IV Près de la rive du fleuve

À mille pas du fleuve, la caravane fit halte. La nuit était venue ; une lueur étoilée s’élevait des végétaux et se répandait subtilement dans la solitude.

Six blocs rocheux environnaient le campement de terre rouge, où ne poussaient que des lichens, des mousses et des herbes primitives. Le feu dardait sa lumière scintillante et les bêtes qui passaient dans la pénombre s’arrêtaient à distance pour épier les êtres étranges qui s’agitaient parmi les flammes…

On voyait surgir des batraciens et des sauriens de grande stature, des chacals au poil cuivreux, des hyènes dansantes, des phacochères hérissés, des hippopotames roses, des antilopes furtives ; parfois un rapace aux ailes cotonneuses soubresautait dans la pénombre, et il parut un lion rouge, au bord même du fleuve. Ses yeux demeurèrent quelque temps fixés sur le campement, puis il se mit à rôder.

– Il a le poil d’un renard ! remarqua Sydney, tandis que sir Georges vérifiait son fusil.

– La démarche est singulière ! ajouta Philippe.

Les chameaux, les ânes et les chèvres aspiraient l’odeur de la bête avec inquiétude.

– Il n’est pas aussi grand que le léopard du fleuve.

– Non, acquiesça Philippe, et certainement moins redoutable…

– Alerte ! exclama Guthrie.

Le lion avait disparu ; trois bêtes colossales venaient de surgir dans la pénombre :

– Des sauriens ! fit Hareton avec un mélange de curiosité et d’appréhension.

– Des sauriens velus ! précisa Philippe. Les mêmes que celui de ce matin… Le plus grand est véritablement apocalyptique !

Effectivement, l’un des sauriens avait au moins douze mètres de longueur ; sa masse ne devait pas être inférieure à celle d’un rhinocéros. Ses trois yeux, couleur d’émeraude glacée d’ambre, observaient l’ambiance.

– Sa force doit être effrayante ! dit Philippe.

– À la bonne heure ! grommela Guthrie, en attirant le fusil à éléphants… La nature a bien travaillé.

La bête colossale fit entendre un rauquement bizarre analogue à la rumeur d’une cataracte. Il ne se dirigeait pas du côté des hommes, il flairait l’odeur puissante des chameaux et des chèvres.

– Nous formons un garde-manger bien garni, dit Philippe. Osera-t-il franchir les défilés ?

Des zones séparaient les brasiers, la caravane n’ayant pu réunir assez de bois pour constituer une enceinte continue… Une bête audacieuse pouvait pénétrer dans le camp – mais ni un lion ni un tigre ne l’eussent vraisemblablement tenté, effrayés par la palpitation des flammes…

La faune fantasmagorique croissait auprès du campement : chacals cuivreux, hyènes, guépards, panthères, oiseaux de nuit, singes verts, chéiroptères aux vols soubresautants, lézards et crapauds géants, serpents de béryl et de saphir. Sur un tertre, deux léopards survinrent ; le lion rampant avait reparu, et de nouveaux sauriens montaient du fleuve… Sur le grouillement ténébreux des corps luisaient les petites lampes des yeux, yeux jaunes, yeux verts, yeux rouges, yeux violescents, dardés sur les brasiers…

Un des léopards, dressant la tête, poussa un rugissement dont la force égalait celui des lions.

Une confuse anxiété croissait dans l’âme des voyageurs. Combien, sans leur redoutable armement, ils se fussent sentis chétifs devant cet enfer de fauves ! Mais le tir infaillible de sir Georges et de Philippe, tant d’armes rapides, et le fusil à éléphants de Guthrie, la mitrailleuse surtout, donnaient une puissance imposante aux bêtes verticales.

– Une vision de saint Jean de Pathmos ! dit Guthrie.

Le saurien géant bâilla ; sa gueule ouverte évoquait une caverne ; ses dents semblaient innombrables, et toute la bête faisait songer à l’ère des reptiles fabuleux. Il était maintenant devant le plus large défilé du camp ; les chameaux ronflaient d’épouvante ; les ânes et les chèvres se réfugiaient auprès des hommes… Attentif, ses gros yeux fixés sur un méhari, le saurien s’allongea. Peut-être hésita-t-il. Ce fut bref. Il pénétra délibérément dans le défilé… Alors, une terreur folle s’empara des bêtes esclaves, terreur comparable aux estampidas qui entraînent les troupes de chevaux dans les savanes. Quelques-unes rompirent leurs entraves ; trois chameaux fous galopaient vers le groupe des hommes…

Les Noirs se portèrent à leur rencontre :

– Voilà qui pourrait nous mettre en état d’infériorité, grommela Hareton.

– Attention ! cria Guthrie.

Le saurien était dans le camp.

Il se dirigea vers le méhari qu’il avait guetté et qui, pour des raisons mystérieuses, obtenait sa préférence. Ce fut une minute saisissante parce que les autres sauriens se rapprochaient du camp.

– Puisque je suis à droite, dit Philippe à sir Georges, je vise l’œil droit.

– All right ! moi le gauche, acquiesça flegmatiquement le Britannique.

Deux détonations retentirent. Le saurien poussa une clameur de détresse et se mit à tournoyer. Une troisième balle, en crevant l’œil pinéal, l’aveugla définitivement.

Les Noirs dominaient les bêtes furtives et les plaintes furieuses du saurien immobilisaient les fauves autour de l’enceinte… Sur l’étendue bleue, l’antique splendeur des astres tremblotait doucement.

– L’homme est une bête redoutable ! conclut Guthrie.

Share on Twitter Share on Facebook