IV

Mlle de Vaugelade était à la recherche de Francisca. On n’avait relevé aucune trace. Jacques et Auguste faisaient de leur mieux : leur mieux était peu de chose.

Le premier savait mettre un couvert et servir à table. Sur une grande route et dans les bois, c’était un pauvre homme malhabile.

Auguste Monnerod, le jardinier, possédait quelque vague discernement : il observait la chaussée avec une perspicacité relative. Quoique ce fût une route carrossable, elle restait déserte. Les villages qu’elle desservait connaissaient la décadence, tandis que deux bourgades rivales, jadis humbles, prenaient de l’envergure.

La route participait au destin des villages. Les charretiers l’avaient abandonnée. Malgré les ponts et chaussées, elle produisait des herbes et des mousses qui, dans maints endroits, pouvaient dénoncer le passage récent d’une voiture. Auguste finit par déchiffrer leur langage :

– Possible, mademoiselle, que madame revienne par ici. Mais sûrement elle n’y a pas passé ce tantôt.

Il épia la longue surface droite. Les frondaisons formaient une manière d’ogive ; on ne percevait que la solitude.

– En tout cas, reprit-il, la voiture serait loin ! J’ai pas l’idée que nous faisons de bonne besogne.

Simone jetait d’ardents regards à travers la nef forestière.

Le soir approche. On distingue les forges du crépuscule. Des feux de cuivre et de soufre s’allument sur des lacs d’améthyste ; il s’élève des vapeurs étranges ; de grosses gouttes d’or rouge pleuvent sur le tronc des arbres et le sol pâlissant. Pendant quelques minutes, les passereaux se plaignent. Puis, un lourd frémissement affaisse les feuillages, et les mélancolies sans bornes s’emparent de l’étendue.

Simone sent la force de l’antique nature ; la menace des futaies pèse sur son cœur fragile.

– Que faire ?

– Je vas vous dire, fit Monnerod qui, dans ce milieu sauvage, prend de l’autorité. Sauf respect, je continuerai par ici : ça me connaît. C’est l’heure où le camarade Martial Barguigne rapplique au gîte. Il connaît la forêt, mademoiselle, comme un vieux loup. Et des yeux de lynx !

– Mais vous allez être seul !

– C’est plutôt vous, Mademoiselle. Moi, avec ma trique, mon revolver et mes bons yeux, faudrait être malin pour me prendre. J’aurais voulu vous voir hors de la forêt.

– Ne vous inquiétez pas de moi, fit Mlle de Vaugelade.

– Va bien ! riposta le jardinier qui n’avait pas l’habitude de discuter. Je vas essayer de saisir Barguigne.

Simone s’en retourna avec le valet de chambre. Comme la route descend légèrement, ils employèrent moins de temps qu’ils n’avaient fait à l’aller. À l’orée de la forêt, attendait un jeune garçon, envoyé du château, selon qu’il avait été convenu.

– Eh bien ? s’écria Simone.

– Il n’y a aucune nouvelle de madame.

Cela tomba comme un glas. Le soir parut plus fauve. Au couchant, la braise colossale des nuages s’éteignait avec lenteur. Une lune montait, plus sanglante que le crépuscule. Le malheur semblait caché dans les futaies comme une bête sauvage.

– Allons voir, dit Simone, sur la route des Tourbières.

Sur la route des Tourbières, il n’y avait personne, soit que les serviteurs fussent encore en forêt, soit qu’ils eussent pris le chemin du château… Simone s’obstinait à interroger les pénombres où, par rais, descendait l’argenture de la lune.

Ce fut l’attente vaine, le heurt du tragique et de l’inconnu, l’intolérable rage de l’impuissance.

Le valet de chambre finit par dire :

– Faudra-t-il faire une battue et avertir le maire ? Mademoiselle sait que M. Fontane fera tout ce qu’il pourra… et puis les gars de bonne volonté…

Simone y avait déjà songé, mais elle craignait de mécontenter Mme de Escalante.

Le maire, avocat à la cour d’appel, qu’une fatigue du larynx tenait éloigné des tribunaux, professait de l’admiration pour la châtelaine. C’était un homme de ressources, dont l’aide pouvait être efficace.

Simone se décida à le faire avertir :

– Vous avez raison, dit-elle.

Et, s’adressant au jeune garçon :

– Charlot, vous repasserez au château. Si madame est toujours absente, vous irez prévenir M. Fontane.

– Mademoiselle devrait aller reprendre des forces, suggéra Jacques. L’air du soir est traître sous ces arbres.

– Non ! fit-elle avec amertume, je ne rentrerai pas maintenant.

Jacques jugeait cette attente, au coin d’un bois, inutile et déraisonnable. Par surcroît, la faim le talonnait, sans qu’il osât le dire. Mais Simone y pensa :

– Charlot, ajouta-t-elle, au moment où le jeune garçon enfourchait sa bicyclette, vous direz aussi au cuisinier qu’il envoie des vivres.

La silhouette de Charlot décrut sur la route argentée. Simone songeait à Martial Barguigne. Comme il arrive aux heures de détresse, elle s’hypnotisa sur cette image. Martial seul était capable de s’orienter à travers les pièges de la sylve. Homme des fourrés et des futaies, des plantes et des bêtes, de la pluie et de l’ouragan, il ne se livrait pas au braconnage. Selon la saison, il cueillait la fraise, la framboise, les champignons, les fleurs nouvelles, les fougères, les herbes médicinales et ramassait le bois mort.

Son luxe croissait sur le sein sacré de la terre. Il goûtait l’aventure des saisons et la vie innombrable, les chants du merle, de la grive et de l’alouette, l’appel d’horloge du coucou, le croassement des corbeaux, la plainte du chat-huant, la voix de vieille femme des grenouilles parmi les roseaux et les nymphéas, le raire du chevreuil et du cerf, et tous les frissons, toutes les clameurs, tous les chuchotements, tous les bégaiements des ramures.

Il ignorait, en somme, combien toutes ces choses remuaient en lui l’instinct des temps farouches.

Sans le dénoncer, il se divertissait à combattre le braconnage. Habile à défaire les collets ou à rompre les pièges, il faussait aussi les traces à l’aide de ses chiens, Dévorant et Loup-Garou, et jetait les braconniers sur de fausses pistes.

Quelques-uns lui cherchèrent noise et s’en repentirent. Astucieux, leste et brave, adroit au tir, au bâton et à la lutte, il s’aidait de ses chiens au nez subtil et aux crocs de granit. À la fin, les rôdeurs s’arrangèrent pour braconner loin de Barguigne.

Cet homme s’était pris de sympathie pour les gens des Éperviers. Il y écoulait ses fraises, ses framboises, ses fleurs sauvages, mais surtout on s’y intéressait à sa personne.

Mais c’est Maurice Vaugelade qu’il aimait. Encore enfant, ce dernier ne connaissait rien de plus beau qu’une excursion avec Barguigne. Et Barguigne, en retour, s’éjouissait de guider le jeune garçon.

Le temps n’avait pas défait cette affection, car c’en était une. Maurice partait en randonnées avec l’errant ; il apprenait à connaître la vie mystérieuse de la forêt, à la manière des Indiens, des Malais de Bornéo, des vieux Celtes et ne devait jamais oublier le secret mélancolique des solitudes.

Comme elle songeait, Simone crut ouïr un aboiement lointain :

– Avez-vous entendu ? fit-elle, en se tournant vers Jacques.

Jacques, homme vorace, que la faim rendait rêveur, bâillait et mâchait à vide :

– Non, mademoiselle, je n’ai rien entendu.

La lune, moins grande et plus claire, pareille à une roue d’argent, faisait une rivière blanche sur la route et pleuvait à travers les feuillages. Une haleine tiède, légèrement électrique, fluait dans l’étendue.

On entendait les voix fraîches de végétaux ; une senteur de volupté semblait monter de la terre et tomber du ciel ; et tout était antique et tout était très jeune.

Un nouveau bruit attira l’attention de Simone :

– Une automobile ?

Jacques, après un moment d’attention – et le bruit se rapprochant – acquiesça. Le bruit s’enfla ; un grand œil phosphorescent grandit du fond des ténèbres ; on put voir la machine, pareille à quelque bête fabuleuse. Elle stoppa et trois hommes en descendirent : c’était Charles Fontane, le maire de Mortange ; son fils Philippe et le garde champêtre.

Fontane s’avança, le chapeau à la main :

– J’ai voulu, dit-il, me concerter avec vous au plus vite. Il n’y a pas lieu d’être inquiet, je le crois, j’en suis presque sûr, mais nous agirons comme s’il y avait du danger.

Il parlait d’une voix creuse et lasse. À la lueur de la lune et de la grosse lanterne d’automobile, on voyait un corps maigre, des yeux ardents, dont le bleu se nuançait d’émeraude. La moustache longue et fauve, retombait tristement.

Son fils Philippe tournait vers Mlle de Vaugelade un regard timide. Sa bouche luisait sous la moustache claire comme un feu sous la cendre.

Le garde champêtre, quinquagénaire bas sur pattes, se recommandait par une tête en citrouille, où poussait un poil d’albinos roide comme des soies de porc, en sorte que ses sourcils ressemblaient à des brosses à dents, sa moustache à une brosse à ongles et ses favoris à des brosses à cheveux.

– Je ne vois qu’une chose à faire, dit mélancoliquement Simone : une battue dans les bois.

Fontane répondit :

– J’ai donné des ordres à mes serviteurs, averti ceux de Mme de Escalante et fait appel aux gens de bonne volonté. Avant une demi-heure, nous aurons trente hommes.

Elle le remercia d’un regard. Philippe fit un mouvement vers Simone ; puis il devint très rouge. Et il bredouillait quelque chose, tout bas.

Un aboiement retentit dans la futaie ; une voix rude s’entendit :

– Vous dérangez pas, j’accoste !

– C’est Martial Barguigne, remarqua le garde champêtre. Qu’est-ce qu’il fiche dans les bouès, à c’te heure ?

Il fit le geste d’arrêter le contrevenant ; il se plaisait à ce geste, qui symbolisait sa suprême illusion.

Déjà Martial apparaissait sur la route, précédé de ses chiens et suivi par Auguste.

Dévorant et Loup-Garou levaient des têtes de chacals, aux prunelles phosphorescentes, aux dents aiguës comme des dents de scie. Leur démarche était furtive, silencieuse, redoutable. Un poil fauve, argenté à la poitrine, couvrait leurs corps flexibles.

Le maître rappelait les loups, les grands loups de la vieille France. Il en avait la forte sécheresse, les reins agiles, les membres infatigables ; il en avait aussi la nuque renflée et les farouches mâchoires. Le visage couvert d’un poil ras, analogue au pelage de ses chiens, il était sauvage et méfiant.

Simone le regardait venir. Dans la nuit, au murmure des grands arbres, avec le drame qui planait, le rôdeur et ses bêtes semblaient les maîtres de l’heure.

Martial, tenant à la main son chapeau roussi, aux ailes retombantes, s’adressa à Simone :

– Je suis venu, dit-il d’une voix qui rappelait le bruit des sources, parce qu’aucune voiture n’a passé par la route de Sivery. C’est par ici qu’y faut commencer les recherches.

Ses prunelles agiles photographiaient êtres et choses.

– Croyez-vous, s’enquit Simone, que vous pourrez suivre le chemin parcouru par Mme de Escalante ?

Martial désigna ses chiens, orgueilleusement.

– Avec eux, mademoiselle !… Y a qu’une seule chose qui pourrait nous arrêter.

– Et quoi donc ? intervint Fontane.

– L’orage !

Martial tournait son visage vers l’Occident. On y distinguait des nuages couleur ardoise, entremêlés de lueurs pâles.

– Oui, l’orage seul.

– Mais il n’y a pas d’orage.

– Pas encore, non, mademoiselle ; même, je ne sais pas s’il y en aura. Tout de même, ces nuages-là et l’odeur de l’air !… Mais ce ne sera pas avant deux bonnes heures. D’ici là, nous pourrons faire de la besogne.

– Mais, insista Simone, pourquoi l’orage vous arrêterait-il ?

– À cause de la pluie. Si c’est une grosse pluie, elle lavera le sous-bois, et nous perdrons notre gros atout, je veux dire le nez des chiens. Aussi, faut que chaque minute profite. Je vais filer devant avec Auguste, M’sieu le maire organisera une battue, une battue en éventail, de manière à couvrir la droite et la gauche.

– Martial, s’écria Mlle de Vaugelade d’un ton de prière, je vous accompagne.

– C’est qu’y faudra aller vite.

– J’irai vite.

– C’est qu’y faudra marcher sous bois et grimper ; y a des granits.

– J’aiderai Mlle de Vaugelade lorsqu’il le faudra, intervint Philippe.

Il n’était pas négligeable : ses gestes décelaient l’homme entraîné aux sports.

– Comme vous voudrez ! acquiesça Barguigne. Seulement, si vous ne pouvez pas me suivre, je ne m’arrête pas ! Faudrait encore quelqu’un avec vous et Auguste.

– Ce sera moi ! fit mollement le valet de chambre.

Il parlait par devoir ; des images de viandes rouges, de pommes de terre frites, de miches, dansaient une sarabande dans sa cervelle.

– Vous ne valez pas gras pour la forêt, objecta l’errant.

Il tendait l’oreille.

– V’là du monde.

– Ce sont les hommes pour la battue, fit le maire.

– Y en aura bien un, dans le tas, qui connaît les bois. Il nous rejoindra.

Dévorant poussa un aboiement sec, que répéta Loup-Garou.

– Cette fois, c’est par là ! remarqua Martial en montrant la voûte des Tourbières, et c’est du monde de connaissance. En route ! Vous êtes armé, m’sieu Philippe ?

– Oui.

– Pas peur ! J’ai un revolver, dit Auguste.

– Arme prohibée ! grommela le garde champêtre.

– On t’en collera des armes prohibées ! ricana Barguigne. T’as seulement pas deviné que j’ai mon fusil sur moi, Bas-sur-Pattes.

– Inutile de vous demander si vous n’auriez pas un objet ayant appartenu à Mme de Escalante ? demanda Martial à Simone.

– Hélas ! non, fit-elle avec regret, car elle comprit le but de cette demande.

– On verra à s’en passer. Hop ! mes loups !

Il s’engagea par la route des Tourbières, tantôt suivi, tantôt précédé par les chiens. Ses sens étaient tendus, sa vigilance continue. Simone sentit passer un petit souffle d’espérance.

Brusquement, les chiens, qui avaient aboyé par intervalles, s’élancèrent à bonds vifs.

– Qui va là ? s’écria le rôdeur.

Deux voix encore lointaines répondirent :

– C’est nous, Édouard… Baptiste !

– Bon, ça ! Stop, Loup-Garou. La paix, Dévorant.

Loup-Garou et Dévorant s’arrêtèrent net, avec un faible grondement.

On discerna les silhouettes des deux domestiques. Ils semblaient recrus de fatigue.

– Qu’est-ce que vous nous apportez ? demanda Martial.

Édouard, petit homme blafard, au poil carotte, se tourna vers Simone :

– On apporte ceci !

Il tendait fièrement un briquet de fumeur.

– Le briquet du cocher Marcel !

– On l’a trouvé au haut de la route, près de la traverse de Montenoire.

Barguigne avança la main pour le prendre, mais Édouard ne le lui donna point.

– Ça peut être une pièce d’éconviction !

– Obéissez à Martial ! dit Simone. Édouard tendit le briquet. L’errant y jeta un coup d’œil rapide et grommela :

– Y a là-dedans la vapeur du cocher et la vapeur des chevaux. Nous allons suivre la piste comme si elle était marquée avec des drapeaux. Ici, les loups !

Il fit renifler l’objet aux compagnons fauves, puis :

– Allez !

Les chiens flairèrent la route, puis levèrent le nez vers Édouard.

– Son odeur s’est mêlée au briquet, remarqua Barguigne, mais y vont savoir ce qu’y a à faire.

Il répéta avec force :

– Allez !

Loup-Garou et Dévorant filèrent en ligne droite.

– Ils ne vont d’abord pas servir à grand’chose, vu que nous connaissons le chemin jusqu’à la Traverse, mais il vaut mieux les tenir en haleine.

La petite troupe continua sa route jusqu’à la Traverse, où il n’y eut aucune halte. Tout de suite, les chiens prirent une route latérale.

– Pas peur, déclara Martial. Y z’ont des yeux dans le nez…

À mesure que la piste devenait plus fraîche, les chiens hâtaient leur marche. Ils changèrent deux fois encore de direction et s’engagèrent dans la Route des Loups. Ils allaient d’une telle allure que Simone ne pouvait plus les suivre ; Martial lui-même perdait du terrain… Partout, des arbres antiques, des rocs de granit et de porphyre, des trouées caverneuses, des défilés d’embûche et de trahison…

– Sûr qu’on approche de quelque chose ! marmonnait Auguste. Les chiens ont la fièvre.

Une clameur l’interrompit.

C’était ce hurlement qui ramène le fauve dans le chien, et qui évoque la terreur des vieux âges.

– Les chiens hurlent à la mort !

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