IX Une découverte

Joseph Gallot était rentré chez lui à cinq heures et il attendait avec une fiévreuse impatience. Trois heures s’écoulèrent. Comme elles lui parurent longues, ces heures d’attente !

Quand huit heures sonnèrent à l’église Saint-Laurent, son œil sombre eut un éclair livide et il poussa un rugissement de fauve.

– Elle n’a rien fait, la grue, s’écria-t-il, et elle ne revient pas, elle ne rentrera pas ce soir, elle a peur que je la crève !

Il ne tenait plus en place ; il allait sans cesse de la fenêtre à la porte, regardant dans la rue, tendant l’oreille aux bruits dans l’escalier. Il arpentait la longueur de la chambre, bousculant les meubles, culbutant les chaises, chancelant et trébuchant comme s’il était ivre. Et cependant il n’avait bu dans la journée que la valeur d’un demi-verre de rhum.

Enfin, à huit heures dix minutes, penché à la fenêtre, le regard plongé dans la coulée de la rue déjà noire, il crut reconnaître la Chiffonne se glissant le long du trottoir.

Il retourna à la porte, l’entr’ouvrit et écouta.

Bientôt il entendit des pas précipités dans l’escalier et le bruit d’une respiration haletante.

– Je ne me suis pas trompé, murmura-t-il, c’est elle. Mais où diable est-elle donc allée ?

Il se recula jusqu’au milieu de la chambre et s’étira les bras en prononçant d’une voix sourde :

– Nous allons voir.

La Chiffonne poussa la porte et entra.

Depuis la gare elle avait marché très vite et même un peu couru, la sueur ruisselait sur son visage.

– D’où viens-tu ? demanda le borgne.

– De Saint-Cloud.

– Hein, de Saint-Cloud ? Mais as-tu réussi ?

– Pas aussi bien que je l’aurais voulu ; cependant je sais…

– Attends, l’interrompit Gallot.

Il referma la porte, revint se placer devant la femme et d’une voix qui n’avait plus rien de dur :

– Maintenant, dit-il, parle.

– Il ne m’a pas été possible de savoir le nom de la dame.

– Son nom, je le sais, moi.

– Ah !

– Est-ce donc à Saint-Cloud qu’elle demeure ?

– Non, mais à deux petites lieues de Saint-Cloud, dans un village qu’on appelle Vaucresson.

Le borgne laissa échapper une exclamation de contentement.

– Je connais l’endroit, fit-il, j’y suis allé autrefois ; jolie commune, à mi-côte, presque au milieu des bois. Mais tu n’as pu aller ce soir à Vaucresson ; es-tu sûre, bien sûre que la dame habite là ?

– Oui.

– Comment l’as-tu su ?

– On me l’a dit.

– Qui ?

– Un employé de la gare de Saint-Cloud.

– Et s’il t’a trompée ?

– Non, il ne m’a pas trompée. Du reste, je vais te raconter la chose.

Et elle lui fit le récit de sa poursuite jusqu’à Saint-Cloud.

– Ah ! reprit-elle, je n’en menais pas large, quand je vis la dame monter dans le coupé qui l’attendait ; j’étais toute bête… Mais comme je viens de te le dire, j’avais vu, au moment où elle partait, où elle m’échappait, l’employé de la gare la saluer.

– Il la connaît donc, pensais-je, pour qu’il l’ait saluée ainsi ?

Alors il me vint une idée, et tu vas voir qu’elle était excellente.

Elle poursuivit en racontant avec un certain orgueil le rôle qu’elle avait fait jouer à sa pièce d’or.

Quand elle eut fini, elle regarda Gallot ayant l’air de lui dire :

– Eh bien, cette fois, es-tu content de moi ?

Il comprit, sans doute, car il la prit dans ses bras et mit un baiser sur chacune de ses joues.

Il lui donnait si rarement une pareille marque de tendresse qu’elle faillit se pâmer de joie et de plaisir.

– Hé, hé, fit-il en riant, tu te révèles à moi sous un jour tout nouveau ; tu es intelligente, tu as de la finesse, de l’imagination, l’esprit prompt. Eh bien, vrai, tu n’es pas bête du tout. Pour peu que tu sois poussée, stimulée, tu iras loin. Maintenant, pour me servir de toi, je n’y regarderai plus à deux fois. Elle est délicieuse ta pièce d’or.

Mais pourquoi ne m’avais-tu pas dit que ces vingt francs étaient dans ta poche ?

– Tu me les aurais pris. Et, tu vois, si je n’avais pas eu ma pièce d’or, je n’aurais pas réussi, je serais revenue sans rien savoir.

– C’est pourtant vrai.

– Il y a plus de deux mois que je l’ai mise de côté, la cachant ; j’avais comme le pressentiment que j’aurais une bonne occasion de m’en servir.

– Et maintenant qu’elle t’a servi, que tu lui as fait jouer son rôle, tu vas me la donner.

– Te donner ma pièce ?

– Oui, j’en ai besoin.

– Pourquoi faire, dis ?

– Je n’aime pas que tu sois curieuse, tu le sais.

– Tu veux ma pièce pour courir chez le mastroquet du bord du canal jouer et boire.

– Non, répliqua-t-il gravement, j’ai mieux que cela à faire. Quand je vais jouer et boire, c’est que je ne sais que faire, c’est que je m’embête. Maintenant je ne suis plus embêté, je veux devenir sérieux, enfin, quoi, je veux changer de vie… Et la preuve c’est que je ne sortirai pas ce soir.

Elle le regardait avec une sorte de stupéfaction.

– Eh bien, oui, fit-il, je me range.

Elle sourit doucement, en secouant la tête. Elle n’était pas convaincue.

– Allons, reprit-il, donne-moi les vingt francs.

– Si tu me disais ce que tu en veux faire…

– Je te le répète, j’en ai besoin.

– Mais cela ne me dit pas…

– Eh bien, il me les faut pour aller demain à Vaucresson.

– Voir la dame ?

– Oui.

Elle plongea sa main au fond de sa poche et retira la pièce d’or dont Gallot s’empara lestement.

– Écoute, la Chiffonne, dit-il, je n’ai jamais eu à me plaindre de toi sérieusement.

– C’est bien heureux que tu le reconnaisses.

– M’es-tu sincèrement attachée ?

– Comment, tu me demandes ça quand tu sais que je me jetterais au feu pour toi !

– C’est vrai, tu es une bonne fille, la Chiffonne.

– Trop bonne pour toi, Joseph, car souvent…

– C’est bon, ne parlons pas de ces choses-là… Je suis vif et quand une araignée ou une autre petite bête me trotte dans la tête, la colère me prend et je cogne. Eh bien, la Chiffonne, nous tuerons l’araignée et les autres petites bêtes. Malgré ceci et cela, je t’aime bien tout de même et je suis content de toi. Vois-tu, cette pièce de vingt francs, eh bien, elle me prouve que tu es économe, une autre qualité que je ne te connaissais pas. Jusqu’à présent, tu as partagé ma bonne et ma mauvaise fortune, bonne parfois, mauvaise presque toujours ; mais celle-ci va disparaître pour faire place à l’autre, et si tu continues à être gentille, à m’être dévouée, nous ne nous quitterons jamais.

– Mais je ne veux pas te quitter ! s’écria-t-elle, et si tu me quittais, toi, je me tuerais !

– Alors, c’est entre nous, à la vie, à la mort ?

– Oui.

– La Chiffonne, je te le dis, un jour, bientôt, nous serons riches.

– Tu attends un héritage ? fit-elle souriante.

– Peut-être.

– Pourvu qu’on puisse vivre, dit-elle avec un grand sérieux, on se passe facilement de la fortune ; on est riche quand on aime !

– Tiens, tu es gentille, mais tout à fait gentille !

Et il l’embrassa une seconde fois.

L’homme terrible, le bandit s’attendrissait.

Jamais la Chiffonne ne l’avait vu aussi expansif et de si belle humeur.

Si elle essayait de le faire causer ! Elle ne pouvait pas trouver un moment plus favorable.

– Joseph, reprit-elle, en lui passant doucement les doigts dans la barbe, dis-moi donc pourquoi tu tiens tant à connaître la demeure de la dame du cimetière et pourquoi tu veux la voir ?

– Çà, répondit-il, tu le sauras plus tard.

– Pourquoi pas maintenant ?

– Parce que c’est inutile.

– Pourtant, mon bon petit homme.

– Allons, c’est assez de câlineries comme ça, c’est un hameçon auquel je ne mords pas.

– Oh ! voilà que tu fais ta grosse voix ; mais c’est pour rire, tu n’es pas méchant, tu es gentil, au contraire. Sais-tu que je suis jalouse ? Elle est si jolie, la jeune dame ! Voyons, mon gros loulou, qu’est-ce que tu lui veux, à cette dame ?

– Je veux la voir, je te l’ai dit.

– Qu’as-tu donc à lui dire ?

– C’est mon affaire et non la tienne.

– Es-tu assez cachottier ! Comment s’appelle-t-elle ?

– Tu n’as pas besoin de savoir son nom.

– Il y a longtemps que tu la connais ?

– Oui.

– Quel âge a-t-elle ?

– Je ne sais pas.

– Où donc l’as-tu connue ?

– En Prusse.

– Tu n’es jamais allé dans ce pays-là ; je vois bien que tu te moques de moi.

– Tu me questionnes, je te réponds de manière à te faire comprendre que tes questions me déplaisent, qu’elles m’ennuient.

Brusquement il la repoussa.

– Je t’ai dit souvent, continua-t-il, que tu étais trop curieuse. C’est un horrible défaut chez une femme ; il faut t’en corriger, la Chiffonne. En attendant, écoute bien ceci et tâche de ne pas l’oublier : tu ne sauras jamais de mes affaires que ce qu’il me plaira de te dire et quand je voudrai le dire. Sois toujours prête à me servir et à faire ce que je t’ordonnerai ; de la fidélité toujours et jamais de trahison, voilà ce que je te demande.

La Chiffonne ne répliqua pas ; elle fit la moue et alla bouder dans un coin.

*

* *

Le lendemain, à huit heures du matin, Callot était à Vaucresson. Il marchait lentement dans la grande rue, cherchant du regard une personne, homme ou femme, à figure bonasse, qu’il pourrait interroger sans éveiller aucun soupçon.

Il n’était pas venu à Vaucresson pour voir sa nièce ; il tenait, au contraire, à rester inconnu dans la localité et à ne pas se faire remarquer. Il avait son plan et avant de le mettre à exécution, il voulait savoir bien des choses.

Il savait très bien, d’ailleurs, que s’il avait l’audace de se présenter chez la veuve, elle le ferait chasser comme un malpropre. Il n’en était pas encore là.

Aussi il s’était dit :

– Vouloir aller trop vite ne vaut rien ; tâtons le terrain et soyons prudent.

Il avisa un gamin qui, le nez en l’air, sans se presser, se rendait à l’école, portant en bandoulière son sac d’écolier. Il l’arrêta au passage.

– Mon petit ami, lui dit-il, connais-tu une dame qui s’appelle Mme Clavière ?

Le gamin le regarda, se mit à rire, moqueur, mais répondit :

– Mme Clavière ? oui, m’sieur, je la connais, et la preuve c’est que je suis enfant de chœur, que je la vois à la messe et que c’est moi, dimanche dernier, qui lui ai porté le chanteau.

– Je sais, elle est très pieuse.

– Oui, m’sieur.

– Si tu veux m’indiquer la maison où elle demeure, je te donnerai deux sous.

– Je veux bien, m’sieur.

Et le gamin tendit sa main.

Gallot donna les deux sous.

– C’est par là, reprit le moutard ; j’arriverai en retard à l’école, mais ça ne fait rien ; le maître n’ose pas me gronder, ni me mettre en retenue parce que je suis enfant de chœur et qu’il a peur de M. le curé. Par ici, m’sieur.

Il enfila une rue montante. Gallot le suivit.

Après quelques minutes de marche, le gamin s’arrêta.

– M’sieur, dit-il, voyez-vous là-bas une grande maison ?

– Oui. C’est là ?

– Non, cette maison est celle de Mme Joubert, l’autre après c’est chez Mme Clavière.

Sur ces mots, le gamin tourna les talons et s’en alla en courant.

Gallot enfonça sur son front son chapeau à larges bords, de façon à cacher le haut du visage, et se donnant l’air et l’allure d’un promeneur sentimental, il s’avança vers les maisons indiquées.

Sans s’arrêter, en passant, il jeta un rapide coup d’œil sur l’habitation de Mme Clavière qui, bien éclairée par les rayons du soleil, se détachait, illuminée, de son cadre de verdure.

– Petite maison, se dit-il, mais riante et gaie et d’aspect agréable ; c’est comme un petit hôtel des Champs-Élysées. Comme ça doit être cossu là-dedans. Ah ! la mâtine, en a-t-elle de la chance.

Du côté opposé à la propriété de Mme Joubert, attenant au jardin de Mme Clavière, il y avait un vaste terrain en culture : des champs de framboisiers, de groseilliers, d’asperges ; des carrés d’artichauts, de choux, de petits pois, etc…, et un peu partout, émergeant au-dessus des plantations et des semis, des pommiers, des pruniers, des cerisiers, des pêchers de plein vent, jetés çà et là, sans symétrie.

Ce terrain séparait la propriété de Mme Clavière d’une autre de moins d’importance, également entourée de murs et qui, à ce moment, n’était pas habitée.

Le terrain était à vendre, ainsi que l’indiquait un écriteau cloué à un poteau. Il n’était fermé que par une palissade en fort mauvais état et que le propriétaire, dans l’espoir de vendre, ne jugeait pas à propos de réparer.

L’œil de Gallot inspecta le terrain ; il était désert.

– Personne, murmura-t-il, ça va bien, je vais pouvoir examiner.

Il pénétra dans le terrain à un endroit où la palissade était renversée et alla vers le mur du jardin qu’il voulait suivre dans toute sa longueur, ce qu’il pouvait faire sans risquer beaucoup d’être vu, étant caché par les framboisiers.

Il ne marchait pas vite, prenant le temps de chercher la place où l’on pourrait s’introduire plus facilement dans la propriété par escalade.

– Ah ! mais, se disait-il, il est long, ce mur ; le jardin est grand, plus grand que je ne l’aurais cru ; est-ce que ces arbres magnifiques en sont aussi ? Mais oui, vraiment, ils sont dans l’enclos. À la bonne heure, elle a de l’ombre, sous ces arbres, le soleil ne peut pas lui roussir le teint.

Il s’arrêta brusquement.

De l’autre côté du mur un enfant faisait entendre des petits cris joyeux et un rire argentin.

– Tiens, fit Gallot, il y a un mioche dans le jardin.

Soudain, il tressauta.

Une voix de femme, qu’il reconnut aussitôt à son timbre mélodieux disait :

– André, mon chéri, ne va pas de ce côté, tu sais bien que je te défends toujours de courir autour du bassin.

Il se fit un moment de silence, puis on entendit le chéri répondant à sa mère avec ce zézaiement si adorable dans la bouche des enfants :

– Maman, veux voir poissons rouges, mène-moi ; jolis, poissons rouges, pas méchants, mangent pas petit André.

– Eh bien, oui, mon chéri, viens, nous leur donnerons cette brioche que tu laisses là, sur le gazon.

Gallot, rouge comme une écrevisse, s’était collé contre le mur pour mieux entendre.

Il y eut encore quelques cris joyeux de l’enfant, puis le jardin retomba dans le silence.

– Qu’est-ce que ça signifie ? se demanda Gallot en se frappant le front. Je veux bien que les griffes du diable m’écorchent si j’y comprends quelque chose.

Voyons, voyons, ai-je bien entendu ? Mais oui, mille tonnerres, j’ai bien entendu ! Si je n’ai plus qu’un œil, j’ai toujours mes deux oreilles, et elles sont bonnes.

Elle a dit : « André, mon chéri ! » André, André ! le nom du jobard qui s’est fait tuer ; et lui, le gosse, l’a appelée « maman ». Sa mère !… Est-elle réellement sa mère ?… Au fait, pourquoi non ? On a vu des choses plus drôles.

Alors le mouffeton serait… eh oui, tonnerre d’enclume, le petit du baron. Voilà, j’y suis, je comprends.

Ah la gaillarde, a-t-elle assez bien su manigancer sa petite affaire…

Comme elle vous a su empaumer ce pauvre godiche de Longereau…

Hé, hé c’est une forte tête, ma nièce. Nom de nom ! mais c’est à pouffer de rire, c’est tordant.

Quelle aventure ! Ponson du Terrail en ferait un roman ; c’est encore plus fort que son Rocambole. En attendant voilà, pour moi, une fameuse découverte à laquelle, serrure du diable ! je ne m’attendais guère.

Un mioche ! En voilà un petiot qui va joliment me servir. J’avais une idée, un plan…

Peuh ! je le flanque à l’eau, mon plan ; c’était bête, ça ne valait rien, je trouverai mieux.

Il resta un instant pensif.

– Oui, c’est facile de trouver mieux, murmura-t-il, c’est déjà fait ; je n’ai plus qu’à préparer mes combinaisons et à dresser mes batteries pour ne pas manquer mon coup.

On aurait pu deviner, à son rictus de damné, le rapide et laborieux travail qui se faisait dans son cerveau.

Quand il n’était pas abruti par l’ivresse, l’ancien serrurier avait l’imagination très vive, la conception ou l’invention facile. Il était de ces hommes qui sont nés avec le génie du mal.

Se redressant de toute sa hauteur, il regarda le ciel comme pour lui jeter un défi.

– Cette fois, Marie Sorel, je te tiens, je te tiens bien ! prononça-t-il d’une voix rauque.

Et il eut dans le regard un éclair sinistre.

Il poursuivit son chemin et, arrivé à l’extrémité du mur, il se trouva sur le chemin rural qui longe la propriété de Mme Clavière et celle de Mme Joubert.

Il fit quelques pas sur le chemin et se trouva devant la petite porte du fond du jardin de Mme Clavière, dont nous avons parlé.

– Ah ! se dit-il, je me doutais qu’il devait y avoir ici une porte. Bonne affaire.

L’oreille collée contre l’huis, il écouta. Rassuré par le silence du jardin, il se mit à genoux pour examiner la serrure. Il en aurait pris immédiatement l’empreinte, s’il avait eu de la cire sur lui.

Il était tout entier et très attentif à son examen, se disant que, sans doute, il devait exister un fort verrou à l’intérieur, lorsque le bruit d’une autre porte qui venait d’être ouverte et qu’on refermait, frappa son oreille.

Il n’eut que le temps de s’asseoir, d’appuyer sa tête contre un pilastre et de prendre la position d’un voyageur fatigué qui fait un somme.

C’était Edmond Joubert qui venait de sortir de la propriété de sa mère par la porte du parc.

À la vue de cet homme, de cet inconnu d’aspect peu rassurant, qui paraissait s’être endormi à la porte de sa voisine, le jeune agent de change fronça les sourcils. Il s’arrêta devant Gallot et l’examina avec défiance.

– Eh ! l’homme ? fit-il.

Le borgne, qui avait son chapeau sur la figure, faisait semblant de ronfler.

Le jeune homme lui saisit le bras et le secoua assez violemment. Le chapeau glissa à terre.

Gallot fit entendre un grognement de dogue. Et arrêtant son œil furieux sur M. Joubert :

– Eh bien, quoi ? fit-il.

– Qu’est-ce que vous faites là ?

– Vous le voyez bien, je me repose.

– Ce n’est pas une place pour dormir. Allons, levez-vous et allez-vous en.

Gallot ne se le fit pas dire deux fois. Il se dressa debout, ramassa son chapeau et le remit sur sa tête.

– On est dur aux pauvres gens dans ce pays, dit-il, on ne leur permet seulement pas de se reposer un instant à l’ombre, quand ils ont les jambes lasses.

Et ayant l’air tout engourdi encore, il s’éloigna.

Dans toute autre circonstance l’ancien serrurier ne se serait certainement pas montré d’humeur aussi facile ; mais la prudence l’avait muselé.

Il savait bien qu’il n’avait rien à gagner, mais tout à perdre, au contraire, à faire le récalcitrant. Se quereller avec quelqu’un n’était pas de saison.

Du bruit, du tapage au fond de son jardin aurait pu attirer Mme Clavière. Reconnaissant Gallot, elle était tout de suite mise en défiance.

Et ce coup projeté, déjà en bonne voie, duquel il attendait tant, devenait très difficile, peut-être même impossible à mettre à exécution.

Pendant quelques instants, Edmond Joubert suivit Gallot des yeux, et quand il l’eut vu disparaître au loin derrière les arbres, il lui sembla qu’il respirait plus à l’aise.

– Cet homme a une vilaine tête et une figure qui ne me revient pas, se disait-il en se dirigeant vers le clos Toutain ; c’est un vagabond, un de ces rôdeurs comme il y en a tant dans les environs de Paris, toujours prêts à faire quelque mauvais coup. Nous n’avons pas assez de gendarmes.

Quant à toi, mon gaillard, ajouta-t-il en se tournant du côté où Gallot avait disparu, si je te revois encore par ici, tu peux être sûr que je te ferai arrêter, et tu sauras comment, à Versailles, en police correctionnelle, les juges traitent les malfaiteurs.

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