VI Une page d’amour

En rentrant à Paris, Mme Joubert avait redouté que son fils, subissant l’attraction du plaisir, ne se laissât aller à de nouveaux entrainements dangereux ; mais elle s’aperçut bientôt qu’il était devenu un modèle de sagesse. Il se tenait à l’écart des excitations de la vie parisienne ; il était plus assidu dans les bureaux de l’agent de change, et même il y travaillait. Il avait décidément rompu avec le passé. Il comprenait qu’il y a dans la vie des devoirs sacrés à remplir. Il était enfin un homme sérieux.

Mais si Mme Joubert n’avait plus au sujet de son fils ses anciennes inquiétudes, elle en avait de nouvelles.

Edmond n’était plus le même ; mais ce grand changement qui s’était opéré en lui, elle l’aurait voulu moins radical.

Si le jeune homme n’était plus l’affamé de plaisirs d’autrefois, il n’était plus, également, le grand et beau parleur de ce temps-là. Il n’aimait plus le monde, il était casanier et c’était à grand’peine que sa mère obtenait qu’il la conduisit une fois par hasard à la Comédie-Française ou à l’Opéra.

Bien qu’il fût toujours poli avec tout le monde, aimable et tendre auprès de sa mère, il était soucieux et avait des préoccupations qui n’échappaient point à Mme Joubert. Elle voyait avec tristesse qu’il avait perdu sa bonne et franche gaieté d’autrefois. Rarement le sourire effleurait ses lèvres. Souvent il était sombre, morose, taciturne. Il avait de longues rêveries pendant lesquelles on le surprenait le regard perdu dans le vide, comme à la recherche d’êtres invisibles.

À quoi pouvait-on attribuer cette humeur chagrine du jeune homme ?

– Qu’a donc Edmond ? se demandait Mme Joubert.

Un jour elle apprit que son fils, à son insu et presque toujours le dimanche, se rendait souvent à Vaucresson. On l’avait vu causer avec la jeune bonne de Mme Clavière. Évidemment il s’informait de la santé de la jeune mère et de son enfant.

Ce fut pour Mme Joubert une subite clarté.

Elle n’avait plus à se demander ce qu’avait Edmond, elle était suffisamment édifiée. Les préoccupations du jeune homme, son air soucieux, ses bizarreries d’humeur, tout cela avait l’amour pour cause. Ses pressentiments ne l’avaient pas trompée, Edmond n’avait pu rester insensible à la beauté rayonnante de la jeune veuve, au charme de sa personne.

Ainsi, cette transformation de son fils dont elle était si heureuse et qu’elle croyait avoir obtenue par sa tendresse maternelle et ses bons conseils, cette transformation s’était opérée sous l’influence d’une autre femme. Elle n’en éprouvait aucun sentiment de contrariété, car elle avait le cœur trop haut placé pour qu’une jalousie mesquine pût l’atteindre. D’un autre côté elle ne pouvait pas en vouloir à Mme Clavière qui, certainement, – elle le reconnaissait, – n’avait employé auprès de son fils aucune espèce de provocation. Enfin, cette chose, que la beauté de la jeune femme lui avait fait redouter tout d’abord, était fatalement arrivée.

Allait-elle blâmer son fils et lui reprocher de s’être laissé prendre au doux regard d’une femme qu’elle-même trouvait adorable ? Elle sentait qu’elle n’en aurait ni le courage ni la volonté. Et cependant elle n’était pas contente ; elle voyait que son fils, lancé dans cette aventure, trop grave pour être traitée légèrement, se préparait de grosses déceptions et de grandes douleurs ; car, enfin, qui était-elle réellement, cette jeune femme ? D’où sortait-elle ? Était-il bien certain qu’elle avait été mariée, cette jeune mère, qui semblait n’être venue habiter à Vaucresson, un pays perdu, que pour s’y faire oublier ?

Edmond l’aimait, il voudrait l’épouser ; alors il faudrait qu’elle intervint ; elle demanderait à tout savoir ; rien de nuageux, rien de mystérieux dans l’existence ; elle voudrait y voir clair comme en plein soleil. Jamais, jamais elle ne donnerait son consentement au mariage de son fils avec une femme dont le passé aurait une tache, si petite qu’elle fût.

Edmond, avec sa fortune et la position qu’il occupait dans le monde financier, pouvait avoir la prétention de faire un brillant mariage ; mais, disons-le à la louange de Mme Joubert, elle ne pensait pas plus à la grosse dot qu’une jeune fille pourrait apporter à son fils qu’à la pauvreté relative de Mme Clavière.

La richesse, ça lui était bien égal ; elle ne s’arrêtait pas à des calculs d’argent. Sous ce rapport, elle pensait comme Edmond et disait comme lui qu’il avait assez pour deux. Ce qu’elle voulait surtout et avant tout, c’était le bonheur d’Edmond ; seulement, elle n’admettait le bonheur possible pour son fils que s’il se donnait une compagne digne de lui.

Ne sachant pas que Mme Clavière était riche, immensément riche, elle l’aurait donc acceptée pour bru avec la médiocre fortune qu’elle paraissait avoir, mais à cette condition qu’elle serait une femme irréprochable.

Aussi son mécontentement venait-il de ce que, dans le passé de la jeune femme, elle soupçonnait les choses qui existaient réellement et restaient cachées.

De là ses inquiétudes, ses angoisses maternelles.

Cependant elle ne dit point à son fils qu’elle avait deviné la cause de ses préoccupations et de son changement d’humeur. Elle ne voulait pas brusquer une explication qui, forcément, viendrait à son heure.

Mais elle se disait que le meilleur qu’elle pourrait faire, dans l’intérêt de son fils, serait de le soustraire à un voisinage dangereux.

Un jour elle lui dit – était-ce seulement pour l’éprouver, – qu’elle était disposée à vendre leur propriété de Vaucresson.

Il sursauta, pâlit et regarda sa mère avec une sorte d’effarement. Après le premier moment de stupéfaction, il répondit :

– La villa de Vaucresson est à vous, ma mère, vous avez le droit de vous en défaire, bien que je n’en voie point la nécessité, mais s’il vous plaît de la vendre, il me sera agréable à moi, de l’acheter. Mon père aimait Vaucresson, c’est lui, qui a fait construire la maison, cette propriété est son œuvre ; elle est un souvenir de lui que je tiens à conserver.

Mme Joubert n’avait plus parlé de vendre.

Dès la fin de mars, la mère et le fils s’installèrent à leur campagne ; c’était pour tout l’été, Edmond ayant déclaré qu’il ne tenait nullement à aller passer quelque temps au bord de la mer ou dans une ville d’eaux quelconque.

On était en pleine floraison des violettes et des primevères et aux branches des lilas les bourgeons étaient prêts à s’ouvrir. Le merle et le rouge-gorge, à qui les premiers beaux jours rendent la gaieté, commençaient à chanter dans les arbres du parc.

Entre Mme Joubert et son fils et Mme Clavière, il y eut échange de politesses, ainsi qu’il convient entre voisins : de simples paroles gracieuses et courtoises ; pas autre chose. La jeune veuve ne se familiarisait point et était moins que jamais disposée à sortir de son extrême réserve. Elle faisait comprendre que cette année, comme la précédente, on devait rester chacun chez soi.

Comme si elle avait deviné les sentiments secrets du jeune homme, elle était pour lui d’une grande froideur, ce dont Mme Joubert la remerciait intérieurement. Cette attitude de la jolie voisine calmait un peu les inquiétudes et les anxiétés de la mère d’Edmond. Elle se disait que rien ne venant encourager son fils, il finirait par comprendre qu’il n’avait rien à espérer, qu’il jouait un rôle ridicule, et que, soit par l’éloignement, ou par tout autre moyen, il se guérirait d’un amour qu’elle considérait comme funeste.

Cependant, depuis qu’il était à Vaucresson, le jeune homme semblait revivre ; il avait retrouvé un peu de gaieté, il était moins sombre, causait plus volontiers et, dès le matin, quand il n’était pas obligé d’aller à Paris, il prenait plaisir à s’occuper des choses du jardin.

Il ne se faisait pas illusion, il voyait très bien que le cœur de celle qu’il aimait, loin de répondre aux sollicitations du sien, restait obstinément fermé. Malgré cela, il ne se sentait pas découragé. Sans doute il souffrait de la réserve et de la froideur de la jeune femme, mais il ne désespérait point ; il pensait que, forcément, un jour, par suite d’une circonstance inattendue ou imprévue, cette glace fondrait comme fond en hiver le givre au soleil.

Il souffrait, disons-nous, oui, sans doute ; mais comme il ne demandait pas beaucoup pour se trouver heureux, il avait ses satisfactions, ses joies. Il était près d’elle, séparés seulement par un mur de clôture. Ah ! ce n’était pas rien pour lui ! C’était le même air pur et vivifiant qu’ils respiraient. Il avait comme elle, en même temps qu’elle, les caresses tièdes des premiers rayons du soleil levant. Ils avaient sous les yeux les mêmes paysages. Ils regardaient les mêmes arbres, entendaient les mêmes chants d’oiseaux.

Et puis, de temps à autre, il pouvait la voir, elle. Quand elle marchait dans son jardin, il entendait crier sous ses pieds le sable des allées quand elle parlait au jardinier ou qu’elle appelait Louise ou Mme Durand sa voix douce, au timbre mélodieux, arrivait à ses oreilles comme le son d’une harpe éolienne. Et souvent, tous les jours, il pouvait entendre le bruit de gros baisers sonores sur les joues roses de l’enfant.

Oui, certes, tout cela n’était pas rien pour lui ; c’était même beaucoup, puisqu’il s’en contentait.

Dans l’existence de Mme Clavière rien n’était changé ; l’emploi qu’elle savait faire de son temps l’empêchait de s’apercevoir combien sont longues parfois les heures monotones. Elle avait toujours la même quiétude d’esprit et il semblait que la tranquillité de sa solitude ne pût jamais être troublée.

– Edmond, tu te plais donc bien au jardin ? dit un jour Mme Joubert à son fils.

– Tout y est intéressant, ma mère.

– Il faut qu’il en soit ainsi, car tu y passerais volontiers des journées entières.

– Je m’instruis en causant avec François, notre jardinier, et en le voyant travailler.

– Tu prends des leçons, fit la mère en souriant ; est-ce que tu voudrais devenir jardinier ou horticulteur ?

– Pas précisément ; mais aucune chose n’est à dédaigner, toutes les connaissances sont bonnes à acquérir. Nous avons aujourd’hui des procédés de culture fort curieux : le greffage, les boutures, les semis sur couches, la fécondation de certaines fleurs par d’autres pour obtenir la variété des couleurs. J’écoute François avec un vif intérêt quand il me parle des incessants progrès de la science horticole et des précieuses découvertes qu’elle a faites dans ces dernières années ; quand il me parle de la façon dont la flore française s’est enrichie, grâce à l’introduction et à l’acclimatation dans notre pays d’une multitude de plantes exotiques. Je t’assure que tout cela est extrêmement curieux et intéressant.

– Je le crois, j’en suis convaincue, même pour toi, un homme de finance.

– On ne peut pas avoir constamment l’esprit préoccupé des combinaisons ou des événements qui peuvent amener sur le marché financier la hausse ou la baisse des valeurs ; on se repose du tracas des affaires dans l’admiration des productions de la nature.

– J’ai vu aussi que François t’apprenait la taille des arbres.

– Il m’explique pourquoi son sécateur coupe telle branche plutôt que telle autre et me donne la raison de ses opérations sur nos espaliers, nos quenouilles et nos fuseaux.

– De sorte que, maintenant, suffisamment instruit, tu aides le jardinier.

– Que veux-tu dire ?

– Est-ce que depuis un mois je ne te vois pas, grimpé sur une échelle, tantôt à un endroit, tantôt à un autre, couper par ci, rogner par là, et attacher les sarments de la treille après le treillage que le jardinier a fait placer sur le mur qui sépare notre jardin de celui de notre voisine afin d’en augmenter la hauteur ?

Par exemple, continua Mme Joubert d’un ton doucement railleur, j’ai remarqué que tu n’allais pas vite en besogne, que tu restais quelquefois plus de vingt minutes à la même place. Dame, on ne peut pas te demander à toi, un apprenti, d’être aussi habile que le jardinier. Néanmoins, il faut que tu n’aies plus du tout besoin des conseils de François, puisqu’il ne surveille jamais ce que tu fais quand tu es sur ton échelle.

Le front du jeune homme s’était subitement rembruni.

– Entre nous, Edmond, poursuivit la mère, ce treillage au-dessus du mur n’est guère utile, il ne servira jamais à grand’chose. C’est toi qui as eu l’idée de le faire poser, le jardinier l’a réclamé parce que tu le désirais. Enfin il est là, c’est bien ; nous verrons s’il est un jour garni de pampres verts.

Quant à présent, je me suis aperçue qu’il était pour toi une sorte d’embuscade ; en effet, on dirait que tu te caches derrière pour voir ; pour épier ce qui se passe dans l’autre jardin, sans trop risquer d’être découvert.

– Ma mère ! balbutia le jeune homme.

– Edmond, quand on a des yeux, on n’est aveugle que si l’on ne veut pas voir. Assurément, tu ne commets pas un crime, mais cette espèce d’espionnage qu’on pardonnerait à un collégien en vacances, n’est pas excusable chez un garçon de ton âge.

Quand Mme Clavière saura, si elle ne le sait pas déjà, qu’elle n’est plus chez elle, qu’elle ne peut plus faire trois pas dans son jardin sans que tes yeux soient braqués sur elle, crois-tu qu’elle n’aura pas le droit d’être indignée d’une pareille indiscrétion, d’une curiosité aussi inconvenante ?

– Elle serait plus indignée encore si elle savait que j’ai voulu soulever le voile qui couvre son passé.

– Ah ! tu as cherché à savoir…

– Oui.

– Et qu’as-tu découvert ?

– Rien.

– Ce n’est pas assez. Eh bien, Edmond, maintenant que je le crois nécessaire, je ferai des recherches de mon côté, et ce que tu n’as pu savoir ta mère le saura.

Il y eut un moment de silence.

– Après tout, reprit le jeune homme, que m’importe le passé de Mme Clavière ?

Mme Joubert regarda fixement son fils et répliqua avec tristesse :

– Il devrait t’importer beaucoup, au contraire.

– Ce que la femme est aujourd’hui me dit, à moi, ce qu’a été la jeune fille.

– À toi, mais pas à ta mère. En jugeant trop sur les apparences on s’expose souvent à être trompé.

– Pardon, ma mère, il n’y a pas que des apparences ; chez Mme Clavière rien n’est faux ni affecté, tout est naturel et vrai.

– Même son existence mystérieuse ?

– Elle a bien le droit, je pense, de vivre comme il lui plait, selon ses goûts et personne n’est autorisé à l’en blâmer. Depuis qu’elle est à Vaucresson, depuis que nous la connaissons, sa conduite n’a rien, absolument rien d’irrégulier ; partout on vous parlera de ses sentiments charitables, de sa bienfaisance ; elle fait autant de bien qu’elle le peut, selon ses moyens.

– Peut-être parce qu’elle a quelque chose à se faire pardonner.

– Oh ! ma mère, pourquoi parles-tu ainsi ? Toi, si bonne, si indulgente toujours, je ne te reconnais plus.

– Edmond, je cherche à te mettre en garde contre un entraînement funeste.

Le jeune homme ébaucha un sourire.

– Tu t’y prends un peu tardivement, répondit-il, car cet entraînement dont tu parles, je l’ai subi. J’aime Mme Clavière, ma mère, je l’aime, je l’adore !

– Je le sais ; hélas ! je ne l’ai que trop facilement compris. Eh bien, mon fils, c’est un malheur, un grand malheur qui nous est arrivé.

– Comment cela ?

– Une personne qui vient on ne sait d’où, qu’on ne connaît pas, que l’on dit veuve sans pouvoir affirmer qu’elle a été mariée, dont l’existence enfin est un mystère qu’elle-même s’efforce à rendre impénétrable.

– Mon Dieu, ma mère, ce passé inconnu de Mme Clavière, qui paraît tant t’effrayer, nous le connaîtrons.

– Oui, nous le connaîtrons, et alors, si mes doutes se changent en certitude, il sera trop tard pour te rendre la tranquillité que tu n’as plus. Hélas ! le mal que cette femme t’aura fait sera peut-être irréparable.

– En vérité, je ne comprends pas que ton esprit inquiet se plaise à créer ainsi de noirs fantômes.

– Je pense à ton avenir, à ton bonheur, qui peuvent être à jamais détruits. Ah tu sais bien que ce que je désire le plus au monde est de te voir heureux.

– Tu me l’as dit souvent et tu ajoutais : « Marie-toi, c’est auprès d’une femme jeune, charmante, que tu aimeras et qui t’aimera, que tu trouveras le vrai bonheur. » Eh bien, cette femme jeune, charmante, adorable, je l’ai trouvée et choisie entre toutes ; ce bonheur que tu rêves pour moi, ma mère, c’est auprès de Mme Clavière que je le trouverai.

Mme Joubert laissa échapper un soupir.

– Tu l’aimes, fit-elle tristement, tout ce que je pourrais te dire encore serait inutile. Mais si, plus tard, tu as des regrets, si tu souffres cruellement de ton amour, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même. Ah ! Edmond, Edmond, tu as été bien imprudent ; il y a des dangers qu’il faut savoir éviter, il y a des breuvages dont il ne faut pas approcher ses lèvres. Je tremble pour toi, oui, je tremble ! Et cependant, – peut-être en est-il temps encore, – si tu écoutais mes conseils, si tu voulais…

– Eh bien ?

– Tu pourrais t’épargner de grandes douleurs.

– Comment ?

– En renonçant à ton idée d’épouser Mme Clavière, et en ne pensant plus à elle.

– Impossible !

– Tout est possible avec la volonté. Écoute, nous partirions demain, nous irions en Italie, en Suisse, en Allemagne, où tu voudrais. Loin d’elle, les distractions aidant, tu l’oublierais !

– L’oublier, ma mère, jamais !

– Si, tu l’oublierais ; si, tu parviendrais à arracher de ton cœur ce fatal amour.

– Fatal ou non, mon amour me fait vivre.

– Ah ! il te fait vivre ! Tu dis cela aujourd’hui ; mais bientôt le jour viendra où tu diras : « J’en meurs ! » Edmond, c’est une passion insensée qui s’est emparée de toi tout entier et qui te trouble l’esprit à ce point qu’il me semble que tu perds la raison.

– Oh ! rassure-toi, ma raison n’est pas en péril.

– Voyons, dis, veux-tu que nous partions ?

– Non ; éloigné d’elle, je ne vivrais plus.

– Mais elle t’a donc ensorcelé cette femme ? Pourtant, autour de toi, il ne manquait pas de belles jeunes filles à aimer : Pourquoi est-ce cette Mme Clavière que tu as aimée ?

– Pourquoi, ma mère ? Parce que parmi toutes ces jeunes filles dont tu parles, la plus belle, la plus charmante, la plus gracieuse, la plus distinguée, la mieux douée, enfin, n’est pas comparable à Mme Clavière ; parce qu’elle seule pouvait faire naître l’amour dans mon cœur.

Il continua avec une sorte d’exaltation :

– Mais où pourrait-on trouver une créature aussi ravissante, aussi parfaite ? Ah ! ma mère, tes préventions contre elle te rendent bien injuste… Est-elle coquette ? Non. Est-ce qu’elle est maniérée et précieuse comme ces sottes demoiselles qu’on rencontre dans le monde ? Elle a la beauté d’une reine, elle le sait, sans doute, mais en est-elle plus fière, en tire-t-elle vanité ? Qu’a-t-on à lui reprocher, en somme ? De ne vouloir fréquenter personne. A-t-elle donc si grand tort ? Doit-on lui en vouloir de ne pas aimer le monde ? En vérité, ne fait-elle pas mieux de rester chez elle que de courir ces salons potiniers où la médisance est constamment à l’ordre du jour ?

Si tu veux juger Mme Clavière sans parti pris, seulement avec ta conscience, tu seras forcée de convenir qu’elle a toutes les qualités, toutes les vertus.

N’est-elle pas une mère admirable ? Comme toi, ma mère, elle ne pense qu’à son fils, ne vit que pour son fils ; tout pour son fils ! Qui donc mieux que toi, ma mère, peut apprécier les qualités de cette autre mère ? Elle a la bonté des anges, et tu t’étonnes que je l’aie aimée, tu me blâmes de l’aimer !

Mme Joubert ne pouvait qu’être frappée de la vérité et de la justesse des paroles de son fils. En effet, si la conduite de Mme Clavière pouvait ne pas échapper complètement à la médisance, elle n’avait pas à redouter la critique la plus sévère. En définitive, la mère d’Edmond n’avait rien à reprocher à la jeune femme ; elle n’avait que ses préventions, lesquelles, jusqu’à présent, ne s’appuyaient sur rien. Donc elle avait tort et son fils avait raison. Mais ses appréhensions et ses craintes n’en existaient pas moins.

– Assurément, répondit-elle, Mme Clavière a des qualités qu’on ne saurait méconnaître sans être injuste à son égard. Mais quand il s’agit d’une chose aussi importante que le mariage, quand il s’agit du bonheur de son fils, une mère ne se montre jamais trop réservée et trop prudente. Tout entier à ton amour, tu ne vois pas, tu ne peux pas voir aussi loin que moi. Pour toi, le présent est tout ; moi, c’est vers l’avenir et plus encore vers le passé que se tournent mes yeux. J’aime et veux la clarté en tout, ce qui est mystérieux m’effraye. Et, je te le dis encore, je crains que tu n’ailles au-devant de cruelles déceptions.

Une fois la semaine, dans l’après-midi, presque toujours le samedi, une voiture fermée, un coupé, avec le même cocher, le même cheval, vient prendre Mme Clavière. Où va ta belle ?

– Ah ! tu vois là un mystère ?

– Oui.

– Eh bien, ma mère, je sais où va Mme Clavière.

– Ah !

– Et je vais te le dire. Mais, d’abord, sais-tu à quoi notre voisine et ses servantes occupent une grande partie de leur temps ? À confectionner des vêtements d’enfants des deux sexes. Chaque semaine Mme Clavière se fait conduire à Boulogne-sur-Seine dans une maison nouvellement construite, à laquelle on a donné le nom de Maison maternelle, et où sont recueillis de petits orphelins et de pauvres petits enfants abandonnés. La plupart de ces malheureux, de ces petites victimes de la destinée sont habillées par Mme Clavière.

– Ah ! ça, fit Mme Joubert, ne cherchant pas à dissimuler son émotion, c’est bien, c’est très bien…

– Ah ! s’écria le jeune homme, tu reconnais donc, enfin, qu’elle est digne de mon amour !

– Edmond, ne t’enflamme pas ainsi, dit gravement la mère ; parlons raisonnablement, avec calme… Le jour où j’aurai acquis la certitude que Mme Clavière est vraiment digne de toi, de nous, je te dirai : Mes bras lui sont ouverts ; tu peux me la donner pour fille.

– Ah ! ma mère, ma mère !

– Edmond, sait-elle que tu l’aimes ?

– Elle l’ignore, ma mère ; je me suis toujours tenu vis-à-vis d’elle extrêmement réservé.

– Tu as agi sagement.

– J’obéissais au sentiment de respect qu’elle impose, et j’ai toujours été retenu par la crainte de lui déplaire et qu’elle ne se trouve offensée.

– Donc, tu ne peux pas savoir encore si elle t’aimera. Je pourrais te crier : Edmond, prends garde d’aimer une femme dont le cœur ne t’appartiendra jamais. Mais je suis mère, et une mère, qui ne voit rien au-dessus de son fils, ne peut pas admettre qu’il ne soit pas aimé. Quand nous dirons à Mme Clavière que tu l’aimes – si nous devons le lui dire – elle t’aimera. Mais je te demande, Edmond, j’exige de toi que, jusqu’à nouvel ordre, tu ne sortes pas de cette réserve que tu as eu la sagesse de t’imposer.

Il ne faut pas que par des paroles ou des actes irréfléchis, notre voisine puisse seulement soupçonner tes intentions ; elle ne doit se douter de rien. Garde le secret de ton amour. Edmond, me promets-tu cela ?

– Je te le promets, ma mère.

– C’est bien, je te connais, tu tiendras ta promesse.

– À condition, toutefois, que tu ne me mettras pas à une trop longue épreuve.

– Cela dépendra des difficultés plus ou moins grandes que j’aurai à obtenir les renseignements que je veux avoir. Autant que toi, Edmond, j’ai hâte d’être éclairée. En attendant, je tiens le fil conducteur et je n’ai plus qu’à le suivre.

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