III Trapus et Goura-Zannkas

Pendant quelques jours, la défiance des voyageurs fut profonde. Blancs et Noirs se tenaient énergiquement prêts à combattre. On campait près des arbres où gîtaient les Hommes-des-Étoiles, dans un espace libre, au bord d’une rivière.

Les clans rôdaient autour. Hommes, femmes, enfants épiaient avidement les êtres fantastiques qui avaient vaincu, sans qu’un seul des leurs eût seulement été atteint par la massue ou la sagaie… On ne leur en gardait pas rancune. Un esprit religieux se mêlait à la crainte qu’ils inspiraient. Surtout l’aspect de Guthrie remplissait les Goura-Zannkas d’une stupeur éblouie ; ils se disaient :

– C’est le plus fort de tous les hommes… Il a la puissance des Choses…

Bientôt, une part de cette admiration se porta sur Hareton. À force d’efforts, et parce qu’il avait le don des langues, il apprit les paroles les plus utiles du dialecte goura-zannka.

Aidé par les gestes de Kouram, il réussit alors à converser avec l’Aigle Bleu. Il sut que les Hommes-des-Étoiles et les Trapus étaient ennemis implacables, à travers les temps. La tradition et la légende éternisaient le récit des combats, les défaites et les victoires, la ruse des Trapus aux prises avec la ruse des clans… Mais depuis près d’une génération, on n’avait vu paraître les Trapus-Rouges, les Trapus-Bleus ou les Trapus-Noirs. Quand Ouammhà comprit qu’une de leurs tribus était proche, la fureur secoua ses muscles – et ses yeux phosphorèrent comme les yeux du léopard dans le crépuscule… La haine fut en lui, féroce et tumultueuse – une haine qui dépassait sa personne, qui le liait à des forces supérieures.

Hareton conçut cela. Il vit que l’alliance était fondée sur quelque chose de primitif et d’indestructible…

– L’Aigle Bleu découvrira les Trapus ! grondait le chef. Il les cherchera sur les eaux, dans la terre et parmi les rocs. Les Goura-Zannkas sont plus rusés que les chacals.

L’Américain se décida à lui montrer les deux captifs. À leur vue, il bondit, il leva la massue pour leur écraser le crâne… Kouram arrêta son bras.

– Sais-tu leur parler ? demanda Ironcastle.

La haine qui agitait l’Aigle Bleu se reflétait sur le visage épais des prisonniers. Eux aussi subissaient la puissance d’un instinct millénaire.

Ouammhà les injuriait inlassablement. À travers les siècles de combats, les deux races avaient appris à se comprendre, au moins pour l’essentiel.

– Sais-tu leur parler ? répéta Ironcastle.

– L’Aigle sait leur parler.

Hareton dit d’une voix qui sombrait :

– Demande ce qu’ont fait les leurs de la jeune fille qu’ils ont enlevée !

Ironcastle et Kouram répétèrent plusieurs fois la question, le premier par des paroles tronquées, le second par des gestes.

Ouammhà comprit et interpella les captifs. Un rire sournois et silencieux détendit les bouches monstrueuses. Puis, l’un des captifs parla :

– Les Hommes-Fantômes ne reverront jamais la fille aux cheveux de lumière… Elle vit avec les Trapus sur la terre et dans la terre… Elle est l’esclave d’un chef.

– Où sont les Trapus ? clama l’Aigle Bleu. Un mépris froid, ironique et haineux passa sur les yeux du Trapu.

– Ils sont partout ! dit-il en faisant un geste circulaire.

Ouammhà le menaça de la massue. Le Trapu demeura impassible.

Quand l’Aigle Bleu eut traduit la réponse, il y eut un silence tragique. L’image de Muriel prisonnière parmi les brutes fut si nette que le malheureux père poussa un cri de détresse.

– Les captifs me diront où est la horde ! signifia le chef Goura-Zannka.

– Jamais !

– Il faut leur brûler les pieds ! cria Kouram… Alors, ils parleront.

Quand l’Aigle eut compris, il hocha la tête. Et il sut faire entendre qu’aucun supplice n’aurait raison des Trapus.

– Donc, il faut les tuer ! reprit ardemment Kouram. Sans eux, la fille du chef n’aurait pas été enlevée… Sans eux, peut-être les Trapus auraient-ils abandonné la poursuite.

C’était plausible. Mais Æsa avait passé. Il fallait se détourner des jours révolus.

– Veux-tu nous aider à retrouver les Trapus ? demanda Hareton.

Un souffle passionné gonfla la poitrine du chef noir :

– Ouammhà veut les exterminer ! hurla-t-il en faisant tournoyer la massue au-dessus des prisonniers.

Les yeux fauves des Trapus s’entrefermèrent. Et comme Kouram, l’Aigle clama :

– Il faut les tuer !

– S’ils vivent, dit le guide… même avec les yeux bandés, avec la bouche cousue, et les membres liés de cordes, même enfermés dans un sac, ils parleront aux autres.

– Nous ne pouvons pas tuer des hommes désarmés ! répondit tristement Hareton.

Kouram et Ouammhà se regardèrent. Une complicité mystérieuse assombrit leurs prunelles.

– Que va faire Ouammhà pour retrouver les Trapus ? demanda Hareton.

– Les guerriers vont fouiller la forêt, la terre et les eaux. Les sorciers consulteront les Nuages, les Vents et les Étoiles… Et les Goura-Zannkas connaissent toutes les cavernes.

– Si l’Aigle réussit, il aura l’arme qui tue à trois mille pas ! promit Ironcastle en montrant un fusil.

Les yeux jaunes scintillèrent comme l’étoile Aldébaran.

Dix minutes plus tard, l’Homme-à-la-Corne-Sonore assemblait les guerriers.

Avant le soir, les Goura-Zannkas surent que les Trapus rôdaient autour du campement. Ils se tenaient de préférence sous la terre. Elle était creusée de galeries naturelles, souvent reliées entre elles par les travaux des Trapus-Ancêtres, au temps où les Fils des Étoiles n’avaient pas encore conquis les Trois-Forêts et l’Occident du Lac.

Cette découverte resserra les liens entre les clans et les explorateurs. Les Noirs, avec une passion sauvage, y cherchaient les traces de l’ennemi et se préparaient à la bataille. Lorsque les feux s’allumèrent autour du campement, Ouammhà reparut. Il s’arrêta pour contempler Guthrie dont la stature ne cessait de l’émerveiller.

Puis, il dit :

– Cette nuit les Goura-Zannkas veulent combattre ! Ils vaincront… mais plus sûrement si les Hommes-Fantômes apportent leurs armes tonnantes…

Une clameur l’interrompit, et l’on vit une troupe de Goura-Zannkas qui traînaient deux prisonniers. À leur taille brève, à leurs bustes épais et à leurs faces de buffles, on reconnaissait, même dans la pénombre, la race odieuse des Trapus.

Une allégresse furieuse dilata la face de l’Aigle Bleu.

– Maintenant la bataille est proche !… Ceux-là nous donneront leurs cœurs…

Hareton comprit et frissonna.

– Ils sont prisonniers ! exclama-t-il.

– Les prisonniers doivent être dévorés ! C’est la volonté de la Terre, des Eaux et des Ancêtres.

Ironcastle traduisit les paroles du chef noir.

– C’est leur affaire. Il faut respecter les lois de ses alliés ! dit Guthrie.

Sir Georges et Philippe gardaient le silence.

Alors, froidement, Ouammhà cria un ordre ; les massues se levèrent ; les Trapus tombèrent, le crâne fracassé :

– Il aurait mieux valu les tremper d’abord dans les eaux sacrées ! fit Ouammhà d’un ton de regret.

Et voyant qu’Hareton ne le comprenait point, il reprit :

– Je les ai fait tuer pour que tu n’aies pas de regret…

– Ce sauvage est plein d’attentions délicates ! remarqua Sydney, quand Ironcastle eut rapporté la réponse de l’Aigle.

Ouammhà eut un rire cordial. Ses yeux s’attachèrent sur Guthrie, et il dit :

– Pour mieux vaincre les Trapus, les Chefs-Fantômes nous aideront-ils avec les armes tonnantes ?

Ironcastle transmit la demande à ses compagnons.

– Nous devons courir ce risque ! dit sir Georges.

– Quel risque ! Le risque de combattre ? intervint Guthrie. Nous ne pouvons ni ne devons l’éviter.

– Le risque d’une trahison, fit Hareton. Mais je ne crois pas qu’ils nous trahissent.

– Je suis sûr que non ! exclama Philippe.

– Non, ajouta gravement Kouram. Ils seront fidèles. Et si nous les aidons à détruire les Trapus, l’alliance deviendra parfaite.

Hareton demeura un moment rêveur, puis :

– Nous garderons la moitié des nôtres pour veiller sur le campement ; les autres accompagneront les Goura-Zannkas. Le voulez-vous ainsi ?

– Nous le voulons.

– Alors, il n’y a plus qu’à choisir les hommes.

– Le sort décidera, dit Guthrie, avec un gros rire, sauf pour moi, qui dois marcher avec eux.

– Pourquoi ?

– Parce qu’ils le veulent.

– C’est vrai, acquiesça Hareton.

Les regards ardents de l’Aigle Bleu étaient fixés sur le colosse.

Le sort désigna Philippe, Dick Nightingale et Patrick Jefferson. On leur adjoignit six compagnons noirs avec Kouram.

Quand l’Aigle sut que Guthrie participait à l’expédition, il poussa un rugissement de joie. Et tourné vers les hommes qui avaient tué les prisonniers, il clama :

– Le Géant-Fantôme est avec nous !

Une longue clameur salua cette grande nouvelle et l’Homme-à-la-Corne-Sonore souffla vers les horizons.

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