V

Une eau froide perle aux tempes de Simone, et les hurlements enflent sans relâche leur fanfare de sabbat, dans les pénombres fatidiques… On arrive à cette passe ombrageuse où naguère la voiture de Mme de Escalante s’était engagée. À peine si, dans l’atmosphère humide, filtre une sorte de poussière lumineuse comparable à « l’obscure clarté des étoiles ».

Philippe, découvrant la lueur d’une petite lanterne électrique, projette sur la route un cône violâtre.

Les hurlements ont cessé.

On n’entend que le frémissement des ramures, l’immense respiration de la forêt. Là-bas, Martial Barguigne promène son fanal de corne.

– La voiture, fait Simone d’une voix de songe.

On discerne le caisson verni du coupé, le grand corps du cheval étendu sur la chaussée, et, vers la gauche de la voiture, un autre corps que Martial examine…

La mort plane sur la sylve, elle change de fantastique manière la forme des choses. Simone, assurée que dona Francisca gît à quelques pas de son serviteur, demeure paralysée… À la fin, elle se rapproche et, tremblante :

– Mme de Escalante est là ?

– Non ! répond Martial, qui, après avoir regardé à l’intérieur de la voiture, s’engage dans la futaie.

Un espoir sans forme se mêle à l’angoisse de la jeune fille. Philippe, le jardinier Auguste et l’homme envoyé par le maire se tiennent devant le cadavre : la majesté de la mort enveloppe le cocher Marcel.

– Aucune piste prochaine, vient dire Martial, en surgissant du couvert.

Il a rappelé ses chiens. Il leur fait flairer un petit châle de soie trouvé à l’intérieur de la voiture et commande :

– Cherche, Dévorant ! En chasse, Loup-Garou !

Les bêtes hésitèrent à peine. Le premier, Dévorant prit la piste. Ils contournèrent le tronc d’un grand arbre et s’élancèrent.

Martial, écoutant leur marche rapide et légère, déclara :

– Mme de Escalante a fui ou essayé de fuir.

Puis, à travers les interstices des ramures, il épia la nue et détermina la direction de la brise :

– Une bonne heure que nous sommes en route, dit-il. L’orage gagne… Avant une deuxième heure, il éclatera. Je vais aller en avant avec Loup-Garou et je vous laisserai Dévorant.

– Est-ce qu’il ne nous fuira pas ? demanda Philippe.

– Non, monsieur.

Le coureur des bois attira Dévorant, le traîna auprès de Philippe, lui fit flairer les mains du jeune homme, prononça quelques paroles sans suite sur un rythme de mélopée, et s’éloigna en scandant :

– Reste, Dévorant !

Et la chasse continua.

Il n’y avait plus de doute. Il fallait suivre des sentiers vagues, sous des frondaisons très épaisses. Philippe, Simone, Monnerod et Martial même, tâtonnaient dans le mystère. Seules, deux créatures inférieures, douées du vieil instinct millénaire, connaissaient leur route.

Elles percevaient la trace impalpable plus clairement que si, en plein jour, elle avait été imprimée dans un sol malléable, et peut-être avaient-elles quelque obscure conscience du drame d’épouvante qui émouvait les hommes.

Martial gagnait du terrain. Tant de nuits passées dans la forêt lui avaient fait des sens rapides. Hors l’odorat, il pouvait jouter avec ses bêtes.

La combe fut difficile à franchir : lorsque Philippe et Simone en sortirent, l’errant atteignait la maison du garde.

Ensuite, la marche devint moins aventureuse. Cette partie de la forêt avait subi des coupes. La lueur lunaire s’étala ; on distinguait l’immense nimbus où croissaient les orages.

– Martial a pris une forte avance, dit Philippe. Et c’est bon signe.

– Croyez-vous ? balbutia la jeune fille.

– C’est logique… Ou Mme de Escalante a réussi à échapper à la poursuite, ou les assassins l’ont entraînée au loin et c’est qu’ils avaient quelque autre dessein que le meurtre.

L’aboiement lointain de Loup-Garou frémit sous les ramures ; la petite troupe atteignit la maison du garde.

Dévorant alla jusqu’à la porte, flaira et montra de l’indécision :

– Personne ! fit observer le jardinier. Je crois même que le garde a deux ou trois jours de congé. Mais madame y est venue sûrement !

Et il rappela Dévorant. L’animal, après une courte recherche, s’orienta.

– Il a hésité, rapport que madame a dû avoir une hésitation, dit encore Auguste.

L’orage est proche. Le nimbus déploie un vaste vélum aux franges tremblotantes. Les poitrines déjà haletantes de fatigue, s’alourdissent. Toutefois, le disque nacré de la lune roule encore au-dessus des grands arbres. On aperçoit les peupliers du lac, puis les rideaux de saules et de roseaux. L’eau se montre, ample miroir de vif argent où frissonne l’image de la nue orageuse.

Loup-Garou jeta plusieurs aboiements brefs auxquels Dévorant répondit. Et l’on discerna le coureur des bois auprès d’une crique, courbé vers la terre.

– Eh bien ? cria Philippe.

Martial ne répondit point. Il tendit un objet humide, et tous les assistants reconnurent un chapeau de femme.

– Le chapeau de madame ! s’exclama Monnerod.

Les fleurs étaient à moitié déformées par l’eau, le fond écrasé et tassé. Cependant, aucun doute n’était possible.

– Où l’avez-vous trouvé ? demanda la jeune fille, qui grelottait comme par un grand froid.

– Parmi les roseaux.

Elle avait saisi la coiffure. Elle constata que les épingles ornées chacune d’un gros diamant, avaient disparu :

– Naturellement ! fit Martial d’un air pensif.

Il abaissait une prunelle pleine de trouble.

– Il faut tout me dire ! ordonna Simone.

Et le rôdeur, d’une voix basse et résignée :

– Il y a du sang dans le bac.

Il montrait une embarcation trapue, à demi-cachée par les végétaux :

– Il était à la dérive et je ne l’ai remarqué qu’après la découverte du chapeau.

Un tourbillon se déchaîna sur l’étendue, dans un immense bruissement de feuillage, d’herbes et de roseaux ; sur le lac, des vagues s’enflèrent.

– Je veux voir ! déclara encore Simone.

Martial, attirant le bac, darda la lumière de son fanal sur une grande tache et sur des éclaboussures rouges.

Simone poussa un cri et s’appuya sur le bras de Philippe. Une même fatalité pénétrait les âmes. La pluie roula ses torrents sur le lac glauque et sur les ramures sans nombre.

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