III L’abreuvoir

Le sort avait désigné Hareton pour prendre la dernière garde. Trois Noirs veillaient avec lui, qui surveillaient le pourtour de la clairière.

Une nuit semblable à toutes les nuits de cette forêt, une nuit d’embuscade et de meurtre, de triomphes et de misères, un ouragan de glapissements, de rugissements, de hurlements, de bramées, de râles, de cris d’agonie, les chairs dévorées vives, les ventres engloutisseurs et les ventres dévorés – l’angoisse, l’épouvante, la férocité, la convoitise – la fête des uns et l’horreur des autres, la souffrance nourrissant la volupté, la mort rassasiant la vie…

– « Chaque nuit depuis cent mille ans, songeait Hareton… chaque nuit sans relâche et sans miséricorde… chaque nuit les bêtes charmantes ou ingénieuses, qui ont tant de peine à croître, périrent ainsi sous la nécessité inconcevable… et périront ! Seigneur ! que ta volonté est mystérieuse ! »

La lueur blanchâtre du firmament pesait légèrement sur les espaces noirs de la sylve ; les odeurs rôdaient – fraîches comme les sources, suaves comme la musique, grisantes comme des jeunes femmes, fauves comme des lions, équivoques comme des reptiles…

Une lourde mélancolie contractait l’Américain. Plein du remords d’avoir emmené Muriel, il ne pouvait comprendre sa faiblesse.

– « Il faut croire, se dit-il, que tout homme a non seulement son heure, mais sa saison de folie. »

Parce qu’il était énergique dans l’action et suivait ses projets, il ignorait son irrésolution devant Muriel. Elle ne l’avait jamais quitté. Elle était la dernière de sa race, Hareton ayant perdu ses deux fils dans le torpillage du Thunder, en vue de la côte d’Espagne. Depuis, il résistait mal aux souhaits et à la volonté de sa fille…

Vers l’aube, une vapeur abattue sur l’éclaircie rendit les perspectives moins nettes ; la lumière voilée de la lune déforma la figure des arbres ; les étoiles s’enveloppaient d’un tulle pâle où elles vacillaient comme de frêles veilleuses.

Alors, sans cause, Ironcastle se figura Muriel emportée par les Hommes-Trapus, et des images épouvantables le tourmentèrent…

Trois chacals s’arrêtèrent, tournés vers le feu. Hareton considéra avec une espèce de sympathie leurs museaux de chiens, leurs oreilles pointues, leurs yeux vigilants. Ils s’enfuirent dans le sous-bois ; tout retomba dans le vaste silence :

– « L’ennemi est là pourtant ! » se dit le voyageur.

Rien ne décelait sa présence ; la forêt semblait seule, avec ses fauves ; des milliers d’herbivores avaient expiré sous la dent et la griffe.

Malgré tout, Hareton subissait le charme vaste, ce silence entrecoupé de bruits légers, du craquement des flammes, du passage frissonnant des bêtes, d’un soupir des feuilles…

Une vapeur plus blanche monta jusqu’aux étoiles, la vapeur impondérable de l’aube ; la rosée crépita sur les bûchers ; les trois Nègres, attentifs, scrutaient la lueur primordiale qui parut naître des arbres autant que du firmament. Les mensonges émouvants de l’aurore s’écoulèrent en un moment. Le jour fut là ; dans les profondeurs insondables, des millions de bestioles peureuses se levèrent qui ne craignaient plus de vivre. Hareton tira de sa poche une petite Bible et lut, avec le recueillement des hommes de sa race :

« 33. Il réduit les fleuves en déserts, et les sources d’eaux en sécheresse ;

34. la terre fertile en terre salée à cause de la malice de ceux qui y habitent ;

35. il réduit les déserts en des étangs et la terre sèche en des sources d’eaux ;

36. et il y fait habiter ceux qui étaient affamés. »

Joignant les mains, il pria, car sa vie était divisée en deux compartiments étanches : dans l’un était sa foi à la Science, dans l’autre sa foi à la Révélation.

– « Voilà ! se dit-il… Il s’agit de rendre les bêtes invulnérables… J’aurais pu sauver la chèvre en la cautérisant… »

Une ombre passa à côté ; avant d’avoir tourné la tête, il sut que c’était Muriel :

– Darling ! murmura-t-il, j’ai mal agi en obéissant à votre volonté.

– Êtes-vous si sûr, fit-elle, que nous n’aurions pas couru des dangers plus grands sans sortir de notre pays ?

Elle prit la petite Bible aux mains de son père et, tournant les feuilles au hasard, elle lut :

« Certes, il te délivrera des pièges du chasseur et de la mortalité funeste ! »

– Qui sait ! soupira-t-elle, ce qui se passe en Amérique ?

Un rire jovial l’interrompit, la stature géante de Guthrie se dressa devant les flammes évanouissantes :

– Que pourrait-il se passer qui ne soit pas la répétition de ce qui se passait avant notre départ ? Je suppose que des milliers de navires emplissent les ports des États-Unis… que les chemins de fer transportent les citadins qui quittent les plages pour retourner dans les villes… que les usines grondent, que les cultivateurs songent aux semailles d’automne, que les braves gens prennent leur repas du soir – car le soir tombe là-bas – que les autobus, les tramways et les motocars emplissent les rues de Baltimore…

– Sans doute, fit la voix grave de Philippe, mais il peut y avoir aussi de grands cataclysmes.

– Un tremblement de terre ? demanda Farnham…

– Pourquoi pas ?… Y a-t-il une raison décisive pour que l’Angleterre et la France soient éternellement à l’abri des tremblements de terre ? En tout cas, les États-Unis les connaissent. Mais je songeais à autre chose…

La grande lumière, la lumière créatrice et meurtrière s’emparait de la sylve. Les derniers bûchers s’éteignirent. Dans le pays des ramures parut l’éblouissement des ailes.

– Qu’allons-nous faire ? demanda Hareton.

– Déjeuner, répliqua Sydney… Ensuite, nous tiendrons un conseil de guerre.

Kouram donna les ordres utiles ; deux Nègres apportèrent du thé, du café, des conserves, des confitures, des biscuits, du buffle fumé, du saucisson en boîte. Guthrie déjeuna avec cette énergie joyeuse qu’il apportait aux repas.

– Comment va le gorille ? demanda-t-il à Kouram.

– Il est encore engourdi, maître, mais le Trapu Rouge commence à s’éveiller.

Philippe servait Muriel ; la jeune fille, tout en croquant des biscuits et buvant du thé, contemplait le site :

– Elles sont encore là ! murmura-t-elle.

Elle montrait le groupe des anthropoïdes qui avaient dormi à proximité des feux.

– C’est étrange, répondit Philippe. Kouram a raison, je pense ; elles redoutent les Hommes-Trapus qui, pourtant, ne doivent guère songer aux gorilles quand ils guettent des ennemis comme nous !

Les grands yeux turquoise de Muriel se voilèrent de rêve ; Philippe se disait tout bas :

« Et comme elle craindront de voir finir leurs jours

Ceux qui les passeront près d’elle ! »

Guthrie, ayant achevé son buffle fumé et son café de conserve, dit :

– Maintenant, traçons un plan. Tant que nous demeurerons dans la clairière, nous serons à l’abri des Trapus. Pour nous attaquer, ils doivent se découvrir… Seulement, nous ne pouvons demeurer dans la clairière, sans eau et sans bois… L’eau est à un mille d’ici… Le bois est indispensable.

– Que gagnerons-nous à camper ? demanda Maranges.

– Nous y gagnerons de travailler à rendre aussi invulnérables que possible ceux de nos Nègres qui ne peuvent recevoir le mackintosh métallique, fit Ironcastle. Nous chercherons aussi le meilleur moyen de garantir nos bêtes, dont la perte serait un désastre.

– Si ces damnés cannibales reçoivent du renfort ?

Hareton tourna vers Kouram un visage anxieux :

– Est-ce possible ?

– C’est possible, maître… Mais les Trapus-Rouges s’allient rarement… sinon contre les Trapus à la poitrine bleue. Leurs tribus vivent loin l’une de l’autre.

– Donc, remarqua Philippe, il y aurait autant et même plus de chances que nos assiégeants rencontrent des congénères pendant la marche.

– Alors, nous campons ? demanda insoucieusement Sydney.

– C’est mon avis, répondit Ironcastle.

– Le mien, acquiesça paisiblement sir Georges.

– Où en est la provision d’eau, Kouram ?

– Nous n’avons pas de quoi donner à boire aux chameaux, aux ânes et aux chèvres… Nous comptions sur l’abreuvoir.

– La sortie est inévitable !

Par-delà l’enceinte de cendres et la zone nue, rien que de pâles îlots de fougères, d’herbes ou de broussailles. Ensuite la mystérieuse contrée des arbres.

L’abreuvoir était invisible :

– Il faut que le camp soit bien gardé, dit Guthrie. C’est vous, oncle Hareton, qui maniez le mieux la mitrailleuse : vous devrez demeurer avec Muriel, Patrick Jefferson, et la plupart des Nègres. Farnham, Maranges, Kouram, Dick Nightingale, deux Noirs et moi-même ferons une sortie jusqu’à l’abreuvoir. Dommage que nous ne puissions pas amener un chameau…

Ironcastle secoua la tête. Une vaste inquiétude pesait sur sa poitrine. La sortie lui répugnait profondément :

– Nous pouvons encore attendre !

– Non ! riposta Guthrie. Si nous attendons, nous courrons de plus grands risques… C’est maintenant qu’il faut se décider.

– Sydney a raison, appuya Philippe.

La troupe de sortie fut revêtue des mackintosh et des masques métalliques. Guthrie avait son fusil à éléphants, une hache et deux revolvers. L’armement de Maranges et de Farnham était identique, à part la carabine. Dick Nightingale emportait en outre un dirk épais et pesant.

– Allons !

Le mot tomba comme une vibration de tocsin. Un petit tremblement secouait les épaules de la jeune fille. La forêt parut plus féroce, plus démesurée et plus sournoise. Philippe prit une dernière image de la fille de Baltimore.

Ce furent les Nègres qui prirent la tête. Kouram avait une expérience subtile, achetée par dix agonies ; les autres ouvraient des sens agiles sur l’étendue. À eux trois, ils formèrent un triangle à large base. Philippe, dont l’ouïe était extraordinaire, suivait Kouram. Sydney allait à grands pas lents, sa force effrayante rassurait les Noirs plus encore que le fusil à éléphants ou que les carabines infaillibles de Farnham et de Maranges. À l’arrière-garde marchaient les autres.

Ils allaient vers l’est. Un phacochère fila sous les palmiers, des antilopes se dérobèrent ; les Trapus demeuraient invisibles. Au bout de la clairière, Kouram, le cou tendu, épiait les pénombres vertes :

– Attention ! dit Philippe.

Parmi les craquements légers, les glissements furtifs, les bruits presque imperceptibles qui semblaient les souffles de la forêt, il croyait discerner je ne sais quel mouvement organisé, qui s’éloignait et se reformait à l’arrière.

Des voies semblaient frayées, voies anciennes où les bêtes et parfois les hommes passaient depuis des siècles pour se rendre à l’abreuvoir. La petite troupe s’était resserrée, Kouram toujours en tête, suivi de près par les deux Nègres.

– Peut-être ont-ils décampé ? chuchota Guthrie.

– J’ai entendu trop de corps glisser parmi les végétaux, répondit Maranges.

– Vous avez une oreille de loup !

Kouram fit halte ; un des Nègres s’aplatit contre le sol. Déjà Philippe avait entendu :

– On marche là-bas, dit-il, en montrant des fourrés, à droite d’un baobab.

– Ce sont eux, dit Kouram, mais ils sont aussi devant nous… et à gauche. Ils nous enveloppent… Ils savent que nous allons à l’abreuvoir.

L’invisible présence devint énervante. On était pris dans un piège souple, mouvant et solide, un piège vivant qui ne se dérobait que pour mieux se rabattre…

Dans la lueur verte, un miroitement argenté révéla l’eau, mère des êtres. À mesure qu’on approchait, on discernait un petit lac. Des nymphéas géants étalaient leurs pétales, une bande d’oiseaux s’élevait avec un long froufrou ; un gnou inquiet cessa de boire.

Étendu entre des bords plus capricieux que les fiords de Norvège, tapissés de végétaux, fiévreux et dévorants, le lac n’avait guère de figure.

L’expédition s’arrêta près d’une sorte de promontoire où les plantes avaient été arrachées par les éléphants, les rhinocéros, les lions, les buffles, les phacochères, les antilopes. Claire et presque fraîche, l’eau devait être alimentée par un courant souterrain ; elle s’écoulait par trois rios.

Les Nègres burent avidement. Moins aguerris contre les bactéries palustres, les Blancs, ayant rempli leurs gourdes, y versèrent quelques gouttes d’un liquide jaunâtre.

– Aux outres, maintenant !

Une clameur s’enfla, fantastique et épouvantable, qui comportait une sorte de rythme : deux hurlements suivis par un râle. Des formes humaines surgirent et disparurent. Puis, le silence retomba, pénétrant comme un silence d’orage :

– C’est la voix de cent hommes ! murmura Kouram.

Les faces des Noirs furent de plomb et de cendre ; Farnham et Maranges scrutaient les sous-bois ; Guthrie, dressé en Ajax Télamon, levait son lourd fusil à éléphants…

Des sagaies volèrent qui frappaient vainement les vêtements métalliques ou qui s’enfonçaient dans le lac :

– Nous aurions tous péri ! constata paisiblement Sydney.

– Ces sagaies peuvent servir, remarqua sir Georges, qui ramassa celle qui avait rebondi sur sa poitrine. Elles sont plus dangereuses pour eux que pour nous.

– Oui, ces vers dégradés nous fournissent des armes…

Les outres avaient été déposées sur le promontoire ; la petite troupe attendait, disposée en demi-cercle, avec le lac à l’arrière. Toutes les bêtes avaient fui ; les rives étaient désertes, un oiseau funèbre passait au ras des eaux.

– Qu’est-ce qu’ils attendent ? exclama Guthrie avec une teinte d’impatience.

– Ils veulent voir si les sagaies ont tué ! répondit Kouram. Le poison n’agit qu’après un temps de mille pas.

On n’entendait que les voix lointaines des psittacidés et d’un singe qui ululait à l’autre rive du lac. Le silence parut interminable – puis la clameur reprit, plus rauque, et deux bandes de Trapus se précipitèrent. Ils étaient au moins soixante ; barbouillés de rouge, armés de l’épieu, de la massue ou de la hache de jade.

– Feu ! cria Farnham.

Lui-même et Maranges, visant avec une précision infaillible, avaient mis quatre hommes hors de combat, lorsque le fusil à éléphants éleva sa voix retentissante. L’effet fut monstrueux : des bras, des jambes, des os rouges, des pieds s’éparpillèrent ; on vit une tête accrochée par les cheveux dans les ramures d’un baobab ; des entrailles sinuaient comme des serpents bleus. Hurlant d’épouvante, les Trapus battirent en retraite et se dissipèrent, sauf une troupe, surgie à la faveur des roseaux, qui fondit farouchement sur les voyageurs. Un coup de massue terrassa Kouram ; assailli par deux Trapus, un Noir croula, et deux adversaires parurent devant Philippe. Le minium faisait de leurs faces des faces de sang ; leurs yeux phosphoraient, leurs gros bras courts élevaient des haches vertes.

Maranges, parant les coups, étendit l’un des antagonistes sur le sol, tandis que le second, attaquant de biais, abattait son arme. Mais Philippe s’était effacé. Emporté par l’élan, le Trapu arriva tout près de la rive : alors, d’un coup de botte, Maranges l’envoya dans le lac.

Guthrie, lui, tenait tête à trois Trapus. Ils hésitaient, effarés par la stature du géant. Sydney rabattit l’épieu d’un agresseur, le saisit à la nuque, le fit tournoyer comme une massue et le lança sur ses compagnons, et sir Georges, accouru à la rescousse, d’un coup de crosse assommait le plus épais des agresseurs.

Ce fut la déroute. Les Trapus valides s’enfuirent à l’abri des roseaux ; les blessés rampèrent vers la forêt et, selon qu’il était convenu, Guthrie fit entendre trois coups de sifflet, un long et deux brefs, pour annoncer à Ironcastle que le péril avait disparu.

– Il nous faut des prisonniers, remarqua Farnham en s’emparant d’un fugitif.

Guthrie et Dick l’ayant imité, quatre hommes blessés restèrent aux mains des vainqueurs.

– Où est Kouram ? fit anxieusement Maranges.

Kouram répondit par un soupir, suivi d’un grognement. L’épaisseur de sa toison, la puissante ossature du crâne l’avaient préservé. Déjà le second Noir était debout, sans autre dommage qu’une clavicule démise…

Vingt minutes plus tard, l’expédition retournait vers le campement. Elle formait un carré, au centre duquel se traînaient les captifs ; deux fois, la clameur de guerre des Trapus se répercuta aux arcades sylvestres, mais il n’y eut point d’attaque.

Lorsqu’il entendit la fusillade, Ironcastle, prêt au combat, fit avancer la mitrailleuse : les signaux de Guthrie le tranquillisèrent. Pendant l’intervalle qui suivit, son inquiétude recommença de s’accroître ; il allait malgré tout faire une sortie, lorsqu’il vit l’expédition surgir à l’extrémité orientale de la clairière.

La caravane avançait lentement, retardée par les captifs.

– Pas de pertes ? cria Hareton quand Philippe et Guthrie furent assez proches.

– Aucune… Un Noir seul a quelque chose à l’épaule.

Involontairement Muriel se tournait vers Maranges qu’elle préférait, pour son caractère et pour sa sensibilité.

– Étaient-ils nombreux ? demanda-t-elle.

C’est Guthrie qui répondit.

– Une soixantaine ont attaqué de face… Dix sont venus par les roseaux. Si c’est toute la tribu, notre victoire est à peu près certaine…

– Ce n’est pas toute la tribu, déclara Kouram.

– Il a raison, dit Philippe… il y avait des voix à l’arrière. L’attaque ayant échoué, les réserves n’ont pas paru.

– Combien croyez-vous qu’il y ait de guerriers ? demanda Ironcastle au vieux Nègre.

– Au moins dix fois les doigts de la main, et encore cinq fois, répondit Kouram.

– Cent cinquante… Ils sont incapables de forcer le camp…

– Ils n’essayeront pas, dit Kouram, et ils n’attaqueront plus en masse avant de nous avoir attirés dans un piège… Ils connaissent maintenant vos armes. Ils savent que les sagaies sont inutiles contre les manteaux jaunes.

– Vous ne croyez pas qu’ils renonceront à nous traquer ?

– Ils seront autour de nous comme la lumière est sur la forêt.

Ironcastle baissa la tête, pensif :

– Nous ne pouvons préparer notre départ en un jour, intervint Maranges, qui tremblait pour Muriel.

– À coup sûr, approuva Hareton dont l’inquiétude avait le même objet. Seulement, il faut de l’eau et des vivres, pour nous et pour les bêtes.

– Je ne pense pas qu’ils nous attaquent encore sur le chemin de l’abreuvoir ? fit Sydney.

– Non, maître, acquiesça Kouram… Ils n’attaqueront ni aujourd’hui, ni demain… Ils attendent notre départ… Le bétail pourra paître, sous la protection des fusils.

Les interlocuteurs sentirent peser l’inconnu formidable des hommes et des choses. Entre eux et leurs patries, les forêts, les déserts, les océans ; tout proche, un ennemi étrange, homme et bête, qui n’avait guère varié depuis cent siècles. Cet ennemi, mal armé, dérisoire et terrifique avait la puissance du nombre, de la ruse, de l’opiniâtreté. Malgré leurs fusils, leur mitrailleuse, leurs armures, les voyageurs étaient une proie…

– Comment vont les blessés ? demanda Maranges.

Hareton montra une petite tente :

– Ils sont là… l’homme a repris connaissance, mais sa faiblesse est extrême. Le gorille est encore engourdi.

L’attention se porta sur les captifs. Aucun n’était blessé dangereusement. Avec leurs faces compactes, barbouillées de minium, leurs yeux féroces, leurs poitrines épaisses, ils éveillaient des impressions équivoques et farouches.

– Je les trouve plus laids que les gorilles ! dit Guthrie. Il y a en eux de l’hyène et du rhinocéros !

– Ce n’est pas tant leur laideur qui me frappe, fit Hareton, que leur expression… Cette expression est humaine, mais dans ce que l’humanité a de pire. Elle révèle, à un degré extrême, cette tare qu’on ne rencontre que chez les singes et les hommes.

– Les panthères… les tigres ? demanda Muriel.

– Ils sont naïvement féroces, riposta Hareton, ils ne sont pas méchants. Il y a dans la méchanceté une sorte de transcendance étrangère aux pires carnassiers. Cette transcendance n’atteint tout son développement que chez nos semblables. À en juger par leur physionomie, ces Trapus seraient parmi les plus méchants des humains.

– C’est toujours une supériorité ! grommela Farnham.

Kouram, qui avait écouté sans comprendre, dit avec force :

– Pas garder de captifs ! Plus dangereux que des serpents !… Ils feront des signaux aux autres Trapus. Pourquoi ne pas couper leurs têtes ?

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