VI Les Hommes-Écailleux

Lorsque, à l’aurore, Hareton ouvrit les yeux, il demeura longtemps dans une sorte de torpeur hallucinée. Un brouillard flottait sur ses yeux. Ses compagnons dormaient encore, ainsi que le gorille…

Des formes vagues s’agitaient dans la tente, comme des ombres sur un mur. Elles se précisèrent. Et Hareton, après un sursaut qui le réveilla complètement, discerna des créatures extraordinaires. Étaient-ce des bêtes ? Étaient-ce des hommes ? Comme des hommes, ils avaient la station verticale, encore que leurs pieds fussent comparables à des pieds de sangliers et leurs jambes à des pattes de lézards. Leurs corps se couvraient de lamelles translucides, mêlées à des poils verdissants, et leur tête ne rappelait exactement aucune tête humaine ou animale : cylindrique, avec une sorte de cône moussu au sommet, elle était couleur malachite. La bouche en triangle semblait avoir trois lèvres, le nez se réduisait à trois trous elliptiques et les yeux s’enfonçaient dans des creux dont les bords étaient dentelés comme des scies. Ces yeux dardaient une phosphorescence variable, aux reflets pourpres, orangés et jaunes. Les mains à quatre griffes, opposables aux trois autres, n’avaient pas de paumes…

Hareton tenta vainement de se dresser. Des lianes fines comme des ficelles et très nombreuses entravaient ses membres. Élastiques, elles se détendaient faiblement lorsque l’Américain faisait un effort. L’étonnement d’Ironcastle ne dura guère. À mesure que l’éclairage de sa mémoire augmentait, il relisait mentalement les notes de Samuel Darnley et il connaissait que ces êtres fantastiques étaient ceux qui, dans cette terre, remplaçaient les hommes.

D’instinct, il tenta de leur parler :

– Que nous voulez-vous ? dit-il.

Sa voix fit se tourner vers lui les yeux caverneux et des sifflements s’élevèrent, sifflements graves, qui rappelaient ensemble la voix des merles et le son de grosses flûtes traversières.

Les visages étaient mobiles, mais seulement dans un seul sens, de manière à ne former que des plis verticaux… Par suite, leur expression était étrangère à toute expression connue.

Au bruit, Philippe se réveilla, puis sir Georges et Guthrie. Tous trois étaient entravés, comme Ironcastle. Dans les tentes voisines, les lamentations des Noirs s’élevèrent.

– Qu’y a-t-il ? gronda Guthrie, saisi de fureur.

Sa puissante musculature distendait tellement les lianes qu’on pût croire qu’il allait se dégager… Dix Hommes-Écailleux se précipitèrent vers le colosse. Mais les liens ne cédèrent point.

– D’où sortent ces lémures ? hurla-t-il. Par comparaison, les Trapus étaient des créatures célestes.

– Ce sont des hommes, ou presque, dit mélancoliquement Hareton, et qui nous tiennent !

Les Noirs jetaient des clameurs lamentables : on entendait, par coupetées, les grondements du gorille.

– Eux aussi sont prisonniers ?

Soudain, il poussa un cri de détresse presque aussitôt répété par Philippe : Muriel n’était pas dans la tente… L’horreur plana et la sombre épouvante…

– Qu’est-ce que ces lémures veulent ? s’exclama Guthrie après un silence…

Philippe pleurait et des sanglots soulevaient la poitrine d’Ironcastle…

– J’ai tenté Dieu ! gémit-il… Ô Seigneur, que ma faute retombe sur moi seul !

On sut bientôt que les « lémures » étaient de pseudo-humains. Un à un, les voyageurs, le gorille et la plupart des Noirs furent adroitement et méthodiquement chargés sur les chameaux. Les griffes manifestèrent une vigueur et une complication de gestes extraordinaires. Guthrie hurlait des injures. Sir Georges, impassible, grommelait :

– Où nous mènent-ils ? Et sauront-ils faire usage des animaux ?

Alors se produisit leur acte le plus surprenant. Ils délièrent cinq des Noirs, parmi lesquels Kouram, et leur montrèrent les tentes, puis les bêtes.

Kouram comprit. Il demanda à Hareton :

– Maître, faut-il leur obéir ?

À peine si Ironcastle hésita. D’évidence, les Hommes-Écailleux tenaient la vie des prisonniers entre leurs mains et la résistance pouvait déchaîner d’obscures colères… Mieux valait gagner autant de temps que possible…

– Obéis ! dit-il.

Kouram, fataliste, fit démonter les tentes et quand tout fut prêt au départ, il dirigea la caravane, guidé par les gestes des ravisseurs.

L’un d’entre eux, individu plus écailleux et plus vert que tous les autres, semblait le chef. Une cinquantaine de pseudo-humains marchaient sur les flancs de la caravane : une vingtaine la précédaient, et on en comptait environ quarante à l’arrière.

Affolés par l’inquiétude que leur causait le sort de Muriel, Hareton et Maranges observaient imparfaitement les événements ; Guthrie commençait seulement à reprendre son sang-froid. Seul sir Georges avait tout épié avec une attention profonde. L’intelligence des lémures semblait évidente, leur discipline parfaite et leur langage développé : pour leur donner un ordre, le chef ne faisait aucun geste, ses sifflements finement modulés suffisaient à le faire comprendre. Il ne recourait au geste que pour s’adresser à Kouram en qui il avait vite reconnu une autorité supérieure à celle des autres Noirs…

« En outre, songeait le Britannique, il a eu soin de ne faire désentraver aucun Blanc. Il sait donc, d’instinct ou autrement, qu’ils sont différents des Noirs et plus dangereux… »

L’expédition marcha pendant plusieurs heures parallèlement à la forêt. Ensuite, les mimosées s’espacèrent, une sorte de lande apparut où croissaient des pins, des fougères et de longues mousses d’un vert éclatant.

Les Écailleux s’y engagèrent délibérément.

– Où diable nous mènent-ils ? fit Guthrie qui observait maintenant avec autant de minutie que sir Georges.

D’ailleurs, Philippe et Hareton modéraient leur agitation.

– Ils nous mènent chez eux, je suppose, répondit l’Anglais. Remarquez qu’ils traitent ici les plantes avec brutalité, tandis que, là-bas, ils se gardaient de frôler les arbres et même les arbustes…

– Il n’y a pas une seule mimosée dans cet endroit, remarqua Hareton… Et la plupart des végétaux semblent d’espèce primitive, cryptogames ou gymnospermes…

– Tout cela ne nous renseigne pas sur notre sort ! grogna Sydney.

– Ils ne nous ont pas tués, repartit tranquillement sir Georges. Ils se donnent la peine de nous emporter et d’emporter nos bêtes…

– Et nos provisions !

– On peut en inférer, sans être trop téméraire qu’ils comptent nous laisser la vie sauve.

– À quel prix !

Et une secousse furieuse agita le grand corps de Guthrie.

– Je suppose que nous serons captifs… et qu’ils comptent nous utiliser…

– Dam’it ! sacra le colosse. Qu’est-ce qui prouve que nous ne ferons pas les frais d’un festin ? Pourquoi ces gaillards ne seraient-ils pas des cannibales, comme nos amis les Goura-Zannkas… Alors, nous n’aurons rien perdu pour attendre.

La lande s’élargissait ; les mousses devenaient énormes, une brise les secouait comme de vastes chevelures, les pins n’étaient plus que des arbustes rabougris, tandis que les fougères formaient des boqueteaux arborescents où se réfugiaient d’étranges sarigues, des oiseaux coureurs, velus, de la taille des outardes, et des vers pareils à des fils de fer rouillés.

L’expédition contournait les massifs de fougères, sans que l’ordre de marche fût troublé. Hareton observait maintenant les Écailleux aussi attentivement que sir Georges. Leur armement était bizarre : tous portaient une sorte de harpon hélicoïde, fait de pierre rouge, une plaque taillée en demi-lune et, dans un sac de cuir, des projectiles ronds et hérissés, rouges aussi, qui ressemblaient, par la forme, à des oursins. L’efficacité de ces projectiles devint évidente, au passage d’une troupe de phacochères. Trois phacochères, atteints par des « oursins », roulèrent sur le sol et moururent après une agonie convulsive : ces armes étaient évidemment enduites d’un poison.

– Vous voyez que ce sont des hommes, et même des hommes ingénieux, dit sir Georges à Sydney.

– Qu’est-ce qui empêche qu’il y ait des bêtes aussi ingénieuses que les hommes ? bougonna le géant. C’est tout ce que vous voudrez, mais pas des hommes !

Vers midi, le chef de l’expédition donna le signal de la halte… Elle se fit à l’ombre de fougères aussi hautes que des platanes et dont le feuillage touffu donnait un ombrage presque frais.

Kouram eut alors licence de communiquer avec ses maîtres et avec les Noirs entravés !…

– Est-ce que vous les comprenez, Kouram ? demanda Ironcastle.

– Souvent, maître… Ainsi je sais qu’ils veulent que je vous donne à boire et à manger.

Le Noir parlait d’une voix lasse et triste. Il sentait sur lui une menace plus redoutable que la mort. Et le prestige des Blancs avait disparu. Un autre prestige était venu, innommable, qui déprimait l’âme superstitieuse du guide…

Aidé des compagnons libres, il aida ses maîtres à manger et à boire, puis il s’occupa des Noirs immobilisés.

La halte ne fut pas longue. L’expédition se remit en route et une fois encore le paysage se métamorphosa. Des chaînes rocheuses surgirent du sol ; on avançait à l’ombre, dans un défilé morne, rouge comme du sang frais.

Quand le jour approcha de son déclin, une nouvelle halte fut commandée. Les prisonniers considéraient avec mélancolie l’immense cirque écarlate, enfermé dans de hautes falaises, sans autre issue que le défilé d’où l’on sortait.

– Est-ce que ces lémures habiteraient par ici ? s’écria Guthrie… Je ne vois pas trace de refuge…

– Je suppose qu’ils vivent dans le roc, répondit sir Georges.

Les sifflements du chef l’interrompirent. On vit les Écailleux de l’escorte former un cercle autour de la caravane et, comme s’ils sortaient effectivement des rocs, d’autres individus parurent à la base des falaises rouges.

Aux sifflements du chef, d’intenses sifflements répondirent. Les chameaux ayant été déchargés de leurs fardeaux animés et inanimés, Hareton, sir Georges, Philippe, Sydney, Dick Nightingale et Patrick Jefferson furent déposés en groupe avec les Noirs entravés.

Ensuite, une demi-douzaine d’Écailleux apportèrent du bois sec dont ils firent un bûcher et qu’ils arrosèrent d’une liqueur jaunâtre.

– Ça va mal ! dit tristement Hareton, en voyant des flammes jaillir… Mes amis, à tout hasard, disons-nous adieu !

Les lémures s’éloignaient et chassaient les bêtes de somme à l’autre extrémité du cirque.

– J’ai été coupable envers vous tous ! reprit Ironcastle. Je vous demande pardon.

– Allons, oncle Hareton, exclama Guthrie. Nous sommes des hommes et nous entendons porter la responsabilité de nos actes…

Le feu flambait plus fort ; une odeur aromatique se répandait dans l’atmosphère ; Philippe songeait désespérément à Muriel et à sa sœur Monique.

– C’est une bonne précaution que de se préparer à la mort, dit sir Georges… mais rien n’est perdu.

– Prions ! reprit Hareton.

Les flammes, croissantes, jetaient une lueur orange dans l’ombre des roches ; l’odeur était plus pénétrante ; une langueur étrange s’emparait des Blancs et des Noirs.

Au loin, les Écailleux se livraient à de fantasques évolutions rythmiques, entrecoupées de longues siffleries…

Un à un, les prisonniers s’affaissaient sur le sol et s’immobilisaient.

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