V La jeune fille dans la nuit bleue

Pendant deux jours, la caravane avança sans encombre. Hareton relevait chaque matin le point avec minutie et dirigeait la marche en consultant la boussole… Le pays demeurait fertile, peuplé de bêtes innombrables et insolites : hippopotames mauves, girafes démesurées, sauriens velus, araignées grandes comme des oiseaux, insectes inquiétants – (quelques coléoptères atteignaient la taille des tourterelles) – éléphants armés de quadruples défenses, poissons grimpeurs, serpents couleur feu… Les plantes surtout étonnaient. On rencontrait toujours des herbes violettes et bleues, disséminées en îlots, et une flore de mimosées se multipliait à mesure qu’on descendait vers le sud-ouest. Leur variété était inconcevable. Les unes avaient la taille des sensitives, d’autres atteignaient la stature des bouleaux, des frênes, des hêtres, et quelques-unes, colossales, dépassaient en masse et en hauteur les séquoias de Californie.

Hareton avait mis ses compagnons en garde :

– Il faut les respecter… strictement. Toutes sont redoutables.

Paroles qui surexcitaient la curiosité de Guthrie. Seul, il eût sans doute cédé à ses instincts de bravade, mais il obéissait volontiers au chef. Lorsqu’on frôlait une mimosée naine ou géante, les feuilles se crispaient comme des mains et, selon leur taille, émettaient des sons comparables aux sons des cithares, des lyres ou des harpes.

– En quoi sont-elles redoutables ? demandait Sydney avec impatience. À cause de leurs aiguillons ?

– Leurs aiguillons suffiraient déjà. La piqûre en est douloureuse ; elle donne une espèce de folie… Remarquez que nos bêtes évitent tout contact.

– Que faire cependant ? Si elles se multipliaient au point de rendre le passage impraticable ?

– Il semble qu’elles ne l’ont pas voulu, répondit Hareton. Partout, elles laissent des espaces libres… Pourquoi ?

Il consultait les notes de Samuel Darnley.

Le ciel s’assombrit. D’immenses nuages montèrent des profondeurs. Une atmosphère magnétique enveloppa la caravane :

– Nous allons avoir un bel orage ! remarqua sir Georges.

Des vents en spirale s’élevaient dans une lueur de cuivre et de jade ; une vie furibonde s’exalta dans les éléments, et, quand l’immense lueur des foudres emplit l’étendue, on eut le sentiment d’on ne sait quelle obscure volonté du monde minéral qui terrifiait les bêtes et étonnait les hommes. Là-haut, les nuées figuraient une genèse subite, une formidable conscience surgie soudain de l’Inconscient…

Puis l’eau croula, palpitante et féconde, aïeule de tout ce qui croît et meurt.

On avait dressé les tentes ; les bêtes mal abritées piétinaient dans les rafales et bondissaient aux rugissements du tonnerre, comme si d’innombrables lions erraient dans les nimbus.

– Ah ! que j’aime l’orage ! cria Guthrie qui respirait voluptueusement l’air humide. Il me donne dix vies !

– Il doit aussi donner beaucoup de morts ! remarqua sir Georges.

– Tout donne la mort ! Il faut choisir, ami !

– Nous ne choisissons pas ! Nous sommes choisis.

Tout autour du campement, l’estampida emportait les bêtes sauvages. Une troupe de girafes passa comme la foudre, des éléphants montrèrent un moment leur dos rocheux, des lézards géants cherchaient les crevasses, un rhinocéros roula comme une pierre erratique, des phacochères galopaient pesamment, tandis que de fines antilopes filaient, sans l’apercevoir, près d’un lion éperdu…

– Il n’y a plus ni proie, ni chasseur ! dit Philippe, qui se tenait auprès de Muriel.

Déjà, cependant, les météores faiblissaient ; un gouffre perçait le nimbus ; la pluie se déversait en gouttes moins épaisses…

Puis, l’antique fournaise reparut dans les profondeurs du ciel.

– Voilà le Monstre ! grogna Guthrie.

– Le père authentique ! riposta sir Georges.

La fin du drame fut brusque. La terre buvait l’eau et séchait à vue d’œil.

– Nous pouvons nous remettre en route ! dit Hareton.

Il parlait d’une voix languissante et, s’étant levé, il marcha lourdement.

– Le temps demeure trouble ! dit Guthrie. On se sent las !

– Très las, acquiesça sir Georges.

Philippe ne dit rien ; il lui semblait que le poids de son corps avait doublé.

Toutefois, Hareton donna l’ordre du départ. Il se fit à grand-peine. Les hommes traînaient, les bêtes haletaient et tous avançaient avec une lenteur excessive :

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Guthrie.

Il articulait mal, d’une voix sombrée, et se mouvait comme un homme engourdi.

Personne ne répondit ; pendant une demi-heure, la caravane continua sa route, pesamment. Elle n’avait pas franchi un kilomètre. Tout autour d’elle, les îlots des mimosées se multipliaient au point de rendre le passage difficile. Lorsque, par inadvertance, on touchait l’une de ces plantes, les feuilles s’agitaient singulièrement, un fluide glacé semblait se répandre dans la chair. Ce phénomène était plus saisissant lorsqu’il s’agissait d’un arbre : les ramures ondulaient comme une portée de serpents.

– Je n’en puis plus ! fit enfin Guthrie, avec une colère molle. C’est comme si je traînais des boulets de plomb… Oncle Hareton, vos notes ne vous renseignent-elles point ? Est-ce un engourdissement ?… Et sont-ce encore ces damnées plantes ?

– Je n’ai pas le sentiment d’un engourdissement, répondit Hareton, d’une voix aussi compacte que celle de Sydney. Non, ce n’est pas un engourdissement… mes idées sont claires… mes sensations normales… Il n’y a que ce poids insupportable. On dirait que la pesanteur a augmenté.

– Oui, acquiesça sir Georges… c’est cela même. Tout reste normal… sauf cette lourdeur.

– Je pèse cinq cents livres ! grommela Guthrie. Vous n’avez pas répondu, oncle Hareton. Sont-ce les plantes… et pourquoi ?

– Je pense que ce sont des plantes, dit Hareton avec un frisson. D’ailleurs, vous le savez bien… Ici, tout dépend d’elles. Je voudrais seulement comprendre ce quelles veulent… ou en quoi nous les gênons ?

– Il n’y a plus un seul animal visible, remarqua Philippe.

C’était vrai. On n’apercevait aucun mammifère, aucun oiseau, aucun reptile ; les insectes mêmes avaient disparu. À chaque pas, la pesanteur augmentait…

Ce furent les chameaux qui s’arrêtèrent d’abord. Ils se mirent à pousser des cris discords qui s’éteignirent peu à peu ; puis, ils se couchèrent et ne bougèrent plus. Les ânes ne tardèrent pas à les imiter, tandis que les chèvres continuaient à s’agiter, péniblement.

– Qu’allons-nous devenir ? murmura Hareton.

Sa parole était ralentie comme ses gestes, mais ses nerfs gardaient leur sensibilité et sa pensée ne subissait aucune atteinte… Le géant s’affaissait. Moins atteints, Philippe et sir Georges étaient toutefois paralysés. C’est Muriel qui résistait le mieux : néanmoins, elle ne pouvait faire un pas sans des efforts extraordinaires.

– Oui, que veulent-elles ? dit péniblement Philippe. Que leur avons-nous fait ou que craignent-elles ?

Une terreur mystérieuse planait. Devant la caravane, commençait une forêt de mimosées géantes : elles devaient déjà vivre au temps d’Assyrie et des pâtres chaldéens. Dix civilisations s’étaient écoulées depuis le temps où leur tigelle avait jailli de la planète nourricière.

– Est-ce elles qui nous arrêtent ? se demandait Hareton… Alors peut-être, en retournant en arrière…

Mais ils ne pouvaient plus retourner en arrière. Leurs jambes étaient presque inertes ; lorsqu’ils essayaient de parler, les syllabes sortaient si lentes qu’elles en devenaient incompréhensibles… Toutes les bêtes de la caravane étaient étendues sur le sol ; leurs yeux seuls vivaient et ces yeux exprimaient une épouvante indicible.

Le soir approchait, un soir rouge et funèbre. Avec des efforts inouïs, Muriel s’étant traînée jusqu’aux caisses de provisions, avait rapporté de la viande fumée et des biscuits. Personne n’avait faim. Tous regardaient disparaître le soleil. La nuit tomba. Un croissant rose éclairait faiblement l’étendue… Loin, très loin, les chacals glapissaient.

Alors, ils songèrent qu’ils étaient sans défense ; les fauves pourraient les dévorer vivants… Mais la solitude demeurait complète ; aucune forme animale ne paraissait sur les herbes, sur la rive ni à l’orée de la forêt…

La fatigue, peu à peu, domina toute sensation et toute pensée. Et quand le croissant fut au bas de l’horizon, hommes et bêtes dormaient sous la grâce tremblante des constellations…

Vers le milieu de la nuit, Muriel s’éveilla. La lune avait disparu ; la blancheur des étoiles formait une neige palpitante, et la jeune fille se dressa, péniblement agitée par la fièvre et par une surexcitation fantasmagorique. Elle regarda ses compagnons étendus dans la lueur cendreuse et elle eut soudain un sentiment aigu, à la fois triste et ardent, qu’il fallait les sauver… Ce sentiment excluait toute logique ; il existait en elle comme les impulsions des créatures qui ne vivent que par l’instinct, elle ne tentait pas même de raisonner…

En proie à une sorte d’hallucination, et quoique sa fatigue fût encore accablante, elle se mit en route vers la Croix du Sud, mue par une intuition qui prenait sa source dans des propos d’Ironcastle. Par intervalles, elle était contrainte de s’arrêter ; sa tête pesait sur son cou comme un bloc de granit… Souvent elle rampait. Si lasse fût-elle, son exaltation ne l’abandonnait pas ; elle murmurait de temps en temps :

– Il faut les sauver !

Au tréfonds, elle concevait l’espoir que, après un certain temps, elle sortirait de la zone dangereuse, oubliant qu’alors elle se trouverait seule, dans un monde carnivore… Car, ici, l’étonnante solitude persistait : aucune bête n’animait la plaine incommensurable.

Muriel s’éloignait progressivement de la forêt des mimosées géantes.

Plusieurs heures passèrent, dures et lentes. La jeune fille n’avait pas franchi plus d’un mille… Brusquement, une impression délicieuse. La pesanteur avait disparu. Muriel retrouvait la liberté des muscles, la douce sensation d’être maîtresse de son corps… D’instinct, elle se hâta, pour s’éloigner plus rapidement de la zone funeste…

Alors, une autre inquiétude se mit à gronder en elle. Le monde des bêtes était revenu. Les chacals passaient furtifs comme des fantômes ; une hyène boita dans la pénombre ; des crapauds géants sautelaient sur l’herbe humide ; les rapaces nocturnes passaient sur leurs ailes cotonneuses…

Partout la vie subtile, inquiétante, fourmillante, partout cette agitation qui, à travers les temps sans nombre, ne cesse de mêler la croissance opiniâtre et la destruction féroce.

Des souffles, des clameurs obscures, le froissement des herbes, le rire saccadé de l’hyène, le glapissement brusque des chacals, la plainte d’un strix… Pour toute arme, Muriel avait un revolver, mais elle ne songeait pas à reculer. L’exaltation qui l’avait entraînée persistait, et se transformait en une sorte de griserie confuse, due sans doute à l’agilité reconquise.

Parfois, un frisson agitait sa poitrine. Les chacals qui la suivaient avec une prudente effronterie furent le symbole de tout ce qui, sur la terre sauvage, épie la vie pour la détruire et pour la dévorer. La faim éternelle les menait qui, de chaque créature, fait une promesse pour leur ventre.

L’aube approchait lorsqu’une voix aiguë transperça l’espace. Et Muriel vit une forme longue qui se glissait sournoisement parmi les herbes. Ses yeux dardaient deux lueurs d’émeraude… La jeune fille regarda venir cette chose angoissante, cette chair qui voulait sa chair…

Les chacals s’étaient arrêtés, oreilles tendues, pleins à la fois de crainte, de convoitise et d’espérance… Muriel sentit s’appesantir l’immense solitude, toute la cruauté de l’univers…

Le browning au poing, elle murmurait :

– Éternel, tu es ma force et mon bouclier !

Cependant, gêné par le regard de Muriel et sa stature verticale, le félin n’attaquait point. La règle de sa race voulait qu’il agît par surprise avec toute proie capable de se défendre.

Dans la nuit bleue, les yeux humains contenaient les yeux féroces. Muriel était prête au combat… La bête, allongée, glissait sur l’herbe comme un fluide.

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