubert, ni son air contraint, embarrassé, ni ses regards ardents ; elle ne voyait rien. Et lui se disait :

– Elle ne veut pas comprendre que je l’aime, elle ne veut pas voir que je l’adore.

Et il se taisait. Et il enfermait au fond de son cœur son cher secret, tant il craignait d’effaroucher la jeune femme, de creuser à tout jamais, entre elle et lui, un abîme ; et de perdre ainsi le bonheur qu’il avait de la voir et de l’approcher.

Dégoûté des amours éphémères, fatigué des excès de plaisir de sa première jeunesse, il trouvait à son amour platonique un charme infini. Il en vivait.

On arriva à la fin des beaux jours. Les vents d’automne faisaient tomber les feuilles jaunies ; les arbres se dénudaient. Le froid commençait à se faire sentir. Les promenades au bois avaient pris fin.

Les années précédentes, Mme Joubert et son fils quittaient la campagne pour rentrer à Paris à la fin de septembre ; mais ils y étaient encore à la Toussaint. Edmond ne pouvait se faire à l’idée qu’il allait rester plusieurs mois éloigné de Mme Clavière et, autant qu’il l’avait pu, il avait retardé le jour, du départ.

Mais Mme Joubert avait à Paris ses amis, ses relations, elle était réclamée, attendue, et son fils ne pouvait plus lui dire : « Nous sommes bien ici ! ». Ils partirent ; mais le jeune homme se promettait bien de s’affranchir assez de ses devoirs envers le monde pour venir passer à la campagne une journée chaque semaine.

Mme Joubert était veuve d’un agent de change que la mort avait enlevé à la fleur de l’âge et au moment où il commençait à arrondir sa fortune. Edmond Joubert n’avait alors que vingt ans. Bien qu’il eût déjà travaillé un peu avec son père, il était beaucoup trop jeune pour pouvoir assumer la responsabilité d’une maison financière ; sa mère, d’ailleurs, n’aurai voulu pour rien au monde qu’il se jetât dans le tracas des affaires et qu’il en connût les soucis. C’était déjà assez, déjà trop d’avoir perdu son mari par suite d’un travail incessant et excessif. La bourse est une fournaise dans laquelle elle ne voulait pas voir tomber son fils.

La charge fut vendue, et comme il était bon que M. Joubert fils eût une occupation, il devint un des associés du successeur de son père. Les trois premières années, il rendit par son travail de sérieux services à la maison ; mais peu à peu son zèle diminua et bientôt il trouva que c’était suffisant de venir passer une heure le matin dans les bureaux. Devenu homme de plaisir, ayant de l’or à jeter à pleines mains, il s’amusait, comme on s’amuse à vingt-trois ans, en écervelé, passant d’une folie à une autre, faute d’une main forte et virile pour le maintenir. À cela, heureusement, et sa mère s’en félicitait, il n’avait pas usé, détruit sa santé.

Souvent Mme Joubert avait dit :

– Je suis trop bonne pour lui, je suis trop faible.

Mais elle l’aimait tant son fils, même quand il lui faisait verser des larmes !

Edmond restait associé d’agent de change, et, sans avoir. Beaucoup plus à faire qu’à se montrer de temps à autre dans des bureaux, comme nous l’avons dit, il touchait chaque année de cinquante à soixante mille francs pour sa part des bénéfices de la maison.

En dehors de cela, Mme Joubert avait une maison à Paris, d’un rapport de cinquante mille francs, plus trente mille francs de revenu en bonnes valeurs mobilières.

Certes, c’était là, avec un nom honorable, une magnifique fortune à offrir à Mme Clavière, qui passait pour ne pas avoir plus de huit à dix mille francs de rente.

– Il m’importe peu qu’elle soit presque pauvre, se disait-il, je suis assez riche pour nous deux. Elle n’aime pas le monde, elle est très simple et très modeste dans ses goûts, soit ; mais elle a un fils, et si elle ne désire rien pour elle, elle est certainement, comme toutes les mères, ambitieuse pour son fils ; il est impossible qu’elle n’ait pas le désir de le voir riche un jour.

Elle ne pourra pas douter de mes sentiments quand je mettrai ma fortune à ses pieds en lui disant : Elle est à vous et à votre fils, cette fortune que je vous offre avec toute la tendresse, tout l’amour qu’il y a pour vous dans mon cœur.

Edmond Joubert pensait ainsi quand l’espoir versait en son âme une douce ivresse ; mais, aussitôt, la crainte revenait le tourmenter et il se disait :

– Je la connais assez pour être certain qu’à ses yeux ma fortune et celle de ma mère ne compteront pour rien. Pour que j’aie le droit d’espérer, il faudrait qu’elle m’aimât.

Et il ajoutait tristement :

– M’aimera-t-elle ? Peut-elle m’aimer ?

Share on Twitter Share on Facebook