IV La bataille du lac

Philippe, avec Dick Nightingale, deux Noirs du campement et cent Goura-Zannkas, devait explorer la rive du nord-occident et les îles. L’un des hommes était Houmra, le coureur aux oreilles de chacal. Nul ne savait comme lui discerner les bruits et leurs menaces. Quand il se couchait sur le sol, l’étendue lui livrait ses mystères : il distinguait à distance le pas lourd du phacochère ou la marche plus pesante encore du rhinocéros ; il ne confondait pas la rôderie du chacal ni celle de la panthère ; il discernait l’approche de l’autruche, de la girafe, même du python, bien avant qu’ils ne fussent en vue ; et tous les cris, tous les murmures, toutes les rumeurs lui livraient infailliblement la nature des êtres et des choses.

Un des fils de l’Aigle commandait les guerriers Goura-Zannkas. Il se nommait Warzmaô, le Python, parce qu’il rampait comme un reptile et plongeait longuement au fond des eaux.

Partis avant le lever de la lune, sous un ciel blanchi par les étoiles, les guerriers suivaient les détours du rivage. Dans la faible luminosité astrale, les corps noirs semblaient faits d’une nuit plus épaisse. Par intervalles Houmra se couchait contre le sol, ou Warzmaô disparaissait dans les fourrés, silencieusement. Une heure passa sans qu’aucun indice décelât la présence des Trapus. Ils savaient certainement qu’on les pourchassait. Peut-être avaient-ils reculé dans le désert, peut-être aussi dressaient-ils des embûches.

Philippe s’efforçait de voir et d’entendre. Il avait l’ouïe aussi fine, même plus fine, que Houmra, mais il commençait à peine à déchiffrer les énigmes de la nuit africaine.

– C’est une damnée affaire ! grommela Dick Nightingale. Comment veulent-ils combattre dans l’obscurité ? Ils ne trouveront jamais qu’une ou deux de ces vermines à la fois et elles aiment mieux mourir que parler !

Dick était un bon serviteur, loyal et brave, mais il aimait la parole ailée. Quoiqu’il chuchotât, Philippe lui dit :

– Il vaut mieux garder le silence !

– Dam’it ! fit l’homme. Je défie un loup de m’entendre à six yards… et nous sommes enveloppés de ces Nègres.

C’était assez juste. Le Python maintenait, autour des Blancs et des Noirs auxiliaires, un cordon mobile de Goura-Zannkas. Il ne voulait pas les exposer à une surprise, non à cause d’eux-mêmes, mais de leurs armes, qui devaient déterminer de promptes victoires.

– Taisons-nous, tout de même ! insista Philippe. Et rassurez-vous, Dick. Je ne crois pas que les Goura-Zannkas comptent se battre dans les ténèbres… pas plus sans doute que les Trapus. Soyez sûr qu’ils ne marchent pas sans raison !

Dick se tut et l’expédition continua ses fouilles monotones. Partout le sol était soigneusement examiné et Houmra, qui devinait les motifs des alliés, écoutait souvent si aucun bruit ne s’entendait dans la terre profonde… La solitude n’était pas silencieuse. On entendait par intermittence le glapissement du chacal, un rugissement, le cri de détresse de l’herbivore vaincu, la plainte des batraciens parmi les roseaux et les nymphéas. Tout était mystérieux, passionnant et terrible. Vainqueur précaire, l’homme ne possédait encore qu’une faible part de la terre sauvage, et, dans l’opacité nocturne, il était perdu au sein d’une puissance invaincue.

Le cœur de Philippe avait des battements brusques et insupportables. Ce n’était pas de crainte. Il ne songeait qu’à Muriel. Elle lui apparaissait dans la phosphorescence du lac, dans la poussière lumineuse des étoiles.

– La lune se lève ! grommela Dick Nightingale.

Fortement écornée, rouge comme la fleur du pavot, mi-obscure encore, mais plus lumineuse à chaque minute, elle traça sur le lac un fleuve de lueurs, et les batraciens la saluèrent de mélopées plaintives.

L’avant-garde goura-zannka s’était arrêtée. Les batteurs d’estrade se replièrent. Puis cent voix violentes rugirent le cri de guerre. Pendant un quart d’heure, on ne vit que les vols confus des projectiles. Ceux qui jaillissaient des fourrés de papyrus et d’herbes visaient les Goura-Zannkas, qui répondaient en bombardant le couvert de pierres pointues.

– Les Trapus sont donc là ? dit Dick en brandissant le poing.

Le combat n’était encore qu’un simulacre. À cause de la distance, les projectiles demeuraient inoffensifs… L’embûche des Trapus avait échoué. Ils comptaient surprendre les Fils des Étoiles par une attaque imprévue, mais les batteurs d’estrade avaient déjoué leur plan. Maintenant, les adversaires hésitaient, les pointes des sagaies étant, de part et d’autre, enduites d’un poison homicide. Avant d’atteindre l’ennemi, l’agresseur subirait des pertes déprimantes.

Warzmaô, qui le savait bien, épiait les papyrus. Les Trapus demeuraient invisibles, les uns tapis parmi les végétaux, les autres à l’abri des anfractuosités rocheuses. Parfois le chef poussait un mugissement que répétaient les guerriers avec une telle force que les singes, surpris, cessaient de crier.

Des deux côtés la patience était égale, mais aussi la haine, une haine sans bornes, dont les origines se perdaient dans la nuit des races… Si les Goura-Zannkas, plus impétueux, n’avaient pas attaqué en masse, c’est qu’ils connaissaient leur infériorité numérique et la forte position des antagonistes. De surcroît, les Trapus avaient une flottille de canots, signalée par les éclaireurs, qui assurait une retraite sur le lac.

– Ça peut durer un mois ! grommela Dick Nightingale. Ces sauvages, sir, sont de damnés couards.

– Je ne crois pas, répondit presque sévèrement Philippe… Ce sont deux races très courageuses.

Au fond, il était aussi impatient que Dick. Il avait disposé sa petite troupe à l’abri d’un tertre. Si les Trapus risquaient une attaque massive, les tirailleurs noirs devaient exécuter des feux de salve indéfinis. C’étaient des tireurs fort médiocres, et Dick lui-même n’avait qu’un coup d’œil incertain.

– Est-ce que nos singes marcheraient ? exclama Dick.

Une trentaine de Goura-Zannkas s’avançaient, en rangs serrés, vers le rivage. Ils poussaient des clameurs épouvantables et ne cessaient d’injurier les Trapus… On pût croire qu’ils allaient bondir à l’assaut. Une nuée de projectiles s’éleva des papyrus. Mais déjà la troupe s’arrêtait, encore hors de portée ! La manœuvre était claire : Warzmaô voulait tenter l’adversaire par l’appât d’une victoire facile… Pour accroître la tentation, il fit reculer le demeurant de ses guerriers.

– Attention ! commanda Philippe… Tenez-vous prêts à tirer !

– Ils ne sortiront pas, allez ! gouailla Dick. Ce sont des guerres de lapins.

Mais Philippe donnait des instructions précises à ses tirailleurs.

Les Goura-Zannkas continuaient à défier l’ennemi. L’avant-garde était maintenant très exposée. Au moins sept cents pas la séparaient du gros de l’expédition et l’échancrure du rivage permettait aux Trapus une attaque de flanc, combinée avec une attaque de face. Comme d’ailleurs ils avaient une grande supériorité numérique sur la masse des Goura-Zannkas, les chances de victoire étaient grandes.

Le cœur de Philippe battait farouchement. Il lui semblait que de la résolution des Trapus allait dépendre le sort de Muriel. Dans sa fièvre, oubliant les horreurs obscures et les périls immondes, il la voyait vivante. Les événements, ainsi qu’en songe, obéissaient aux hasards de l’imagination…

Parmi les papyrus, les herbes et les roches, aucun mouvement ne se décelait – mais les voix rugueuses des Trapus répondaient aux vociférations des Fils des Étoiles. Puis il y eut un bref silence. Au loin, la flottille de canots évoluait sur le lac. Elle approcha. Une chaîne rocheuse la déroba aux regards :

– Des renforts ! remarqua Dick… Ça pourra devenir plus chaud !

Warzmaô était monté sur un tertre. Sans doute hésitait-il : la position de l’avant-garde devenait tragique. Il n’eut pas le temps d’ordonner la retraite. D’effarants mugissements annonçaient l’attaque. Elle se déclencha, massive, foudroyante et frénétique. Deux troupes, d’au moins quatre-vingts hommes chacune, arrivaient en bloc… Celle de flanc cherchait évidemment à couper la retraite aux Goura-Zannkas…

– Feu ! ordonna Philippe.

Une nuée de balles décima les Trapus de flanc, dont Philippe visait la première onde : en un moment, il abattit sept ou huit hommes.

Par quelque erreur de leurs batteurs d’estrade, les Trapus ne soupçonnaient pas la présence des Blancs : les précautions prises par Warzmaô les avaient trompés. Aussi braves que des bouledogues devant les armes coutumières, fussent-elles empoisonnées, ils furent troublés par l’intervention des machines tonnantes. Beaucoup se souvenaient du combat de la forêt où, en un instant, les Trapus avaient subi une inconcevable défaite. Le hasard voulut que les tirailleurs fussent admirablement placés, et les Trapus croulaient par grappes…

La troupe de gauche gémit lamentablement. Les Goura-Zannkas d’avant-garde se ruèrent sur la colonne de droite, beaucoup moins exposée au feu que celle de gauche. Warzmaô et ses hommes arrivaient à grande allure. Les Trapus tournoyèrent. L’épouvante mystique les sidéra. Tels les Athéniens à Chéronée, ils connaissaient le vertige de la défaite, ils se laissaient tuer sans résistance. Les massues des Goura-Zannkas les abattaient par douzaines, tandis que la fusillade de Philippe et de ses hommes continuait à remplir d’horreur les âmes obscures…

Bientôt, les Goura-Zannkas ayant partout envahi le terrain, il fallut cesser le feu. Seul, Philippe continuait un tir méthodique. Quelques Trapus tentèrent une suprême résistance : une attaque féroce les écrasa. Et ce fut le massacre incohérent et furieux, la tuerie primitive où le vaincu cède au destin mystérieux des batailles et, attendant la mort, n’essaie plus de se révolter contre elle.

S’il périt trente mille Romains au lac de Trasymène, il périt plus de cent Trapus sur la rive du lac Sauvage… De ceux qui survécurent, les uns se tapirent dans la brousse, les autres se jetèrent dans une douzaine de canots amarrés dans un havre, et sillèrent au large.

On trouva d’autres canots – au nombre d’une douzaine, qui pouvaient contenir chacun dix hommes… Warzmaô résolut de « nettoyer » les îles qu’on voyait au large et où, sans doute, les fuyards chercheraient à se blottir.

Un des canots contenait Philippe, Dick Nightingale et les tirailleurs du camp.

Share on Twitter Share on Facebook