V Dans la terre profonde

On avait vu débarquer des Trapus dans l’île septentrionale. Philippe y atterrit avec ses hommes et une barque chargée de Goura-Zannkas. Les canots des Trapus, abrités dans une anse, montraient que les ennemis étaient encore dans l’île. Elle n’était pas touffue. Sur un sol rocheux, les herbes poussaient avec peine, entremêlées de lichens ; quelques bouquets de papyrus croissaient au bord de l’eau… Avec Dick et six hommes revêtus d’un ulster imperméable aux sagaies, Philippe entama une reconnaissance. Elle ne révéla aucune présence humaine.

Quand la petite troupe revint dans le havre, le plus âgé des Goura-Zannkas fit des signes à Kouram. À trois reprises, il montra le centre de l’île :

– C’est là qu’ils ont disparu ! fit Kouram.

Philippe regarda. Il y avait un roc de granit rouge, où ne poussaient que des lichens barbus et, tout autour, des herbes basses :

– Personne ne peut se cacher par là, objecta-t-il. Tu l’as vu comme moi, Kouram. Si c’est vraiment là qu’ils ont disparu, ils ne peuvent être sur la terre.

– Ils sont sous la terre, maître.

Il fit un signe au Goura-Zannka, qui inclina gravement la tête.

Un flot obscur de sensations tourbillonna dans le crâne de Philippe. L’esprit de l’homme se nourrit d’analogies : Muriel avait disparu sous terre. Et il parut soudain, étrangement, que c’est sous terre qu’on la retrouverait.

– Comment le sait-il ? demanda Philippe.

Kouram tenta en vain de traduire l’interrogatoire. Mais le vieux guerrier perçut que l’Homme-Fantôme voulait voir. Il jeta un ordre bref, car il commandait l’expédition et, l’œil au guet, les Goura-Zannkas se dirigèrent vers le roc. Philippe suivait avec Dick et ses tirailleurs.

Quand ils furent arrivés, le chef goura-zannka appela l’un de ses hommes. À deux, ils appuyèrent violemment sur une anfractuosité en forme de croissant. Un bloc s’écarta. Philippe vit un trou noir qui s’enfonçait dans la terre. Le vieux guerrier étendit les bras et prononça quelques paroles d’un air grave : il annonçait évidemment la présence des Trapus…

Philippe, Kouram et Dick se regardèrent :

– Que feront les Goura-Zannkas ? demanda Philippe.

Il sembla que le chef eût compris. Il désigna Philippe, Dick, Kouram et les tirailleurs revêtus de l’imperméable… puis il montra ses guerriers. En même temps, il faisait des signes qui marquaient la succession :

– Maître, dit Kouram, il veut que nous marchions d’abord… on dirait qu’il croit que nous sommes invulnérables.

– Nous le sommes presque ! ricana Nightingale.

– Ou qu’il se fie à nos armes.

– Nous marcherons les premiers, dit Philippe… nous devons l’exemple.

Dick haussa insoucieusement l’épaule ; il était fataliste et d’une bravoure presque illimitée.

– Nos tirailleurs sont-ils prêts ? demanda Philippe à Kouram.

– Ils vous suivront ! dit Kouram après avoir jeté un commandement.

Philippe se tourna vers eux. Leur attitude était ferme. Ils avaient la foi. Pour avoir vu la victoire continue des Blancs, ils les estimaient invincibles.

– En avant ! dit Philippe qui s’assura que son couteau de chasse jouait librement dans sa gaine et que les fusils avaient leur charge pleine.

La pente était assez raide mais très praticable. La lanterne électrique de Philippe dardait un cône violet dans les ténèbres. Après trois minutes la descente cessa ; on se trouva dans un couloir presque horizontal, au sol crevassé. Des bêtes obscures s’enfuirent. Le silence était profond…

Philippe, se retournant, vit dans la pénombre des têtes confuses et des yeux scintillants. Quelques guerriers goura-zannkas se baissaient ou collaient l’oreille aux parois. D’autres se couchaient sur la terre :

– Eh bien ? demanda Maranges.

– Ils ont passé par ici, répondit Kouram, qui participait aux investigations. Mais on n’entend rien. Peut-être ont-ils fui… peut-être nous attendent-ils… et qui peut savoir s’ils ne sont pas en embuscade dans une autre caverne dont nous ne voyons pas l’entrée !

Philippe regarda la pénombre mystérieuse… Des scintillements révélaient des quartz, peut-être des gemmes. Rien n’annonçait la présence de créatures vivantes.

– Avançons !

Warzmaô donnait au même instant un ordre analogue. Deux Fils des Étoiles, habiles à reconnaître les traces des hommes et des bêtes, avaient pris la tête de l’expédition. Ils marchaient lentement, aux écoutes, mais on ne voyait que les parois de pierre, on n’entendait que la marche assourdie des guerriers.

Subitement, on eût dit que des lumières luisaient à la voûte. On se trouvait dans une grande salle naturelle, presque hexagonale, et les lueurs qui rejaillissaient sur le sol n’étaient que la réverbération des rais électriques sur de larges blocs de cristal de roche…

– On croirait que ces blocs ont été polis, remarqua Dick Nightingale.

Bientôt, on discerna une série de fissures, dont chacune était l’ouverture d’un couloir plus ou moins étroit. Philippe compta une dizaine de ces issues et tourna vers les Goura-Zannkas un… visage anxieux.

Le chef secoua la tête mais ne parut pas étonné. Il fit comprendre à Kouram qu’il s’attendait à quelque chose de semblable – sans doute d’après les récits des ancêtres. Évidemment, ni lui, ni aucun de ses guerriers n’était venu jusque-là ; hommes de la lumière, habitants des arbres, ils répugnaient à descendre dans la terre profonde.

– Que faire ? murmura Philippe, plein d’incertitude.

– C’est pire qu’un labyrinthe ! grogna Dick. Avant que nous ayons seulement visité trois de ces damnés trous, les Trapus seront loin… sans compter les pièges… les embuscades…

Un grand découragement envahit Philippe. Tout ce qu’il avait espéré devenait chimérique. Quelle apparence d’ailleurs que Muriel se trouvât dans ces cavernes ?… Et pourquoi serait-elle encore vivante ? N’importe ! L’entraînement des choses commencées hypnotisait le jeune homme.

Il dit à Kouram :

– Si les Goura-Zannkas veulent garder cette salle, nous explorerons les issues.

– Ce sera très dangereux, maître !

– Pas plus dangereux que ce que nous avons déjà fait !

– Beaucoup plus dangereux… Nous serons exposés à tous les pièges des Trapus… Les Trapus sont les seigneurs de la terre profonde.

Mais une impulsion ardente poussait le jeune homme :

– Il le faut ! dit-il.

Fataliste, Kouram baissa la tête :

– Il sera fait comme vous voudrez, maître.

– Nous emmènerons la moitié de nos tirailleurs. Les autres inspireront confiance aux Goura-Zannkas… Dick, vous les commanderez.

– J’aurais préféré vous suivre ! fit Nightingale.

– Il faut un chef ici ! Si les Goura-Zannkas ne voient que des Noirs, ils n’auront pas confiance… ils se retireront !

– Soit ! fit Dick, mais ça m’ennuie…

Kouram réussit d’autant plus facilement à faire comprendre aux Goura-Zannkas le but de Philippe, que le chef nègre avait eu la même pensée. Il offrit deux éclaireurs habiles pour aider aux recherches.

Comme il n’y avait aucune raison de préférer une voie aux autres, Philippe s’engagea au hasard dans une des galeries, suivi de Kouram et de sa petite troupe. Cette galerie rétrécie, basse, se montra bientôt impraticable.

– Les Trapus n’ont pas passé par ici… ou bien, les pierres ont leur secret ! dit Kouram quand ils se trouvèrent arrêtés par l’étroitesse de la fissure.

– Retournons ! dit Philippe, après avoir tâté les parois.

La seconde fissure finissait en cul-de-sac ; la troisième aboutissait à une grotte close que les stalactites et les stalagmites faisaient confusément ressembler à quelque temple sauvage. Mais la quatrième conduisit à une galerie spacieuse qui, après dix minutes de marche, ne semblait pas près de finir.

– Les Trapus ont passé par ici ! déclara Kouram.

Un des éclaireurs goura-zannkas le toucha à l’épaule. Kouram se retourna. L’homme lui montra sa main : la paume était rouge et humide :

– Du sang !… C’est du sang, maître ! fit Kouram.

Le Goura-Zannka lui faisait signe de le suivre. Près de la paroi, il y avait une traînée pourpre.

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