Nous passerons rapidement sur les six ans et demi pendant lesquels Étienne Radoux fut retenu loin d’Essex. Il venait d’être nommé caporal lorsque son régiment fut envoyé en Afrique. Il revint en France au bout de cinq ans avec le grade de sous-officier et la médaille militaire. Celle-ci lui avait été donnée après un combat contre une tribu insoumise de la grande Kabylie, où il s’était admirablement conduit, ce qui lui avait valu l’honneur d’être cité à l’ordre du jour de l’armée.
Un jour, son capitaine le fit appeler.
– Mon cher Radoux, lui dit-il, les sous-officiers et soldats de votre classe vont être renvoyés dans leurs foyers ; mais comme on tient à conserver dans l’armée les meilleurs sujets, j’ai reçu l’ordre de vous demander si vous voulez rester avec nous.
– Je vous remercie de votre bienveillance, mon capitaine, répondit Étienne ; mais depuis que j’ai quitté mon village, je n’ai pas vu mes parents, j’ai besoin de me retrouver au milieu de ma famille.
– On vous accordera un congé de six mois.
– Mon capitaine, c’est mon congé définitif que je serai heureux d’obtenir.
– Alors, nous vous perdons ; je le regrette vivement.
– Mon capitaine, avant d’apprendre à me servir du fusil et du sabre, je savais tenir la charrue et manier une faux. Ce sont ces outils de travail que je veux reprendre. Si je les ai laissés, c’est la faute du tirage au sort. Oh ! je ne regrette pas d’avoir été soldat ; je porterai toujours avec bonheur cette médaille que je crois avoir méritée ; et si un jour la France avait besoin de moi pour la défendre, je quitterais de nouveau ma famille et la charrue ; je reprendrais un fusil et je dirais à mes camarades de l’armée : « Je suis soldat, faites-moi une petite place au milieu de vous ! »
– Nous avons une puissante armée et j’espère bien que la France n’aura jamais besoin de faire appel à tous ses enfants.
Après ces paroles, le capitaine tendit la main au sergent et ils se séparèrent.
Quelques jours plus tard, Étienne Radoux était à Essex. Son père et sa mère avaient vieilli ; mais les petits frères et les petites sœurs étaient devenus grands ; la force des enfants remplaçait celle du père. Pour eux tous, le retour du frère aîné fut un jour de fête.
Jacques Pérard accourut pour serrer la main du sous-officier. Mais Étienne lui sauta au cou.
– Je t’attendais pour me conduire près de madame Pérard, lui dit-il. Je veux, dès ce soir, embrasser tous ceux que j’aime. Dans trois jours la moisson va commencer : demain, je ferai le tranchant de ma faux ; y aura-t-il à la ferme du travail pour moi ?
– Tu ne sauras plus, répondit Jacques en souriant.
– Nous verrons cela, fit Étienne sur le même ton. D’ailleurs, tu me jugeras à l’œuvre.
– Tu ne me parles pas de Céline, reprit le jeune fermier d’une voix légèrement émue.
– Mon cher Jacques, c’est souvent de la personne qu’on aime le plus qu’on parle le moins, répondit Étienne.
– Ainsi, tu es toujours dans les mêmes intentions ?
– Me crois-tu donc si oublieux ?
– Non, mais tu aurais pu changer d’idée.
– Mon ami, il y a des affections profondes que rien ne peut affaiblir ; de mon amour pour Céline, comme à mon amitié pour toi, le souvenir a servi d’aliment ; l’un et l’autre ne mourront qu’avec moi. Quand un cœur comme le mien s’est donné, il ne reprend plus.
– Alors, vous allez vous marier ?
– Après les moissons, à moins, cependant que Céline…
– Céline ?… tu n’achèves pas.
– Si elle ne voulait plus se marier ?
– Céline t’aime toujours, dit vivement le fermier, elle t’attend.
– Tu me dis cela comme si tu étais fâché
– Contre toi, parce que tu as l’air de douter, d’elle.
Les joues du jeune homme s’étaient empourprées, ce que ne vit point Étienne.
– Allons, reprit Jacques, viens jusqu’à la ferme, le père et la mère t’attendent.
– Est-elle toujours jolie ? demanda Étienne.
– De qui veux-tu parler ?
– D’elle, de Céline…
– Tu la verras, répondit Jacques brusquement.
Et il entraîna son ami.
Après la visite à la ferme, où l’accueil le plus amical lui fut fait, Étienne demanda à Jacques de l’accompagner chez madame Cordier, la mère de Céline.
– Non, répondit-il ; pendant cette première entrevue, je vous gênerais.
Étienne voulut insister.
– Ai-je donc besoin d’être témoin de votre bonheur ? répliqua-t-il froidement. D’ailleurs, j’ai un travail urgent à faire.
– Jacques n’est plus le même, se dit Étienne en s’en allant. Pourquoi est-il changé ainsi ? m’aimerait-il moins qu’autrefois ? Non, je ne puis le croire.
Il se sentait tout attristé et ne pouvait se rendre compte des sensations pénibles qu’il éprouvait. Mais le nuage qui avait obscurci son front se dissipa bientôt lorsqu’il se trouva en présence de Céline et que la jeune fille, émue et souriante, mit sa main dans la sienne.
Un instant il contempla ce visage charmant, qui rougissait sous son regard, et son silence, mieux que des paroles, exprimait son admiration. Céline n’était plus seulement gracieuse et jolie, elle était belle. Elle avait une de ces beautés rayonnantes que rêve l’imagination du poète et que le peintre fait éclore sous son pinceau. La pureté des lignes, la finesse et la régularité des traits ne cédaient rien à la fraîcheur du teint, à l’élégance des formes et à la gracieuseté des mouvements. Jamais plus beaux cheveux blonds n’ont couronné un front plus radieux. Son sourire seul suffisait pour la rendre adorable.
– Vous me trouvez donc bien changée ? demanda-t-elle à Étienne.
– Oui, car vous êtes mille fois plus charmante.
– N’est-ce pas qu’elle a embelli ? dit la mère ; elle seule ne veut pas en convenir.
– Oh ! je suis de votre avis, madame Cordier, Céline a tort. Oui, poursuivit-il en s’adressant à la jeune fille, en vous revoyant si belle, je n’ai pu vous cacher mon étonnement. Il est vrai que dans mon émotion il y a aussi le bonheur de me retrouver près de vous. Je n’ai qu’une chose vous demander, Céline : m’aimez-vous toujours ?
– Est-ce que je ne vous ai pas attendu ? répondit-elle avec un regard d’une douceur infinie.
– Et en t’attendant, Étienne, elle a économisé cent écus tout rond pour les frais de la noce, car elle a bien pensé que tu ne serais pas fourni d’argent. Elle peut m’appeler bavarde tant qu’elle voudra, mais je te dirai encore qu’elle a acheté un bandeau de belle toile de fil avec lequel elle t’a confectionné une douzaine de chemises.
– Ah ! Céline, chère Céline ! s’écria le jeune homme ému jusqu’aux larmes.
– C’est mal, ma mère, c’est mal de me trahir ainsi, dit la jeune fille.
Étienne l’entoura de ses bras, et, pour dissimuler son trouble, elle cacha sa figure contre la poitrine de son fiancé. Madame Cordier les regardait en souriant.
– C’est le commencement du bonheur, pensait-elle.
Le 20 septembre, Céline devint la femme d’Étienne. Jacques Pérard n’assista point à la cérémonie du mariage : il était parti la veille pour Paris. Ce fut un chagrin pour Étienne ; il ne pouvait s’expliquer l’étrange fantaisie de son ami, qui aurait dû choisir un autre moment pour aller visiter la capitale.
V
L’année suivante, au commencement de juillet, Céline donna le jour à deux jumeaux, un garçon et une fille jolis comme leur mère.
Après avoir fait quelques difficultés, Jacques consentit à être le parrain du petit garçon.
– Il va falloir travailler pour cinq, dit joyeusement Étienne ; mais j’ai du courage et mes bras sont forts.
Quelques jours après, on apprit avec stupeur que la guerre venait d’être déclarée à la Prusse. Mais on se rassura bientôt, lorsqu’on vit passer sur nos routes, marchant vers Metz et les bords du Rhin, notre artillerie et nos magnifiques régiments de cavalerie.
Personne ne doutait du succès. Mais bientôt, après Wissembourg et Reichshoffen, les Allemands se jetèrent sur la France comme un troupeau de loups affamés.
Un immense cri de douleur s’échappa alors de toutes les poitrines, et un frémissement de haine et de colère se répandit, comme une traînée de poudre qui brille, de l’Est à l’Ouest, et du Nord au Midi.
On s’empressa de rentrer les dernières récoltes, et les paysans de l’Alsace et de la Lorraine prirent leur fusil en criant « Mort aux Prussiens ! Vive la France ! ». Puis vint le désastre de Sedan !
L’ennemi marchait sur Paris, et la France n’avait plus de soldats pour s’opposer à l’invasion. Le péril était grand. Afin de continuer la lutte, on fabriqua, on acheta de nouveaux fusils. On fondit d’autres canons, on appela les mobiles, les anciens militaires, enfin tous les hommes non mariés, de vingt à trente-cinq ans, à la défense de la patrie.
Jacques Pérard reçut l’ordre de partir : Alors Étienne dit à sa femme :
– Demain, Jacques et les jeunes gens de canton se rendent au chef-lieu, où ils doivent être armés. Je ne sais ce qui se passe en moi, Céline, mais il me semble que j’aurais honte si je restais à Essex les bras croisés, quand la patrie est en danger.
– Ah ! tu veux me quitter ! s’écria la jeune femme en pleurant.
– C’est vrai, je veux suivre Jacques et me battre à côté de lui contre les ennemis de mon pays. C’est le devoir de tous les Français.
– Mais on n’appelle pas les hommes mariés, répliqua-t-elle ; que parles-tu de devoir ?
– Je ne puis oublier que j’ai été soldat, Céline ; aujourd’hui la France est malheureuse, et ce serait une lâcheté de ne pas mettre à son service mes bras, qui ont appris à se servir des armes. Je ne te quitterai pas sans éprouver une vive douleur, mais le mérite d’une action est tout dans le sacrifice.
– Mais tu peux être tué ! reprit-elle en sanglotant.
– Je n’ai pas cette crainte, fit-il en souriant. D’ailleurs, si cela arrivait, la France, pour laquelle je serais mort, veillerait sur le sort de la veuve et des orphelins.
Il la prit dans ses bras et la serra contre son cœur.
– Pardonne-moi, Céline, reprit-il, pardonne-moi !… Je comprends et je sens la peine que je te fais ; mais je suis entraîné par quelque chose de plus puissant que ma volonté. Vois-tu, depuis quelques jours, c’est comme du feu qui coule dans mes veines. Je t’aime plus que jamais, Céline ; j’adore et je vénère en toi la mère de nos enfants, et pourtant, je m’éloignerai sans faiblesse, parce que je suis plein de confiance dans l’avenir.
La jeune femme essuya ses larmes.
– Je n’ai pas ta force et ton courage, Étienne ; mais mon affection n’est pas plus égoïste que la tienne.
« Il ne faut pas que tu puisses me reprocher un jour de t’avoir empêché de remplir ce que tu appelles ton devoir. Pars donc, puisque tu le veux, et que notre destinée s’accomplisse ! »
Du chef-lieu, les mobilisés furent dirigés sur Nevers, où le gouvernement de la Défense nationale avait établi un camp pour l’instruction des jeunes soldats.
Étienne rendit immédiatement de sérieux services comme instructeur. Au bout de quinze jours, on donna à Jacques le grade de sergent. Étienne pouvait faire un excellent officier : on lui offrit l’épaulette de sous-lieutenant ; il la refusa pour conserver ses galons de sergent qui lui avaient été rendus dès son arrivée à Nevers.
– Je ne reprends pas du service par ambition, répondit-il, mais seulement pour me battre contre les ennemis de la patrie.
« Et puis, on pourrait me séparer de Jacques Pérard et je ne veux pas le quitter. »
Quand ce dernier apprit le refus d’Étienne il le blâma.
– C’était peut-être ta fortune, lui dit-il.
– Bah ! ma fortune est dans le travail et la force de mes bras, répondit Étienne. Nous sommes amis, nous resterons égaux dans les rangs de l’armée ; je ne veux pas être ton supérieur.
Le 9 novembre, les deux sergents firent des prodiges de valeur à la bataille de Coulmiers.
Ce jour-là, l’armée de la Loire, à peine formée et composée de soldats improvisés en deux mois, montra par son courage et son intrépidité qu’on pouvait encore compter sur les immenses ressources de la France. L’armée bavaroise fut défaite et abandonna aux Français la ville d’Orléans. Alors une marche hardie sur Paris pouvait amener la délivrance de la grande ville assiégée. Tout le monde attendait et espérait ce mouvement. On se souvenait que dans maintes circonstances l’audace avait changé la fortune de la France.
Malheureusement, le général en chef de l’armée de la Loire perdit un temps précieux à Orléans et permit à l’armée de Frédéric-Charles, devenue libre après la malheureuse capitulation de Metz, de venir se placer entre lui et Paris. Or, quand d’Aurelle de Paladines voulut reprendre l’offensive, il se trouva en présence de forces supérieures.
C’est à Patay que nous retrouvons les deux sergents, Sur ce point, la résistance fut longue et énergique ; malgré la puissance de l’artillerie ennemie, le succès de la journée fut longtemps incertain. IL fallut l’ordre de battre en retraite pour laisser l’avantage aux Prussiens.
Au moment où les Français abandonnaient leurs positions, Jacques Pérard reçut une balle dans la cuisse. Étienne le vit tomber et s’élança pour le relever. Autour d’eux les obus éclataient et les balles sifflaient ; de nombreux escadrons prussiens s’élançaient dans la plaine pour s’emparer de nos traînards et menacer notre arrière-garde.
– Laisse-moi, dit Jacques d’une voix faible, songe à toi et ne t’expose pas plus longtemps au danger.
– T’abandonner ? jamais ! s’écria Étienne ; je veux te sauver ou je partagerai ton sort, quel qu’il soit.
– Malheureux ! tu n’entends donc pas le bruit de la fusillade ?
– Je n’entends rien ; mais je vois que tu es blessé, que tu souffres…
– Étienne, tu vas te faire tuer.
– Eh bien ! je mourrai près de toi, avec toi !…
– Mais je ne le veux pas. Pense à Céline et à tes enfants !…
– Ce sont eux qui me dictent mon devoir.
Il prit le blessé dans ses bras, le souleva et parvint à se relever en le tenant fortement embrassé. Sous le feu de l’ennemi, dans la neige jusqu’aux genoux et à travers une pluie de fer, il chercha à atteindre un fourgon d’une ambulance française qui recueillait quelques blessés à cent mètres plus loin. Il n’avait pas fait la moitié du chemin, lorsque tout, à coup deux escadrons de hussards prussiens débouchèrent à l’angle d’un petit bois et lui coupèrent la retraite.
Les deux sergents et une cinquantaine de mobiles furent enveloppés par les hussards et faits prisonniers.