III

Un matin, vers une heure, le silence de la nuit fut troublé tout à coup par les cloches de la paroisse sonnant à grandes volées ; leurs voix éclatantes et lugubres se répandaient dans l’air, faisaient entendre au loin leurs clameurs immenses, et arrachaient au repos les villageois endormis.

En un instant les lits furent abandonnés et les maisons désertes.

Les cris : « Au feu ! au feu ! au feu ! » retentirent de toutes parts.

Une des plus riches fermes du village brûlait.

Des colonnes de feu s’élançaient des toits effondrés et montaient verticalement vers le ciel, dont l’azur prenait des teintes rougeâtres.

Des morceaux de bois enflammés, semblables à des fusées, étaient projetés à une hauteur prodigieuse ; on les voyait tracer dans la nuit une ligne de feu avant de tomber ensuite à une grande distance.

À la lueur sinistre de l’incendie, qui éclairait Ies maisons, les rues et au loin toute la contrée, on voyait la population épouvantée s’agiter et courir en poussant des cris horribles, auxquels se mêlaient le craquement des poutres qui se brisaient, le pétillement du feu, le ronflement des flammes, les hurlements des chiens et les mugissements des bêtes à cornes.

Dans une de ses lettres, madame de Sévigné a trop spirituellement décrit les costumes de quelques personnages de son temps, assistant à un incendie, pour que nous nous hasardions à faire ici des descriptions analogues.

Du reste, nos paysans avaient bien autre chose à faire qu’à se préoccuper de la manière plus ou moins grotesque dont ils étaient vêtus.

En présence du sinistre, chacun songeait à offrir ses bras à celui des leurs que le malheur venait frapper.

André arriva un des premiers devant la maison incendiée où un spectacle émouvant l’attendait :

Une femme et une jeune fille, demi-nues, le visage bouleversé, les cheveux épars tombant sur leurs épaules, les yeux hagards, folles de douleur et de terreur, sanglotaient et poussaient des plaintes affreuses en se tenant étroitement embrassées.

– Sauvez mon mari ! sauvez mon mari ! criait la femme.

La jeune fille reprenait :

– Mon père va périr ! sauvez mon père !

Les yeux des assistants se tournaient du côté de la maison, qui était déjà un brasier, et personne ne bougeait.

Alors la pauvre femme reprenait avec plus de force :

– Vous le laisserez donc mourir ? Vous voulez donc que je sois veuve et que ma fille n’ait plus de père ?…

Et l’enfant, joignant ses mains, ajoutait d’une voix suppliante :

– Rendez-moi mon père ! ayez pitié de nous !… Parmi tous les hommes présents, les plus courageux répondaient :

– Il est trop tard ; nous nous brûlerions sans pouvoir le sauver !

André questionna rapidement ceux qui l’entouraient.

On lui apprit que le fermier, après avoir transporté sa femme et sa fille loin du danger, avait voulu pénétrer une dernière fois dans sa maison pour y prendre des papiers importants et probablement aussi l’argent et les valeurs qui s’y trouvaient. Plus d’un quart d’heure s’était écoulé et il n’avait pas reparu.

Ces renseignements suffisaient à André, qui connaissait parfaitement la distribution du logement du fermier.

Il n’hésita pas un seul instant : emporté par son courage et surtout par son cœur, il s’élança dans la fournaise, pendant qu’un frémissement de terreur mêlé d’admiration courait parmi les spectateurs.

L’attente fut anxieuse, cruelle pour tout le monde. Les cœurs cessaient de battre dans les poitrines, le sang se figeait dans les veines. Un silence effrayant succédait aux cris qui retentissaient un instant auparavant.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées lorsqu’on vit reparaître le jeune homme, portant dans ses bras un corps inanimé.

Une immense exclamation de joie l’accueillit.

Il s’avança lentement et vint déposer son précieux fardeau aux pieds des deux femmes.

– Mort ! s’écrièrent-elles avec désespoir.

– Non, répondit André, son cœur bat toujours, l’asphyxie n’est pas complète ; il n’est qu’évanoui.

Un instant après, ranimé au contact du grand air, le fermier rouvrit les yeux.

Alors, la mère et la fille s’emparèrent des mains d’André et, en les baisant, les mouillèrent de leurs larmes.

Le jeune homme se dégagea doucement.

– Maintenant, dit-il, permettez-moi d’aller me faire panser.

Les deux femmes s’aperçurent seulement alors que sur la partie gauche du visage d’André, il y avait une large brûlure.

La jeune fille fit entendre un sourd gémissement et s’affaissa sur elle-même.

– Marie, ma fille ! s’écria la mère, qu’as-tu donc ?… Mon Dieu, elle se trouve mal…

Quelques jours après, sur le sol calciné et chaud encore, une vingtaine de maçons travaillaient à la reconstruction de la ferme.

Le feu n’avait laissé debout que deux pans de mur, encore étaient-ils horriblement crevassés. Toutefois, les pertes étaient beaucoup moins importantes qu’elles ne l’eussent été, par exemple, deux mois plus tard, alors que, les récoltes faites, les granges et les greniers sont remplis.

D’ailleurs, l’immeuble était assuré, et la compagnie se chargeait de tous les frais de la bâtisse.

Les bestiaux avaient été heureusement sauvés. Un voisin les reçut dans ses écuries, qu’il offrit spontanément au fermier incendié. Un autre habitant du village mit à sa disposition, pour lui et sa famille, la moitié de son habitation.

Le paysan est naturellement égoïste et presque toujours avare ; mais il est des infortunes qui le touchent vivement et ont même l’influence de le rendre momentanément généreux.

Le malheur dont venaient d’être frappés les parents de Marie, malheur que les paysans redoutent sans cesse et qui peut les atteindre indifféremment, leur communiqua un magnifique élan de fraternité.

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