VI L’eau souterraine

L’éclaireur goura-zannka marchait vite, sûr maintenant du passage des ennemis de sa race. Dans les ténèbres, la petite troupe suivait les rais violacés de la lanterne électrique.

Au bout de quelques minutes, le couloir fit un coude. En même temps, la voûte s’abaissa et le passage se rétrécit. Bientôt le Goura-Zannka poussa une exclamation. Kouram, qui le suivait de près, leva les bras. Il n’eut pas besoin de s’expliquer : les rais rebondissaient sur une surface luisante…

– L’eau ! dit Philippe avec désespoir.

Kouram lui toucha le bras :

– Un canot, maître.

La nappe d’eau semblait considérable. Elle s’élargissait au-delà du petit havre où aboutissait le couloir. Une voûte riche en cristaux réfléchissait la lumière du fanal et donnait à l’eau souterraine des reflets de diamant, de saphir, de rubis et de topaze…

Anxieux, Philippe examinait le canot. Pourquoi les Trapus l’avaient-ils abandonné. Ne fallait-il pas redouter un piège ? L’embarcation, assez longue, fort étroite, semblait fragile : elle contenait deux pagaies. Il y avait place pour six hommes au plus. Oserait-on se risquer sur ces eaux mystérieuses, dans la nuit souterraine, parmi des ennemis adaptés à la vie des taupes ? C’était une action folle et qui, presque sûrement, aboutirait à un désastre. Mais la fièvre de l’aventure, une exaltation étrange tenaient Philippe.

Il dit :

– Cinq hommes veulent-ils me suivre ?

– Maître, c’est la mort, riposta Kouram.

Philippe hésita un moment encore, puis un vertige le saisit :

– Kouram, nous prendrons quatre tirailleurs. Les autres iront rejoindre les Goura-Zannkas.

Kouram ne répliqua point. Il avait dit ce qu’il devait dire.

– C’est bien !

Il désigna quatre tirailleurs qui, du reste, ne bronchèrent pas, pleins d’une confiance fataliste dans le Blanc et peut-être plus rassurés avec Philippe qu’avec les guerriers de Warzmaô.

Philippe examina rapidement le canot et n’y découvrit aucune avarie.

– Embarquons.

Quelques minutes plus tard, le canot sillait sur le lac. Kouram pagayait comme un Océanien : Philippe, qui avait jadis manœuvré des périssoires, se servait convenablement de la rame primitive.

La traversée dura près d’une heure, puis on aperçut un rivage plat et grisâtre, une voûte surbaissée… On ne sait quoi de sinistre émanait à la fois de l’eau et de la pierre.

L’expédition parut misérablement vaine. On débarqua cependant, on avança au hasard. La rive, en somme, n’était qu’une sorte de promontoire : de même qu’à l’autre bord, à droite et à gauche, il n’y avait que la muraille granitique. Et l’on aboutissait de nouveau à un couloir. Avant de s’y engager, Philippe s’arrêta. Aucune logique ne le guidait – et même cette incursion souterraine allait contre toute raison. Il aurait fallu atteindre rapidement les Trapus fugitifs, avec des forces suffisantes pour les combattre. Maintenant, ils avaient l’avantage et sans doute une supériorité écrasante qui leur permettait de choisir le moment où ils anéantiraient la petite troupe…

Mais la force d’inertie poussait Philippe à aller jusqu’au bout. Pendant une dizaine de minutes, il avança péniblement. Par intervalles, le couloir devenait très étroit, si étroit qu’il eût été impossible d’y passer deux de front…

Soudain, Kouram, qui avait pris la tête, s’arrêta. C’était à un tournant. Une lueur semblait filtrer de la muraille granitique :

– Voyez, maître !

Déjà Philippe s’élançait. Tous deux atteignirent en même temps l’endroit d’où jaillissait la grande lumière.

Par une ouverture ovale, aux bords déchiquetés, sorte d’œil-de-bœuf naturel, il apercevait une grotte, pâlement éclairée, et, au milieu de la grotte, une forme féminine assise. Non pas une Négresse, ni une femme de la race des Trapus, mais une Blanche, parée des cheveux d’or de la princesse légendaire… Une joie frénétique saisit Philippe :

– Muriel ! s’écria-t-il.

Il n’avait pu retenir ce cri… La jeune fille tressaillit et leva la tête. Ses grands yeux turquins se fixèrent sur la fenêtre ovale.

– Qui m’appelle ? dit-elle d’une voix basse et pourtant discernable.

– Moi… Philippe…

En deux bonds, elle atteignit l’ouverture :

– Vous ! vous ! gémit-elle.

Pâle, amaigrie, un peu hagarde, elle décelait de longues souffrances.

– Mon père ? demanda-t-elle… Et vous tous ?

– Sains et saufs. Mais vous, Muriel ?

– Ah ! prenez garde. Ils vous guettent… ils vous suivent… ils attendent l’heure où ils pourront vous prendre au piège. Il n’existe pas d’êtres plus opiniâtres.

– Mais vous ? répéta-t-il.

Dans la lueur bleuâtre, elle eut un mélancolique sourire :

– Ils ne m’ont pas encore fait de mal !… Leurs actes me sont incompréhensibles. Je suis aux mains de leurs sorciers, Par moments, on dirait qu’ils me rendent un culte… d’autres fois, ils sont menaçants… Je ne sais pas. J’attends quelque chose d’horrible.

Elle passa la main sur son front, ses pupilles se dilatèrent :

– Fuyez ! murmura-t-elle. Ils sont maîtres des souterrains… ils savent certainement que vous êtes ici… Fuyez !

– Il faut que je vous délivre.

– Comment le pourriez-vous ? Cette grotte ne communique avec aucune autre…

– D’où vient la lumière ?

– D’en haut… du ciel… la grotte s’ouvre dans un îlot volcanique, au milieu du lac. Ah ! attendez…

Elle passa de nouveau la main sur son front, d’un geste désolé et craintif :

– Dites ! fit avidement Philippe.

– Je ne dois pas… retournez d’où vous êtes venu. C’est votre seule chance de salut.

– Muriel ! je vous en supplie, parlez !

– Il ne faut pas exposer inutilement votre vie !

– Nous ne retournerons pas en arrière ! Je veux vous délivrer ou mourir… Dites, Muriel !

– Je ne dois pas !

– Je vous jure que nous ne vous abandonnerons point…

– Mon Dieu ! soupira-t-elle. Eh bien ! je crois que votre souterrain communique avec l’îlot, mais vous ne pouvez pas y arriver… ils y sont !

Un grondement l’interrompit. Trois silhouettes trapues avaient surgi.

Le premier mouvement de Philippe fut de saisir son fusil, mais déjà les Trapus environnaient Muriel et l’entraînaient. Maranges hésita : dans ce groupe mouvant, il était impossible de viser.

– Ne tirez pas ! cria Muriel d’une voix plaintive. Cela ne servirait qu’à les irriter.

Il comprit l’inutilité et le péril d’une intervention… et un moment plus tard, Muriel avait disparu, la grotte était vide. Il n’y avait plus que l’espérance d’atteindre l’île rocheuse signalée par la jeune fille.

– En route ! cria Philippe, en s’élançant dans le couloir.

Kouram et les tirailleurs le suivirent.

Après dix minutes de course, une lueur se mêla à la lueur de la lampe électrique… La piste cessa d’être horizontale puis une pente assez roide s’éleva devant la petite troupe. Ils la gravirent avec fougue et se retrouvèrent en plein air, dans un cirque aux bords déchiquetés où la lune répercutait sa lumière mélancolique… Par une échancrure on voyait le lac où tremblotait l’image des constellations.

– Voyez ! voyez ! clama Kouram.

Un canot s’éloignait de la rive et, dans ce canot, on apercevait Muriel emmenée par cinq Trapus. Cette fois, l’instinct emporta Philippe. Persuadé que la jeune fille était à jamais perdue s’il ne la délivrait pas maintenant, il épaula… Une détonation retentit ; un Trapu tournoya et laissa tomber sa pagaie… Les quatre autres poussèrent des hurlements frénétiques… Déjà, le fusil tonnait une seconde fois et frappait un nouveau Trapu à la tête… Les survivants se mirent à pagayer désespérément ; mais, avec une précision merveilleuse, Philippe abattit deux autres hommes. Le dernier se jeta sur Muriel…

Ce fut la minute suprême… La tête du sauvage et celle de la jeune fille étaient si proches que la moindre déviation devait être fatale… Parfois, elles étaient toutes deux dans la ligne de visée.

Philippe, l’œil dilaté, la main tremblante, attendait…

L’homme avait saisi Muriel et semblait vouloir la précipiter dans le lac…

Vigoureuse, habituée aux sports, elle se débattait. Un moment, elle rejeta la brute ; une distance de deux pieds sépara les crânes… Alors une volonté farouche emplissant Maranges, sa main cessa de trembler : le dernier Trapu roula dans le lac…

Les Noirs hurlèrent d’enthousiasme.

Muriel avait saisi une des pagaies et revenait vers l’îlot… Une émotion immense faisait trembler Philippe des pieds à la tête… Quand la jeune fille aborda, des larmes coulaient sur ses joues… Elle vit ces larmes ; une teinte rose envahit son visage pâle :

– Oh ! murmura-t-il… c’est comme si le monde venait de naître.

Il s’inclina, il porta la petite main de la jeune fille à ses lèvres. Elle le regardait gravement, troublée d’une joie si profonde qu’elle en était douloureuse. Et levant ses mains jointes vers le ciel :

– Du fond de l’abîme, j’ai crié vers Toi… et tu m’as exaucée…

Puis elle dit à Philippe :

– Après mon père, vous êtes celui qui m’a donné la vie.

– Oh ! Muriel, chuchota-t-il… il me semble que je serais mort, s’ils vous avaient emportée.

Ils demeurèrent un instant dans un merveilleux silence. Les images s’élevaient en tumulte, avec l’éclat incomparable qu’elles revêtent dans les êtres jeunes. Puis Muriel reprit :

– Il faut partir d’ici. À chaque minute ils peuvent surgir de la terre. Je ne sais par quel miracle vous avez pu traverser les souterrains ni pourquoi j’ai été mal gardée.

Elle considéra le havre où elle avait abordé :

– Hier, il y avait ici plus de trente canots… Où sont-ils ? Il doit s’être passé des choses extraordinaires…

– Nous les avons attaqués et vaincus avec le secours des Goura-Zannkas ! dit Philippe.

– Les Goura-Zannkas ?

– Des Noirs avec qui nous avons fait alliance. Cependant, beaucoup de Trapus ont pu s’enfuir. Peut-être se bat-on ailleurs ?

– Mon père ? demanda anxieusement Muriel.

– Il est au camp.

– Il faut se hâter, Philippe.

– Nous avons laissé Dick Nightingale et une troupe d’hommes dans le souterrain. Ils nous attendent !

– Il ne faut pas retourner sur vos pas !

– Mais comment faire ?

– Aborder le rivage du lac… puis faire avertir nos amis.

– Pourvu qu’ils n’aient pas été surpris par les Trapus !

– Par où êtes-vous entrés sous terre ?

– Par une île au nord… Une pierre fermait l’entrée.

– Je connais l’île… c’est là qu’il faudra les avertir… Sont-ils tous descendus sous terre ?

Le canot se trouva assez spacieux pour contenir Muriel, Philippe et les Noirs. Pendant un quart d’heure on silla en silence. Le lac vivait sa vie sauvage, de-ci de-là quelque bête, montrant une gueule difforme ou un dos écailleux, annonçait l’extermination éternelle de l’être par l’être…

Après une courte hésitation, Philippe avait dirigé l’embarcation vers l’île septentrionale. Si l’on y retrouvait les Goura-Zannkas et la flottille de canots, ce serait une aide immédiate. Peut-être, après tout, les Trapus avaient-ils provisoirement abandonné la lutte. Leur défaite était écrasante. Comme la plupart des sauvages, ils prendraient leur temps avant de chercher une revanche…

Un des Noirs poussa une exclamation. Il montrait le nord-est où l’on discerna un grouillement sombre de canots… Encore les Trapus !

Une sombre inquiétude contracta le cœur de Philippe. L’île septentrionale était à plus de deux milles. Les survenants, plus proches de l’île que Philippe et ses compagnons, auraient-ils le temps de barrer le passage ?

– Vite ! exclama le jeune homme.

Cet ordre était inutile. Les rameurs avaient compris le danger ; ils donnèrent tout leur effort… Pendant deux minutes, il fut impossible d’évaluer les chances des antagonistes. Les canots des Trapus avançaient aussi rapidement que le permettaient leur construction imparfaite et le pagayage. Il s’agissait d’atteindre la pointe méridionale de l’île, avant que les Trapus ne se fussent mis au travers de la route… Deux de leurs canots devançaient vivement les autres.

– Que personne ne tire ! dit Philippe.

Les munitions étaient devenues rares. Sûr de son adresse, Philippe désirait les garder pour lui seul…

– Votre fusil a toute sa charge ? demanda-t-il à Kouram.

Kouram fit un signe affirmatif.

Les deux canots approchaient de la zone inquiétante. L’un d’eux surtout avançait avec une dangereuse vélocité… Alors, lentement, Philippe épaula :

– Un homme de moins ! grommela Kouram.

Il ne se trompait point. La détonation retentit ; un rameur Trapu s’écroula.

Les Noirs se mirent à rire, tandis que Philippe choisissait une autre victime. Une seconde après, un nouveau Trapu lâcha sa pagaie… et presque en même temps, des acclamations furieuses retentissaient dans l’île.

On vit apparaître, sur le roc rouge, la haute silhouette de Warzmaô.

Déconcertés, les Trapus abandonnèrent la lutte. Les deux canots de tête rejoignirent le gros de la flottille qui disparut sur les eaux étoilées.

Dans l’île, on retrouva les guerriers, accrus d’un contingent amené par Warzmaô. On envoya chercher ceux qui étaient dans la contrée souterraine.

– Je crois que cette fois nous sommes sauvés ! fit Kouram.

Philippe le croyait aussi. Quand on aurait rejoint la rive, où attendait une partie des forces goura-zannkas, quand l’expédition des cavernes serait revenue, les Trapus renonceraient presque sûrement à toute poursuite immédiate.

– Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Dick ! songeait Philippe.

Cette inquiétude aussi devait être dissipée. Dick et ses compagnons sortirent du roc rouge.

Alors, la victoire fut éblouissante. Warzmaô et ses guerriers contemplaient avec une admiration mystique la jeune fille lumineuse que le Chef-Fantôme était allé reprendre aux entrailles de la terre. Leur foi dans l’invincibilité des Blancs prit la forme des dogmes… Ils savaient les embûches que les Trapus ont multipliées dans les pays souterrains depuis les siècles ; ils ne concevaient pas qu’une faible troupe d’hommes eût réussi à leur échapper, en délivrant encore l’étrange créature aux cheveux d’or !

Sur la rive, on retrouva le gros des Goura-Zannkas. Aucune alerte ne les ayant dérangés dans leur tâche, ils avaient rassemblé les blessés et les prisonniers pour un festin solennel… Il y en avait plus de cinquante…

– Ce sera une grande fête ! remarqua Kouram que l’anthropophagie ne choquait point.

– C’est affreux ! gémit Muriel.

– Par Jove ! grommela Dick… ça n’a pas d’importance.

Les guerriers de Warzmaô se mirent en route vers la forêt natale. Rudement menés, les captifs et les blessés suivaient à l’arrière-garde. On emportait les autres, couchés sur des boucliers ou des branches entrecroisées… Ainsi devaient faire les ancêtres des Goura-Zannkas au temps où les rois d’Assyrie faisaient écorcher « comme des arbres » les ennemis vaincus, au temps où les Hyksos envahissaient l’Égypte…

Rien n’avait changé depuis ces âges lointains, et sans doute depuis des âges plus reculés encore. Les Goura-Zannkas avaient les mêmes armes, les mêmes outils, les mêmes rites et les mêmes ennemis. Que de fois, dans la nuit belliqueuse, des guerriers Trapus avaient été amenés comme ceux-ci, pour servir de pâture. Que de fois aussi les Goura-Zannkas battus n’avaient-ils pas été mutilés et suppliciés par les Trapus vainqueurs !

– Oui, murmura Philippe, qui songeait à ces choses, c’est une scène des vieux âges.

Il marchait, pensif, à côté de Muriel, et parfois, leurs regards se croisaient avec une douceur profonde…

– Ces choses finiront un jour ! dit-elle.

– Sans doute ! Mais peut-être par la disparition des Trapus et Goura-Zannkas. Sous les balles, les bombes ou les fléaux des Blancs… Car notre civilisation, Muriel, est la plus homicide qui ait paru sur la terre. Depuis trois siècles, nous avons fait disparaître plus de peuples et de peuplades que ne l’avaient fait tous les peuples conquérants de toute l’Antiquité et du Moyen Âge. La destruction romaine a été un jeu d’enfant à côté de la nôtre. Ne vivez-vous pas, Muriel, sur une terre aussi grande que l’Europe, où vous avez fait disparaître la race rouge !

– Hélas ! soupirait la jeune fille.

L’image de son père lui apparut, si nette et si douce, qu’elle tendit avidement les bras, comme pour une étreinte.

– Sommes-nous loin encore du campement ? demanda-t-elle.

– Deux heures, peut-être.

– S’il avait été attaqué pendant votre absence ? reprit-elle avec épouvante.

– C’est presque impossible… N’est-ce pas, Kouram ?

– Oui, maître. Les Trapus qui nous ont attaqués sur le bord du lac étaient aussi nombreux que les hommes de deux clans. Cela n’arrive presque jamais… L’Aigle Bleu est là-bas, avec plus de guerriers que n’en avait Warzmaô. Et contre la carabine à éléphants, les fusils, la mitrailleuse, que feraient les Trapus ?

Ces paroles rassurèrent un peu Muriel. Et elle parla de sa captivité.

La vie des Trapus était presque semblable à celle des animaux. Ils dormaient beaucoup, même pendant le jour, même lorsqu’ils s’agitaient, ils pouvaient marcher sans répit et sans être arrêtés par les ténèbres. Jamais ils n’avaient abandonné la poursuite de la caravane. Leurs sorciers pratiquaient des sacrifices mystérieux, pour lesquels on immolait des guerriers choisis par le sort. On les endormait à l’aide de plantes, puis on ouvrait les veines de leur cou. Leur sang était recueilli par les chefs. Si les victimes ne succombaient point, on leur faisait grâce de la vie.

– Je ne sais pas encore pourquoi ils m’ont épargnée, dit Muriel. Il m’a semblé que j’étais pour eux une sorte de fétiche dont la présence devait leur donner la victoire sur leurs ennemis.

La lune couleur de sang s’accroissait dans l’occident où elle allait disparaître. Les chacals épiaient la masse des bêtes verticales ; on voyait un moment leur tête fine, leurs oreilles pointues, puis ils s’évaporaient dans les pénombres ; un lion, sur le haut d’un tertre, profila sa stature trapue ; son rugissement emplit l’étendue – puis étonné, il s’effaça…

– Nous approchons dit Philippe.

Muriel était exténuée, mais on commençait d’apercevoir la forêt où les hommes vivaient dans les arbres…

Subitement, la colonne s’arrêta. L’avant-garde se repliait lentement sur le centre. Des éclaireurs accoururent l’un après l’autre.

– Est-ce encore cette vermine ? s’écria Nightingale.

Kouram échangeait des signes avec Warzmaô.

Le jeune chef était monté sur un tertre ; ses yeux jaunes luisaient dans la pénombre.

– Qu’est-ce ? demanda Philippe.

– Ce ne sont pas des Trapus ! dit Kouram. Ce sont des guerriers du clan vaincu par l’Aigle Bleu. Ils ont su que Warzmaô emmenait une partie seulement des Fils des Étoiles, tandis que l’Aigle Bleu prenait une autre direction. Ils doivent avoir envie de prendre leur revanche, maître.

– Je croyais que la moitié de ce clan avait péri.

– Warzmaô n’a pas amené la moitié des Fils des Étoiles et il en ramène moins encore !

– La route est-elle barrée ?

– Oui, maître jusqu’au lac…

Philippe monta à son tour sur le tertre. La lune venait de sombrer dans l’occident. Il ne vit que les formes confuses de la terre et des végétaux… Les Goura-Zannkas eux-mêmes se dissimulaient dans les hautes herbes ou dans les creux du sol.

– Dam’it ! grogna Nightingale. Ce pays est terriblement inconfortable… Je voudrais dormir.

– Peut-être le pourrez-vous ! fit gravement Kouram… Warzmaô attendra le jour avant de reprendre sa marche.

– Et si ces fils de chien attaquent ?

– On vous éveillera !

De-ci de-là on voyait ramper un corps noir à travers les gramens… Warzmaô disposait les sentinelles. Un silence souverain pesait sur la solitude ; les grands fauves avaient cessé la chasse.

Muriel et Philippe s’assirent sur le sol. La brise semblait descendre des étoiles ; et cette nuit carnivore où les bêtes et les hommes s’étaient exterminés, cette nuit pleine de menace et d’horreur, figurait une paix si douce que les jeunes gens oubliaient presque la loi barbare du monde.

– Oh ! Muriel, soupira-t-il, voyez comme la vie semble bonne…

– Elle est bonne ! Il faut accepter les épreuves que le Seigneur envoie à ses créatures. Je sens que nous serons sauvés !

Elle baissa la tête, elle éleva vers l’infini l’humble supplication humaine et Philippe attendri, le cœur chaviré d’amour, s’étonnait de cette réalité fabuleuse…

– Est-ce qu’ils attaquent ? balbutia Dick Nightingale qui venait de s’éveiller en sursaut.

L’aube venait. Le fugitif crépuscule tropical avait à peine enchanté le lac et déjà la fournaise rouge du soleil parut entre deux collines…

– Non ! fit Kouram. Ils se sont un peu rapprochés… Ils nous barrent complètement la route. Nous devons les disperser ou battre en retraite.

– Combien sont-ils ?

– Je ne sais pas, maître. Warzmaô a montré deux fois dix fois les doigts des deux mains.

– Alors, ils seraient deux cents ?

– Comment a-t-il pu les compter ? intervint Dick d’une voix maussade.

– Il ne les a pas comptés, je suppose, dit Philippe. Plutôt évalue-t-il leur nombre en défalquant les morts, les blessés et les captifs.

– Morts aussi ! gouailla Nightingale, puisqu’on les a dévorés.

– Warzmaô doit encore avoir soixante-dix à soixante-quinze hommes valides. Vous, maître, Mr Nightingale et les tirailleurs valez bien cent hommes.

– Oh ! bien plus ! exclama Dick avec énergie.

– Mais comment livrer bataille ? reprit le Noir. Ils reculeront, invisibles, jusqu’à la rivière… en nous harcelant. Là, il faudra passer, et ils pourront rester dans les roseaux et nous faire beaucoup de mal.

La menace était énigmatique et angoissante. Le soleil rose, écorné encore, montait vite sur le lac et répandait à flots son énergie salutaire et redoutable. Philippe, Warzmaô, Dick et Kouram essayaient de découvrir les ennemis. Dans ce moment, tous étaient invisibles.

À la longue, deux têtes crépues surgirent furtivement, à la crête d’un monticule. Rassurés par la distance – plus de trois cents mètres – les deux guerriers se levèrent. C’étaient deux hommes de grande stature. Le plus haut brandit une sagaie et proféra des paroles que les gestes rendaient presque intelligibles aux Blancs.

– Il défie les Goura-Zannkas ! fit Dick.

– C’est le chef, dit Kouram, après avoir échangé des signes avec Warzmaô. Si vous pouvez l’atteindre, maître, les guerriers seront épouvantés.

Philippe avait épaulé. Il hésitait. Il n’avait pas contre ce Noir inconnu les motifs de haine qu’il avait contre les Trapus.

Il résolut de le blesser seulement, mais, concevant qu’il fallait maintenir le prestige, il dit à Kouram :

– Je vais l’atteindre à l’épaule, essayez de faire comprendre à Warzmaô que c’est un avertissement aux ennemis.

Kouram, désappointé, gesticula abondamment. Warzmaô s’étonna… Mais il hurla d’une voix aussi haute que le rugissement des lions :

– La vie des Rhinocéros-Rouges est entre les mains de nos alliés… Leur chef va être blessé…

Ces paroles, dont les Blancs et Kouram devinèrent le sens, firent éclater de rire le chef ennemi… Son rire ne s’acheva point, Philippe venait de tirer, et le grand Nègre, atteint à l’épaule, lâcha sa sagaie…

– Les alliés des Goura-Zannkas sont infaillibles et leurs armes ont la puissance de la foudre ! clama Warzmaô. Si les Goû-Anndas se retirent, leur vie sera épargnée !

Le chef ennemi et son compagnon avaient disparu.

Il y eut un long silence. De-ci, de-là, on voyait ramper un corps sombre dans les hautes herbes… Puis des sifflements s’élevèrent qui se répondaient depuis le lac jusqu’aux premiers baobabs, précurseurs de la forêt.

Enfin, trois coureurs se présentèrent devant Warzmaô, qui se mit à rire et fit signe à Kouram que les ennemis battaient en retraite. Déjà l’avant-garde des Goura-Zannkas se mettait en route.

– Et si c’est un piège ? dit Philippe en regardant Muriel.

– Nous sommes précédés par des guetteurs invisibles, répondit Kouram. À la moindre alerte, les guerriers s’arrêteront…

Philippe donna le signal du départ. Mais la menace n’avait pas disparu. La retraite des Goû-Anndas pouvait finir par des embûches.

On avançait lentement. À plusieurs reprises, la colonne stoppa.

– Les guerriers sont toujours là ! fit Dick.

Après une heure de marche, il y eut une alerte. Les guerriers tenaient leurs sagaies prêtes et l’on avait le sentiment que des ennemis s’étaient portés à l’arrière. Bientôt on en eut la certitude : les Goura-Zannkas étaient cernés !

Cela tournait mal. À cause de Muriel, une violente angoisse s’appesantissait sur Philippe. Néanmoins, la marche continua, marche ralentie, infiniment prudente, protégée par un cercle d’éclaireurs…

Subitement, des cris sauvages s’élevèrent.

– L’attaque ! s’écria Dick Nightingale, prêt à tirer.

Les cris avaient cessé. Une atmosphère orageuse enveloppait les hommes… On entendit, au loin, retentir une trompe.

Alors, une clameur énorme s’éleva. Partout autour de la colonne, on voyait se dresser les éclaireurs.

– Qu’est-ce ? s’écria Philippe. Warzmaô poussait des cris de victoire.

– C’est la trompe géante des Goura-Zannkas ! dit Kouram. Nous sommes sauvés !…

Philippe pâlit et tourna vers Muriel un regard où étincelait la joie de la délivrance… Déjà, on voyait les Goû-Anndas sortir du couvert et fuir éperdument. Un groupe de Goura-Zannkas les poursuivait à coups de sagaies et l’on commença d’apercevoir l’avant-garde de l’Aigle Bleu.

Muriel poussa un grand cri et tendit les bras vers l’occident : Ironcastle arrivait avec sir Georges et le colossal Guthrie.

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