IX

Un cycliste arrivait à grande allure sur la route. Il franchit l’entrée du château, roula le long de l’allée et ne s’arrêta qu’au bas du perron. C’était un homme vêtu de futaine, dont la paupière gauche, agitée d’un tic, ne cessait de faire des clins d’œil. Il tira son chapeau à Charles Fontane, qui s’était avancé, et s’exclama :

– Ils sont dans le truc !…

– Voulez-vous dire qu’ils sont pris ? intervint le détective.

– Non, mais y sont dans la pince… On les cerne… on les pousse vers le parc. Seulement, faudrait cinq ou six hommes sur la route de Chavances, ousque la pince elle est mal fermée.

– Ohé ! cria le maire.

Trois domestiques, le jardinier et son aide, outre deux personnages amenés par les Fontane, accoururent aux appels. Le maire désigna cinq hommes pour l’accompagner, tandis que Philippe, le détective, Jacques, le valet de chambre, Auguste Monnerod, le juge et le greffier devaient rester au château.

Trois minutes plus tard, l’automobile de Charles Fontane roulait sur la route de Chavances…

– Si on les rabat sur le parc, grommela le juge, il me semble que la pince reste ouverte de ce côté-ci ?

Le détective regarda Philippe avec un imperceptible sourire :

– Ce n’est pas à craindre, répondit le jeune homme. Nous suffirions à couper la retraite. Mais les gens qui poursuivent connaissent le site. Avant que les fugitifs soient près du parc, les issues seront occupées.

Il s’interrompit et tendit l’oreille. On discernait la sonnerie lointaine d’une trompe, bientôt suivie d’aboiements :

– Martial est en chasse !

– Allons voir ! fit Duguay.

C’était l’heure dorée. Déjà les ombres s’allongeaient démesurément sur les pelouses ; une odeur d’herbes et de corolles montait avec le souffle voluptueux du parc, et la grande contrée verte, étendue sur la plaine et sur les collines, décelait les énergies de la terre profonde.

Le silence s’était refait, le vaste silence où la nature abrite la vie et la mort, la lutte sans merci et la fécondité invincible… Puis, de nouveaux sons de trompe. Un homme passa furtivement au travers d’une allée, puis un autre ; des abois rapides, auxquels répondaient les clameurs des chiens de ferme, annoncèrent un drame humain mêlé aux tragédies latente des futaies :

– Ne vaudrait-il pas mieux que vous rentriez ? demanda anxieusement Philippe, en se tournant vers Simone.

Elle fit signe que non, d’un hochement énergique. On ouït des voix rudes, puis des pas saccadés… Soudain, un homme de haute stature, aux épaules redoutables, surgît entre la roseraie et le château d’eau. Il s’arrêta, il jeta autour de lui un regard fauve. Malgré la distance, on distinguait un masque taillé à la hache, des mâchoires farouches, des joues ravinées et musculeuses… Cet homme était vêtu d’une horrible veste de panne, tailladée par l’usure et par les épines, et d’un pantalon auquel manquait presque la moitié d’une jambe.

Il aperçut le groupe rassemblé à la terrasse. Un ricanement hagard lui contracta le visage, et se glissant entre deux hêtres rouges, il rentra dans la futaie…

Il en ressortit presque aussitôt et se rua vers le château d’eau, puis vers la gauche, où l’on voyait un massif de frênes… Des paysans surgirent. Il recula et biaisa, rentra de nouveau dans le parc et en rejaillit cent mètres plus loin, haletant, avec un grondement où se mêlaient la fatigue, la colère et la menace…

Un moment plus tard, il était cerné. Deux hommes gardaient la lisière ; un troisième se dressait sur la pelouse ; un quatrième, revolver au poing, accourait vers le château d’eau. C’est sur ce dernier que se précipita le fugitif. Les deux hommes se rencontrèrent à quelques mètres de la rive…

– Rends-toi ! cria le personnage au revolver.

D’un geste imprévu, geste d’ours aussi rapide qu’un geste de léopard, l’autre rejeta l’arme tournée contre sa poitrine et saisit son adversaire aux épaules… Il le souleva comme un enfant, le balança au-dessus de l’eau où il parut vouloir le lancer. Mais, se ravisant, il se tourna vers les trois autres hommes qui accouraient à vive allure. La scène fut prodigieusement brève… Le fugitif précipita l’homme au revolver contre le premier arrivant, bondit, culbuta les deux autres et redisparut pour la troisième fois dans le parc. Déjà Philippe, Jacques et le détective venaient à la rescousse.

Pendant un moment, on entendit le bruit d’une course précipitée. Ensuite des cris, des jurements, des bruits mous et des détonations.

Quand Philippe et Duguay arrivèrent dans la clairière des Daguets, ils trouvèrent trois hommes éclopés, dont l’un hurlait :

– Garde à vous ! Garde à vous ! Il a f… le camp !

– Par où ? cria une voix éclatante.

Et Martial Barguigne montra sa silhouette flexible.

– Par la route de la forêt.

Martial jeta un coup d’œil sur les éclopés et murmura :

– C’est un gaillard qui travaille proprement !

Puis, apercevant Philippe et le détective, il salua :

– Si j’avais seulement Loup-Garou et Dévorant ! remarqua-t-il. Mais je les ai « donnés » pour acculer les deux autres. Va falloir que je le pige tout seul.

– Et nous ? grommela Duguay.

– Vous n’êtes pas des chiens, soupira l’errant. C’est des nez qu’il faut là dedans. Entre la pointe du parc et la forêt, il n’y a qu’un saut ! Une fois dans la forêt, c’est une épingle dans une meule. Allons ! il n’y a pas une minute à perdre. Suivez-moi si vous pouvez.

Il avait pris son élan. Sa tactique était de couper droit vers la forêt ; partout ailleurs, le fugitif devait se heurter à des poursuivants.

D’abord, Philippe et Duguay ne perdirent guère de terrain. À mesure qu’on avançait, les issues se hérissaient d’obstacles, car Francisca de Escalante voulait qu’une partie du parc demeurât sauvage. Subtil comme un loup, Barguigne se glissait à travers la broussaille et les épines ; il devint invisible ; Philippe n’entendait plus même le froufrou des ramilles et des feuilles.

L’errant ne mit qu’une demi-heure pour arriver aux limites du parc.

– Presque impossible qu’il m’ait devancé ! marmonna-t-il. Seulement, par où va-t-il sortir ?

Une route barbue et défoncée, une faible bande de terrain séparaient le parc de la sylve. À la rigueur un homme pouvait passer sans être vu : tout dépendait de la distance.

Martial tendit son oreille de sauvage ; il s’étendit même sur le sol pour mieux entendre. Puis il prit son galop vers le couchant. Deux ou trois fois, il s’immobilisa, sans un souffle, « prenant conseil » de l’air, de la terre, des herbes et des arbres. Quand il fut entré dans la forêt, il changea de direction et poussa un grand cri d’appel, suivi, trente secondes plus tard, d’une clameur qui semblait venir d’un autre être et d’un autre endroit :

– Je le cerne ! ricana-t-il avec un âpre sourire.

Il filait maintenant en ligne droite. Puis il se glissa au travers d’un fourré très sombre et poussa de nouveau un cri éclatant. Le fourré s’ouvrit. Des roseaux parurent ; l’eau d’un marécage scintilla dans un rayon d’émeraude et Barguigne, avec un rire silencieux, apparut à dix pas du formidable fugitif…

– Je te tiens ! s’écria-t-il.

Et l’autre, redressant son torse musclé, répondit en héros de Sparte.

– Viens me prendre !

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