V La caverne fauve

Les plantes de la région sylvestre se multiplièrent ; les arbres, plus abondants, avec des feuillages plus touffus, les broussailles plus épaisses, rendaient la marche difficile. Il fallut se rabattre sur la savane. Ingrate, elle comportait une terre rouge, des herbes affligeantes, alternant avec les surfaces rocheuses ; des serpents violâtres se glissaient aux crevasses, des lézards bleus se chauffaient sur les rocs ; de-ci de-là, quelque autruche filait éperdument dans la solitude… Puis, il n’y eut plus que les rocs et les lichens, pâles rongeurs de la pierre, à travers les siècles des siècles… Enfin, une chaîne de collines dressa ses dents et ses arêtes.

Guthrie, monté sur une cime, cria d’enthousiasme. Perdu entre trois solitudes millénaires – la sylve, la savane et le désert – un lac étendait ses flots intarissables.

La sylve, emplissant l’Orient de ses nations d’arbres, était séparée de la savane par les roches rouges et les sables morts, où le lichen même agonisait. Après une brousse, la savane s’emparait de l’Occident.

Par cette conjonction de territoires, le lac voyait surgir sur ses rivages toutes les bêtes étranges du désert, les fauves sournois de la prairie, les hôtes sans nombre des ramures : l’autruche et la girafe, le phacochère baroque et le rhinocéros monstrueux, l’hippopotame et le sanglier, le lion, le léopard et la panthère, le chacal, l’hyène et le loup, l’antilope, le zèbre, le dromadaire et le couagga, le gorille, l’hamadryas, la guenon à camail et le babouin, l’éléphant et le buffle ; le python et le crocodile ; les aigles et les vautours, les cigognes, les ibis, les grues, les flamants, les aigrettes, les martins-pêcheurs…

– Une solitude admirable… créée pour toutes les bêtes de l’Arche, dit Guthrie. Depuis combien de fois mille ans ce lac a-t-il vu passer l’immense vie que les hommes auront détruite ou soumise avant la fin du XXe siècle ?

– Croyez-vous qu’ils la détruiront ? répondit Farnham… Si Dieu le veut. Moi, je pense qu’il ne voudra point !

– Pourquoi ? Depuis trois cents ans, ne protège-t-il pas visiblement la civilisation ? Et surtout la civilisation anglo-saxonne ? N’est-il pas écrit : « Remplissez la terre, et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre ! »

– Mais il n’est pas écrit : « Détruisez ! » Or, nous avons effroyablement détruit, Sydney, sans miséricorde et sans discernement. L’œuvre de Dieu semble être entre les mains fragiles de l’homme… Nous n’avons plus, croit-on, qu’un geste à faire. Nous ferons ce geste. Il nous conduira à notre perte… tandis que la création libre refleurira. Voyez-vous, je ne peux pas croire que tout a pu être préservé si longtemps, jusqu’à l’Australie des marsupiaux et des ornithorynques, pour périr sous des armes humaines. Je vois distinctement l’abîme qui va s’ouvrir, je vois les nations se redissoudre en peuplades, les peuplades en tribus, les tribus en clans… En vérité, Sydney, la civilisation va mourir, la vie sauvage va renaître !…

Guthrie poussa un vaste éclat de rire :

– Je prédis, fit-il, que les usines de l’Europe et de l’Amérique fumeront sur toutes les savanes et consumeront toutes les forêts ! Toutefois, s’il en était autrement, je ne suis pas de ceux qui se répandraient en pleurs. J’accepterais la revanche des Bêtes !

– Moi, je l’accepte, répondit mystiquement Farnham, parce que ce sera la volonté du Seigneur.

Une bande de couaggas, en sa grâce sauvage et des gnous baroques bondirent sur un promontoire tandis que trois hautes autruches s’avançaient sur une plage stérile, par ce besoin d’espace libre qui est l’intelligence de leur instinct. Des buffles aussi surgirent, des babouins dissimulés dans les buissons, un vieux rhinocéros couvert de sa cuirasse aux grands sinus, lourd, indolent et formidable, dans la pleine sécurité d’une force que redoutent les lions et qui brave l’éléphant…

Puis, peureuses, véloces, dominant tous les êtres de leur long col et de leur tête aux cornes fines, quelques girafes galopèrent…

– Énigme ! grommela sir Georges. Pourquoi ces formes étranges… pourquoi la hideur de ce rhinocéros et la tête saugrenue de ces autruches ?

– Tous sont beaux en comparaison de celui-là ! dit Guthrie, montrant un informe hippopotame. Quelle peut être la signification de ces mâchoires monstrueuses, de ces yeux hideux, de ce corps de porc géant !

– Soyons sûrs que tout cela a un sens merveilleux, Sydney…

– Je veux bien, dit insoucieusement le colosse. Où établirons-nous le campement ?

Comme ils examinaient le site, un spectacle les hypnotisa. À la lisière de la forêt venaient de surgir les colosses.

Ils marchaient, graves, redoutables et pacifiques. Leurs pattes semblaient des troncs d’arbres, leurs corps des rocs et leurs peaux des écorces mobiles. Leurs trompes les prolongeaient comme des pythons et leurs défenses figuraient de vastes piques recourbées… La terre trembla. Les buffles, les phacochères, les antilopes et les couaggas s’écartaient devant la horde monstrueuse ; deux lions noirs rentraient sous les ramures ; les girafes dressaient des têtes anxieuses.

– Ne trouvez-vous pas que les éléphants évoquent des insectes géants ? dit Guthrie.

– C’est une vérité sûre, riposta sir Georges. Je les compare à des bousiers, à des galofas et plutôt encore à des cyclommates. Il doit y avoir là des femelles de dix mille livres, Sydney !… C’est un glorieux spectacle…

L’immense troupeau envahissait le lac. L’eau rejaillissait ; des barrits membraneux secouaient l’étendue, et les mères veillaient sur des éléphanteaux grands comme des onagres, folâtres comme des jeunes chiens.

– S’il n’y avait pas l’homme, fit rêveusement Farnham, personne ne serait aussi puissant sur la terre… et cette puissance ne serait point méchante…

– Tout le monde ne la reconnaîtrait pas ! Voyez, là-bas sur son promontoire, le rhinocéros solitaire. Il ne reculerait pas devant le plus formidable seigneur à trompe ! Mais n’oublions pas le campement…

– J’aperçois, là-bas, à proximité de la forêt, mais dans la savane, une zone nue entre trois roches, ni trop près ni trop loin du lac, fit sir Georges, en tendant le bras droit, tandis que sa main gauche maintenait la lunette d’approche à la hauteur des yeux. Il sera facile d’y faire et d’y entretenir du feu.

Guthrie examina l’endroit et le trouva bon.

– Toutefois, repartit-il après un silence, j’aimerais autant cet autre endroit… creusé dans la brousse… qui forme un demi-cirque. Si vous le voulez, l’un de nous l’explorera, l’autre ira jusqu’aux Trois-Roches.

– Ne serait-il pas préférable d’aller ensemble ?

– Nous rapporterons chacun, je pense, des éléments suffisants pour nous décider. D’ici, les deux emplacements se valent. Si nous trouvons, en fin de compte, que tout est bien des deux côtés… nous jouerons à pile ou face. Gagnons du temps…

– Je ne suis pas bien sûr que nous en gagnerons – mais il est probable que nous n’en perdrons pas. Allons ! conclut Farnham, quoique je n’aime pas la dispersion.

– Pour moins d’une heure !

– Bon ! Et vous choisissez ?

– Je propose les Trois-Roches.

Quoiqu’il marchât rapidement, Guthrie, suivi de Kouram et d’un autre Noir, mit presque une demi-heure pour atteindre les abords de la sylve. L’endroit se trouva plus spacieux qu’il ne l’avait prévu : il le jugea confortable. Deux des roches étaient nues, avec des parois rouges ; la troisième, de beaucoup la plus vaste, se révélait bossue et crevassée. Des banians croissaient dans une échancrure ; on apercevait un trou noir qui était l’ouverture d’une caverne.

– Kouram, fit le colosse, tu examineras le terrain d’ici à la roche aiguë, et ton camarade d’ici à la roche ronde. Nous nous retrouverons ici même.

– Prendre garde à la caverne, maître ! remarqua Kouram.

Guthrie répondit par un sifflotement et se dirigea vers la roche ravinée.

Elle formait un assemblage surprenant et architectural. Une tour ébréchée, un tronc de pyramide, des ébauches d’obélisques, des arcatures, des oves, des frontons vagues, des aiguilles gothiques, partout le labeur infatigable des lichens, des pariétaires et des météores…

Ce lieu farouche pouvait devenir hospitalier. La caverne et les grands creux ébauchaient des demeures qu’un remaniement rendrait inexpugnables aux fauves, ou dont on ferait une forteresse contre les hommes.

– C’est ici qu’il faudrait camper, songea Guthrie.

Les paroles de Kouram lui revinrent : « Prendre garde à la caverne ! »

Guthrie mélangeait à doses variables la témérité et la prévoyance. Aussi réfléchi, avec plus de fougue, que Ironcastle lui-même, soudain il cédait aux pièges, aux risques, aux hasards, aux vertiges de l’aventure.

Alors les déclenchements de son énergie énorme l’empêchaient de lutter contre soi-même et son expérience sportive lui donnait une confiance excessive. À la boxe, aucun amateur ne lui résistait ; il eût tenu tête à Dempsey. Il portait un cheval avec le cavalier. Son bond approchait celui des jaguars…

La caverne était plus vaste encore qu’il ne l’eût imaginé. Des ailes membraneuses le frôlèrent ; un oiseau de nuit ouvrit des yeux de phosphore dans la pénombre ; des bêtes rampantes sinuèrent… Il fallut allumer la lanterne électrique…

Le Yankee vit un fourmillement de bêtes souterraines que la lumière faisait fuir dans les fissures. Une voûte irrégulière était tapissée de ptéropidés dont plusieurs se détachèrent, effarées, avec de petits cris et se mirent à tourbillonner, en soubresautant sur leurs ailes silencieuses.

Des galeries apparurent, inquiétantes et, à l’extrémité de la caverne, deux fissures laissaient transparaître une lueur indécise.

Le voyageur s’engagea dans une de ces fissures, qui devint rapidement trop étroite… Alors, dardant les rais de sa lanterne, Guthrie eut une vision émouvante. Au bout de la fissure, dans la cloison latérale, deux trous aux bords déchiquetés, l’un incliné à droite et l’autre à gauche, laissaient apercevoir de nouvelles cavernes. Elles devaient s’ouvrir sur la muraille occidentale du rocher, que Guthrie n’avait point vue encore ; une lueur confuse y pénétrait, où les rayons électriques traçaient des cônes violâtres… Dans la caverne de droite, trois lions mâles et deux femelles se dressaient, effarés par cette lumière insolite. Des lionceaux s’allongeaient dans la pénombre. Ces familles de fauves, étrangement associées, avaient une poésie farouche. Les mâles égalaient les lions disparus du Mont Atlas et les femelles faisaient songer à des tigresses blondes.

– La vie est belle ! songeait le colosse.

Passionnément, il se mit à rire. Ces bêtes redoutables étaient à sa merci. Deux ou trois coups de fusil à éléphants, et les rois sauvages entreraient dans la nuit éternelle. L’âme antique des chasseurs se dressa. Guthrie épaula son arme. Un scrupule alors et aussi la prudence, puis, le visage détourné, un long tressaillement.

Une deuxième caverne venait de surgir, avec des habitants plus formidables encore. Dans aucune des vastes ménageries américaines, Sydney n’avait vu de lions comparables à ceux qui se levaient dans la pénombre. Ils semblaient venus du fond de la préhistoire, géants pareils au lion-tigre, à la felis spelaea des cavernes chelléennes…

Une foudre vivante se répercuta sur le granit rouge. Tous les lions rugissaient ensemble. Guthrie les écoutait, haletant d’enthousiasme… Une fois encore, il épaula – mais secouant la tête et cédant à des sentiments inexprimables, il battit en retraite. « Ce n’est pas ici que nous établirons le campement ! » songeait-il.

Quand il se retrouva à l’air libre, il se dirigea vivement vers Kouram et l’autre Noir, qui marchaient vers les roches, et il leur fit signe de ne pas aller plus avant. Ils attendaient le géant qui se hâtait, car, d’un moment à l’autre, les lions pouvaient sortir de leurs repaires. Leurs rugissements s’éteignaient. Bêtes de flair médiocre et d’intelligence paresseuse, sans doute s’hypnotisaient-elles encore sur la fissure d’où avaient jailli les rayons mystérieux…

Un rauquement fendit l’étendue. Un lion venait de surgir et une lionne.

Ce n’étaient pas les fauves immenses de la deuxième caverne ; toutefois, leur taille surprit Kouram. Il y avait de la nonchalance dans leur attitude. L’heure n’était pas venue où ces souverains de la faune déploient leurs énergies terrifiques. Plus que le tigre, le lion déchoit hors des ténèbres. Il lui faut, guerre ou amour, la pâle lueur stellaire, le cristal noir des nuits.

Cependant, flanqué de la lionne, sournoise et presque rampante, le lion s’avança. Sydney arma son fusil et s’assura que le bowie jouait dans sa gaine. Il y avait six cartouches dans le revolver…

Un nouveau rugissement transperça l’étendue : le lion-colosse, à son tour, émergea dans l’ombre des roches :

– Dam’it ! maugréa Guthrie… nous jouons à pile ou face avec le mort.

Le premier lion prit la course. En six bonds, il franchit la moitié de la distance qui le séparait du Yankee, mais le lion-colosse demeurait immobile, dans un rêve fauve, encore plein des ombres de la caverne.

Il ne fallait plus songer à fuir. Sydney fit face, tandis que Kouram et son compagnon épaulaient. Trois détonations retentirent. La balle du fusil à éléphants effleura le crâne du lion et alla exploser à deux cents pieds ; les balles des Noirs passèrent inoffensives.

Trois bonds énormes et la bête attaquait. Le corps blond retomba comme un roc. Il retomba là même où était l’homme, mais l’homme s’était déplacé. Devant les dents et les griffes, il y eut la lame tranchante du bowie knife. Le fusil à éléphants avait parlé une seconde fois, en vain, parce que l’élan de la bête et son propre élan ne permirent point à Guthrie de viser… Une des deux vies allait rentrer dans les ténèbres éternelles.

Les Noirs épaulaient encore, mais d’un geste impuissant, car Guthrie était devant le fauve et ils se méfiaient de leur adresse.

Afin d’effarer le lion, Guthrie poussa une clameur sauvage ; le lion riposta par un rauquement. Puis les énergies s’entrechoquèrent. Le lion fit bloc, les griffes projetées, le mufle béant, d’où émergèrent les canines granitiques, mais l’homme avait son arme. Il se courba, il darda le grand bowie qui pénétra tout entier dans le poitrail et fouilla dans ses profondeurs…

La bête ne tomba point. Elle lança sa griffe qui entra dans les côtes du Yankee ; sa gueule énorme tenta de saisir le crâne… Sydney comprit que le bowie n’avait pas atteint le cœur ; il frappa du poing gauche sur les naseaux du lion, dont le mufle recula… Alors, retirant l’arme, l’homme refrappa au défaut de l’épaule…

Avec des souffles rauques, le colosse vertical et le colosse carnivore s’acharnèrent. Ce fut la bête qui s’abattit…

Une ombre flotta sur les prunelles de Guthrie. Dans l’effort suprême, sa tête ayant heurté le roc, il était presque évanoui ; et la lionne n’était plus qu’à trois bonds, suivie de près par un lion noir… Sydney connut le danger et se roidit pour une lutte mortelle : avant que ses muscles pussent réagir, les deux bêtes l’auraient déchiré…

Cependant, là-bas, sir Georges venait de surgir, en même temps que Philippe apparaissait au sommet de la colline…

Tous deux épaulèrent, tous deux visèrent la lionne. À peine les détonations eurent retenti, la bête tournait sur elle-même et s’effondrait, deux fois frappée au crâne… En s’abattant, elle avait heurté le lion noir qui, sa course interrompue, flaira la mourante. Déjà de nouvelles détonations résonnaient et le lion noir, à son tour, cessa de connaître la sylve, la savane et les nuits enivrantes.

Toute la caravane était accourue, les Nègres hurlaient de joie, et Guthrie se redressait dans sa force… Il n’y avait plus de danger. Là-bas, le lion-colosse avait disparu derrière les rocs ; une crainte sans forme faisait reculer les autres fauves…

– Je n’ai pas été loin de connaître ce qui se passe de l’autre côté, grommela Guthrie, un peu pâle, plein d’une joie qu’il ne dissimulait point, en serrant les mains de sir Georges et de Philippe. Il ne doit pas y avoir beaucoup de riflemen de votre classe, même au Cap !

– Non ! dit Hareton, qui était accouru avec Muriel, mais définitivement, il ne faut plus s’éparpiller…

– Le maître a raison ! ajouta Kouram… Et il ne faut pas oublier les Trapus… Kouram a découvert des traces ; Kouram ne sera pas étonné s’ils tendent un piège !

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