III La vie ou la mort

La mort planait sur la caravane. De-ci, de-là, un chevrotement, une rauque aspiration des ânes, ou la plainte baroque d’un chameau se mêlaient à l’étrange carillon des plantes. Les grosses mouches continuaient à harceler les animaux… Et les Noirs, malgré la foi qu’ils avaient dans le chef, jetaient autour d’eux des regards troubles, où se décelaient la révolte naissante et des lueurs de folie.

– Mauvais ! dit Kouram, qui venait de haranguer les hommes. Il y a des têtes perdues, maître.

Hareton épiait les mornes silhouettes. Lui-même avait la gorge en feu et le colossal Guthrie souffrait innommablement… Muriel résistait mieux que les hommes.

– Dis-leur d’attendre encore une heure ! reprit Ironcastle. Si rien n’est venu, nous sacrifierons un chameau.

Kouram alla porter aux Noirs la promesse du chef. Parce que l’espérance prenait une forme nette, ces hommes se dressèrent. Le fluide mystérieux des nerfs circula moins lourdement…

Hareton épiait l’horizon… Où étaient-ils ? Avaient-ils atteint le fleuve, ou rôdaient-ils, comme la caravane, dans un désert plus abominable de produire des plantes en abondance ?

– C’est dégoûtant ! grommela Guthrie… Je ne sais positivement pas si je pourrai tenir une heure… J’ai des hallucinations, oncle Hareton… Ma tête est pleine de sources, de cascades et de ruisseaux… C’est un supplice ignoble… Une heure !…

Il tira son chronomètre et le considéra d’un air égaré…

Hareton s’était tourné vers la jeune fille.

– Ne craignez rien pour moi, dit Muriel… je puis attendre plus d’une heure s’il le faut…

Mais l’absence de Philippe la remplissait de crainte et d’affliction… Cette terre mystérieuse et hostile l’avait-elle pris au piège ? Malgré ses souffrances, elle songeait à l’homme que son âme fidèle aimait d’un amour qui ne se fanerait point.

Encore une heure. La cruelle lumière éblouissait les bêtes et les hommes ; Guthrie avait l’impression de circuler au travers d’une fournaise immense…

Un Noir se coucha sur le sol, avec des cris plaintifs. Un autre agita son couteau… Tous se mirent à gronder…

Alors, Hareton jeta encore, au travers de l’étendue, un regard désespéré… Rien ! Rien que ces herbes bleues et violettes, ces mouches géantes, cet intolérable bruit de cloches !

– Sommes-nous enfin perdus ?

Et, tourné vers Muriel, le cœur déchiré de remords :

– Quelle démence m’a fait exposer cette jeune vie ?

Pour gagner du temps, il permit la halte et fit dresser les tentes, disant :

– Dans dix minutes, nous égorgerons un chameau.

Sous les tentes promptement dressées, Blancs et Noirs cherchèrent une faible fraîcheur. Hareton, avec mélancolie, désigna les deux hommes qui devaient accomplir le sacrifice… Ils s’avancèrent, armés de couteaux aigus.

– Pas encore ! cria Kouram.

Étendu sur le sol, il y collait l’oreille, attentif…

– J’entends un trot, dit-il, un trot de grandes bêtes…

Tous écoutaient, haletants…

Hareton dit aux sacrificateurs :

– Ne bougez pas avant que je donne le signal.

Ils se tenaient auprès de l’animal condamné. Les lames jetaient des lueurs argentines. Kouram continuait à écouter, le crâne contre la terre. Deux autres Noirs l’imitaient :

– Eh bien, Kouram ? demanda Ironcastle.

– Le trot se rapproche, maître… et je crois que ce sont des chameaux…

Un des Noirs approuva :

– Oui… des chameaux !

Mais l’autre dit à voix basse :

– Peut-être des phacochères…

– D’où viennent les pas, Kouram ?

Kouram montra au sud-ouest une longue bosselure, dont la crête ne devait pas s’élever à plus d’une vingtaine de mètres, mais qui suffisait à rétrécir l’horizon.

– Allons ! dit Guthrie, qui enfourcha le plus grand des caméliens. Si ce sont eux… je lèverai les deux bras !

Malgré sa lassitude et sa soif, la bête ne refusa pas le service. Elle partit lentement… Plusieurs Noirs, impatients, suivirent le colosse.

Hareton, qui avait braqué sa longue-vue, la laissa retomber avec inquiétude…

– Pourvu que ce ne soit pas une déception ! grommela-t-il, en épiant les hommes qui tous tournaient les yeux vers le sud-ouest.

Cependant, Guthrie était parvenu au pied de la bosselure. La pente était douce, le chameau la gravit sans effort, précédé par les Noirs…

Hareton et Muriel attendaient ; la détresse et l’espérance oscillaient avec les battements de leurs artères.

Encore quelques pas. Déjà les Noirs sont là-haut, qui s’agitent, qui crient, sans qu’on puisse savoir si c’est de joie ou de désappointement…

Enfin, Guthrie lève les deux bras :

– C’est eux ! crie Hareton d’une voix haletante…

Il avait ressaisi sa longue-vue. Guthrie riait !

– L’eau… Ils ont trouvé l’eau !

Toute la caravane bondissait et les bêtes même. En peu de temps Hareton atteignit et escalada la faible pente.

Là-bas, dans le désert des plantes sonores, deux chameaux accouraient à vive allure. On apercevait distinctement Philippe et sir Georges… Des outres pleines tremblotaient aux flancs des bêtes bossues…

Délirant, Guthrie hurlait un chant de victoire, les Noirs clamaient frénétiquement et tous continuaient leur course.

– Est-ce l’eau, enfin ! rugit Sydney, quand il fut proche.

– C’est l’eau, répondit paisiblement sir Georges en lui tendant une gourde… Là-bas, comme l’avait dit Ironcastle, un grand fleuve coule dans les solitudes…

Guthrie continuait à boire frénétiquement le fluide de vie… Les Noirs hurlaient et bondissaient, riaient comme des enfants. Une joie grave emplissait la poitrine de Hareton :

– Le Seigneur a tourné ses regards sur la prière des humbles, et il n’a pas méprisé leur demande !

Déjà, les rations distribuées, ces hommes revivaient comme des herbes sèches reverdissent dans la pluie ; les bêtes même eurent leur part minime, mais qui suffirait à leur donner la force d’atteindre le fleuve.

Ayant bu, Hareton écoutait sans grand étonnement le récit de Philippe et de sir Georges :

– Samuel, conclut-il, m’avait écrit ces choses ! Cette nuit, la caravane campera au bord du grand fleuve.

Toute détresse avait disparu. La cervelle sauvage des Noirs, où l’avenir ne dessinait que de faibles images, oubliait l’épreuve dans la volupté de revivre : et parce que les Maîtres avaient une fois encore triomphé de l’amère Nature, leur foi devenait inébranlable.

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