IV Le python et le phacochère

Pendant trois jours, les voyageurs travaillèrent à préparer leur départ. Une antilope ayant été capturée par les Nègres, Ironcastle fit des expériences avec les sagaies vénéneuses : une cautérisation immédiate neutralisait les effets du poison.

– Bon ! fit Guthrie, qui avait assisté aux expériences. Il faut maintenant essayer sur un des captifs.

– Je n’en ai pas le droit ! répliqua l’oncle.

– Pour moi, c’est un devoir ! répliqua le neveu. Entre la vie de braves fellows et celle d’un de ces bandits, hésiter n’est qu’une folie !

Muni d’une sagaie, il alla saisir un des captifs, qu’on gardait dans une tente grossière. C’était le plus trapu de la bande : sa largeur atteignait la moitié de sa hauteur. Les yeux ronds se fixèrent sur le géant avec une férocité superstitieuse. Après une courte hésitation, Sydney piqua le Trapu à l’épaule. L’homme se roidit ; son visage exprima la haine et le dédain.

– Voilà, oncle Hareton… Je prends le péché pour moi tout seul… Soyez le bon guérisseur !

Ironcastle cautérisa vivement la blessure. Au bout d’une demi-heure, aucun symptôme d’empoisonnement ne s’étant produit :

– Vous voyez si j’ai bien fait ! conclut le colosse en ressaisissant le Trapu. Nous sommes sûrs maintenant que la cautérisation peut sauver les hommes aussi bien que les animaux…

Comme l’avait prévu Kouram, il ne se produisit aucune attaque nouvelle.

Chaque matin, une expédition allait jusqu’au lac. On amenait deux chameaux couverts d’une housse en toile forte, la toile qui devait servir à réparer les tentes. Les Nègres rapportaient du fourrage qui s’ajoutait aux herbes ou aux jeunes pousses que chameaux, ânes et chèvres paissaient dans la clairière.

Les Trapus demeuraient invisibles ; aucun indice ne dénonçait leur présence :

– C’est à croire qu’ils ont décampé, dit Maranges au déclin du quatrième jour.

Il avait longuement écouté les rumeurs, les bruits légers de l’ambiance, d’une oreille plus fine que celle des chacals.

– Ils ne décamperont que s’ils y sont forcés ! dit Kouram. Ils sont partout autour de nous… mais assez loin pour qu’on ne puisse ni les entendre ni les flairer !

Les captifs se ressentaient à peine de leurs blessures, sauf celui qui avait été ramassé le premier soir. Tous, gardant une attitude impassible, et constamment aux écoutes, ne répondaient pas aux signes par lesquels Ironcastle ou ses compagnons tentaient de se faire entendre.

Les visages, aussi immuables que des masques de pierre, ne semblaient pas moins stupides que des faces d’hippopotames ou de rhinocéros. Toutefois, deux influences se faisaient lentement jour dans leurs âmes obscures. À l’aspect de Guthrie, leurs yeux se dilataient férocement ; à l’aspect de Muriel, ces mêmes yeux reflétaient un brumeux mysticisme.

– C’est par vous deux qu’il faudra tenter leur apprivoisement ! disait Hareton.

Ces paroles ne satisfaisaient pas Maranges : dans les prunelles bestiales, quelque chose irritait sa tendresse.

Un autre événement intéressa les voyageurs. Le gorille avait repris connaissance. Sa débilité était extrême ; il avait des frissons de fièvre. Lorsqu’il se rendit compte de la présence des hommes, il manifesta une faible émotion, vraisemblablement craintive. Ses paupières vacillaient, et il tenta de soulever son crâne, mais, sentant son impuissance, il se résigna. Parce qu’on ne lui faisait aucun mal, et que la répétition régit la bête plus encore que l’homme, il s’accoutuma à son entourage. Sauf quelques retours d’aversion ou de peur, il recevait paisiblement la visite des explorateurs. Celle d’Ironcastle, qui le soignait et le nourrissait, lui devint agréable.

– Il est certainement moins indomptable que ces brutes trapues ! disait le naturaliste. Nous l’apprivoiserons…

L’expédition s’était remise en route.

Immense, la sylve ne se révélait pas inextricable. Les arbres, souvent monstrueux, surtout les baobabs et les figuiers, formaient rarement des massifs. Les lianes n’abondaient point, ni les arbustes épineux, ni les buissons.

– Cette forêt est confortable, remarqua Sydney, qui marchait en tête avec sir Georges et Kouram. Je m’étonne d’y avoir rencontré peu d’humains !

– Pas si peu ! rétorqua Farnham. Dans la première région, nous avons compté au moins trois sortes de Noirs, ce qui suppose des clans assez nombreux. Et nous sommes poursuivis par les Trapus, qui ne sont pas négligeables.

– C’est eux qui empêchent les autres hommes d’habiter plus loin, remarqua Kouram.

Il n’y avait guère que des contrastes entre Farnham et Guthrie – encore que tous deux réalisassent un type anglo-saxon, teinté de Celte chez l’Américain. Sir Georges avait une vie intérieure aussi puissante qu’Ironcastle, tandis que la conscience de Sydney s’éparpillait en rafales. Aux heures du péril, Farnham se repliait sur soi-même, au point de sembler indifférent ou plongé dans un rêve. Toutes ses émotions étaient alors comme bannies, chassées dans les brumes de l’inconscient – il n’y avait à l’avant-plan que la vigilance des sens et les calculs d’une pensée purement objective.

Au rebours, le péril excitait violemment Guthrie, et pendant le combat, il était saisi d’une sorte de vertige allègre, qu’il aimait beaucoup, et qui ne l’empêchait pas de garder le contrôle sur ses décisions et sur ses mouvements.

En somme, Farnham avait la bravoure grave, Guthrie la bravoure joyeuse.

Leurs opinions différaient autant que leurs caractères. Sydney, pareil à la tante Rebecca, mêlait du spiritisme et de l’occultisme à sa foi, tandis que sir Georges se conformait aux rites de l’Église anglaise qu’il acceptait intégralement. L’un et l’autre admettaient la diversité des sectes, pourvu qu’on obéît aux prescriptions fondamentales des Évangiles.

Deux jours coulèrent sans aventure. Dans la forêt silencieuse et hermétique, à peine si quelque bête furtive fuyait devant la caravane. Les oiseaux même se taisaient, hors les psittacidés qui, par intermittence, élevaient leurs voix stridentes.

Aucune trace humaine. Farnham et Guthrie croyaient que les Hommes-Trapus étaient demeurés à l’arrière. Kouram lui-même doutait de leur présence.

Le troisième jour, dans l’après-midi, les arbres s’espacèrent et l’on se trouva dans une sorte de forêt-savane, où des îlots boisés alternaient avec des étendues d’herbes et des plages désertiques.

Le territoire se divisa en deux zones très distinctes : à l’est, la savane prédominait de plus en plus ; à l’ouest, la sylve continuait, entrecoupée d’éclaircies. Les explorateurs se maintenaient sur la lisière des deux régions, afin de s’assurer les avantages de l’une et de l’autre.

Un marécage, dépassant l’orée de la sylve, empiéta sur la savane, borné de hauts papyrus, dont les ombelles tremblotaient dans la faible brise sans cesse naissante et mourante. Tout autour, une terre de reptiles, moite, chaotique et crevassée. Des nymphéas géants étalaient leurs feuilles semblables à des vasques, enveloppées d’algues propices aux bêtes ténébreuses, tandis que des oiseaux de béryl, de peluche et de soufre fuyaient à l’approche des hommes…

– Nous ferons halte pour le lunch et pour la sieste, proposa Hareton.

Pendant que les Noirs installaient la caravane sous les baobabs, Muriel, sir Georges, Sydney et Philippe exploraient les rives palustres. Muriel s’arrêta près d’une crique. Autour des fleurs sacrées, d’immenses papillons feu et jonquille, des mouches écarlates, vert-de-gris ou turquoise, menaient leurs sarabandes légères, une grenouille longue comme un rat bondit dans l’eau torpide ; l’apparition de formes flasques, l’émergence d’une gueule béante, la fuite éperdue de poissons noirs, décelaient la vie monstrueuse.

Une apparition fabuleuse tira Muriel de sa contemplation. Plus qu’aucun des êtres rencontrés dans la forêt des âges, elle évoquait les forces obscures, l’effroyable chaos du monde. Larve épaisse et longue comme un tronc d’arbre, couverte d’une écorce damasquinée, elle rampait avec une agilité répugnante, guidée par une petite tête aux yeux de verroterie. Tout ce qu’il y a de hideux dans un lombric, une sangsue ou une limace se manifestait colossalement… Elle s’arrêta. On n’eût pu savoir si elle voyait la jeune fille : ses yeux minéraux n’avaient point de regard.

Un dégoût sauvage, un vertige sinistre figeaient la chair de Muriel et le cri qui lui montait au larynx ne put être achevé. Devant la puissance de cette bête, issue des régions inférieures, et qui semblait un prodige immonde, la terreur était plus profonde, la révolte plus affreuse que devant la férocité du tigre ou du lion.

La menace était encore latente. Dans l’instinct ténébreux du python, la créature verticale n’avait point une forme familière. Mais les jarrets tremblants de Muriel se heurtèrent à une souche ; elle trébucha, tomba sur les genoux et parut plus petite. Excité par la chute, le python rampa violemment, lova son vaste corps autour de la jeune fille, et l’être charmant ne fut plus que la proie du reptile… De nouveau, elle voulut crier ; l’horreur anéantit sa voix, la tête du python se dressait devant le visage pâle et les beaux yeux mourants ; les muscles du ver géant étouffaient le souffle et faisaient craquer les vertèbres. Elle sentit vaciller sa conscience ; la mort plana ; l’esprit s’abîma dans les ténèbres…

Sir Georges et Philippe marchaient de conserve sur la rive du marécage. L’eau, les herbes, les roseaux et les buissons décelaient les frissons incommensurables de la vie.

– Ce lieu est d’une fécondité terrifiante, remarqua sir Georges. Les insectes surtout…

– Les insectes sont l’abomination du monde ! poursuivit Philippe. Voyez ces mouches… il n’y a pas un coin de l’étendue dont elles ne s’emparent… Elles sont là, prêtes à tout anéantir et à tout dévorer. Sir Georges, nous périrons par les insectes…

Comme il disait, sir Georges, qui dépassait un îlot de papyrus, poussa un cri rauque et ses yeux se dilatèrent :

– Fearful ! exclama-t-il.

Tout de suite, la même épouvante passa dans Philippe.

Sur le promontoire, le python achevait d’envelopper Muriel et resserrait son vortex formidable… La tête étincelante retombait sur une épaule, un charme horrible s’exhalait de cette grâce captive du monstre.

D’instinct, Philippe avait saisi sa carabine, mais sir Georges criait :

– Le revolver et le couteau !

Ils bondissaient ; en un éclair, ils atteignaient le promontoire… On ne pouvait savoir si la bête s’apercevait de leur présence. Elle ondulait, elle frétillait, tout entière à l’œuvre vorace. Simultanément, sir Georges et Philippe criblèrent la tête de coups de revolver, puis ils se mirent à trancher dans le corps énorme… Les anneaux fléchirent et se déroulèrent. Philippe avait saisi la jeune fille et la posait sur l’herbe… Déjà, elle se ranimait, un sourire hagard sur son visage d’oréade :

– Il ne faut rien dire à mon père !

– Nous ne dirons rien, promit sir Georges.

Redressée, elle eut un petit rire où la joie de vivre se mélangeait encore d’effroi et de dégoût :

– Cette mort était trop immonde !… Vous m’avez doublement sauvé la vie !

Elle détourna les yeux, car elle venait de voir le cadavre étrange du python.

Guthrie aussi suivait la rive du marécage. Il admirait en sa manière cette création effrayante qui, intarissablement, convertit le minéral en matière vivante. L’eau, à perte de vue, nourrissait les plantes palustres et laissait entrevoir l’animalité fabuleuse qui grouillait dans les profondeurs :

– S’il y avait partout de l’eau et de la terre, grommela Guthrie, toute la planète se mettrait à vivre… et encore, presque à elle seule, l’eau y suffirait… Quel damné prodige que la mer des Sargasses… je croyais que notre steamer n’en sortirait jamais !… Ce monde incompréhensible du cachalot au zoophyte, du requin à l’argonaute, qui habite les gouffres !… Et dans le gouffre, à cinq mille, à dix mille mètres, les bêtes abyssales… En vérité si, comme dit la Bible, nous avions des eaux supérieures et des eaux inférieures emplissant l’Étendue… toute l’Étendue vivrait. C’est magnifique et dégoûtant !

Un grognement coupa son soliloque. Il était parvenu à une baie fantasmagorique, pleine de réduits boueux, de chair végétale et de terre ferme où vingt troupeaux eussent trouvé refuge. À cent yards se profilait un animal fantastique, une manière de sanglier haut sur pattes, la tête colossale, la face enflée, pleine de verrues, un groin opaque armé de défenses en arc, épaisses, tranchantes et aiguës, une peau glabre, le poil réfugié sur l’échine en une longue crinière.

– Par le vieux Nick, c’est un phacochère, songea le jeune homme, et damnément beau dans son genre…

La bête grogna. D’humeur brutale et grossière, de mentalité incohérente, féroce et courageuse, elle ne reculait que devant le rhinocéros, l’éléphant ou le lion. Encore, acculée, eût-elle accepté la bataille : dans les ténèbres millénaires, que de fois le lion a succombé aux coups des défenses courbes !… Mais, prêt au combat, le phacochère ne le recherche point. Il faut l’heure des folies, le sauvage et féroce enchantement de l’amour, la crainte transformée en fureur ou bien la nécessité de se frayer passage…

Celui-ci grognait parce qu’il soupçonnait l’attaque. Entre les touffes velues, les petits yeux scintillaient, et l’on voyait trembloter les joues verruqueuses.

– Nous avons peu de provisions, grommela Guthrie.

Il hésitait, toutefois, indulgent pour les bêtes bien construites. Celle-ci, mâle dans le plein de l’âge, avait en elle de quoi refaire mille phacochères redoutables… Et Guthrie, comme Théodore Roosevelt, tenait à ce qu’il y eût, longtemps encore, des animaux de grande lignée, beaux ou monstrueux, très véloces, très forts et très rusés. Comme il méditait, un deuxième phacochère jaillit du marécage, et tout de suite, dix groins, affreux et superbes.

Tous grognaient, inquiets, maussades, et subitement, prenant le galop, ils semblaient foncer sur Guthrie. Il se jeta vers la gauche, tandis que la horde continuait sa course, mais le grand mâle qui avait surgi d’abord venait aveuglément. Guthrie n’eut pas le temps de dégainer ni de viser ; les longues défenses cherchaient à le déchirer lorsque, d’un coup de poing, un swing formidable, il frappa la bête derrière l’oreille. Ce coup, solidement porté, fit trébucher le phacochère ; il recula en rauquant ; ses yeux dardaient des flammeroles… Sydney riait, un rire barbare et joyeux, fier d’avoir fait vaciller la bête puissante. Et il criait :

– Hulloo !… Time !… Come on !…

Le phacochère reprit l’attaque, que le Yankee évita d’un effacement vers la gauche, puis les poings s’abattirent en marteaux, sur la nuque, dans les côtes et sur le groin… La bête tournoyait, biaisait, fonçait et soufflait. Les antagonistes se trouvèrent au bord d’un fossé et soudain, empoignant le phacochère à la patte et le poussant à l’épaule, Sydney le lança dans la bourbe… L’animal s’y débattit, se redressa et fila sur l’autre bord, tandis que Sydney clamait, plus glorieux qu’Hercule vainqueur du sanglier d’Érymanthe :

– Je te fais grâce, monstre des marécages !

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