III

Ce fut une amitié vive et profonde, et pour mieux dire, fraternelle, qui unit Jacques et Étienne. On les voyait presque toujours ensemble, si bien qu’à Essex on finit par les appeler les jumeaux.

Pour ne pas faire de peine à Étienne, Jacques perdit peu à peu sa fierté hautaine et dédaigneuse et devint meilleur. Il oublia que son père était le plus riche du pays et s’habitua à considérer ses camarades, moins favorisés que lui sous le rapport de la fortune, comme étant absolument ses égaux. En cessant d’être orgueilleux, il perdit les défauts qui l’avaient fait haïr et acquit des qualités qui lui valurent de nombreux amis.

Madame Pérard ne cherchait pas à cacher le bonheur qu’elle éprouvait.

– Étienne disait-elle souvent, a fait plus pour l’éducation de mon fils que moi-même. Jacques doit à cette amitié si sûre et si dévouée ce que ma tendresse trop aveugle n’aurait pu lui donner.

À quatorze ans, Jacques fut placé au collège afin de compléter son instruction. M. Pérard, n’ayant pas d’autre ambition que celle de faire de son fils un agriculteur, n’avait pas voulu entendre parler du lycée et des études classiques.

– Jacques, avait-il dit, cultivera la terre comme son père et son aïeul. Aussi bien qu’un médecin, un avocat ou un notaire, un bon cultivateur rend des services à son pays. Je veux que mon fils soit un homme suffisamment instruit ; mais je n’ai pas besoin d’en faire un savant de profession.

Les deux amis furent forcément séparés pendant trois ans ; mais on se retrouvait aux vacances. Du reste, Étienne commençait à travailler avec son père, et le travail lui rendit moins pénible la séparation.

Enfin, Jacques revint à Essex pour ne plus le quitter, et, dès l’année suivante, son père lui confia une partie de la direction de l’exploitation de la ferme. Le jeune homme eut dans Étienne un auxiliaire des plus actifs. S’il n’y avait qu’un maître, il y eut deux bras déjà forts pour l’ouvrage et deux yeux de plus pour surveiller les ouvriers et tout voir.

L’âge de vingt ans arriva. Il fallut satisfaire à la loi du recrutement. Les deux amis tirèrent de l’urne chacun un mauvais numéro. Ce n’était rien pour M. Pérard, qui pouvait faire remplacer son fils, mais Étienne était soldat.

– Est-ce que tu veux réellement partir ? lui demanda Jacques un jour.

– Il le faut bien.

– Écoute : après en avoir causé avec ma mère, mon père veut bien te faire remplacer en même temps que moi. Il t’avancera la somme exigée, – on parle de deux mille cinq ou six cents francs, – et tu la rembourseras par acompte chaque année.

– Mon cher Jacques, cela durerait trop longtemps, peut-être les sept ans que je dois passer sous les drapeaux.

– Oui, mais tu resteras près de moi, tu ne quitteras pas ta famille ; et puis tu pourras te marier, épouser la belle Céline, que tu aimes.

Étienne rougit, et une larme se suspendit comme une perle au bord de ses longs cils.

– C’est vrai, dit-il, j’aime Céline ; mais même en ne partant point, je ne pourrais pas l’épouser.

– Pourquoi ?

– Réfléchis donc, Jacques ; nous sommes pauvres tous les deux, et nous ne gagnerons jamais assez d’argent pour vivre convenablement et en même temps payer ma dette. Quand on aime une jeune fille, vois-tu, et qu’on en fait sa femme, c’est pour lui donner une vie heureuse et non pour lui imposer des privations. Avec son aiguille, Céline vit tranquille et soutient sa vieille mère ; si je devenais maintenant son mari, je serais avec ma dette une nouvelle charge pour elle, et au lieu de sa modeste aisance d’aujourd’hui, ce serait la misère. Oh ! elle ne se plaindrait point !… Nous la connaissons, elle est pleine de courage et de dévouement ! Mais c’est pour elle que je l’aime et non pour moi. Je mourrais, ami, si je voyais pâlir ses belles joues, ou un pli se creuser sur son front. Non, je ne le veux pas. Je donnerai à mon pays les sept ans que je lui dois. Céline m’aime, elle n’a que dix-huit ans : elle m’attendra. À mon retour, je retrouverai du travail à la ferme, près de toi ; nous nous marierons et nous seront heureux.

« D’un autre côté ; je pense à mon frère, qui, dans quatre ans, tirera au sort à son tour. En partant, je l’exempte. Je suis l’aîné, Jacques, il faut bien que je fasse quelque chose pour les miens. »

Jacques prit les mains du conscrit et les serra affectueusement dans les siennes.

Le jour où Étienne partit, les adieux furent touchants et il y eut bien des larmes de versées à Essex ! Céline ne fut pas la moins désolée. En embrassant Étienne une dernière fois, elle dit :

– C’est près de ma mère et la votre que j’attendrai votre retour et que je compterai les jours de votre absence. D’ici là, je ne prendrai plus d’autre plaisir que celui de penser à vous.

– Mon cher Jacques, dit Étienne à son ami, je te confie Céline et sa vieille mère ; si le travail manquait, si la maladie venait, donne-leur tout ce dont elles pourraient avoir besoin : en un mot, remplace-moi auprès d’elles ; sois comme le frère de ma fiancée ; je m’en vais presque joyeux en pensant qu’elle aura en toi un ami dévoué.

– Je veillerai sur Céline ainsi que sur sa mère, et serait leur appui, répondit Jacques.

Deux jours après, Étienne arrivait au dépôt du 26ème régiment de ligne. Le jeune conscrit allait recevoir l’instruction militaire et devenir soldat.

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