VIII

Le détective rencontra les survenants au haut du perron et demanda :

– Que se passe-t-il ?

– C’est Zidore Fanchot qui les a vus ! éjacula le personnage vêtu de panne. Zidore, ma vieille, parle comme un homme.

Zidore ouvrit des lèvres épaisses et demeura coi. Ses yeux rappelaient des pruneaux trop cuits ; son sourire mêlait la ruse à l’imbécillité :

– Pour ce qui est d’en avoir vu, j’en ai vu ! articula-t-il enfin.

– Vers quatre heures, sur la route des Loups ! triompha l’homme long. Y me l’a dit peut-êt’ ? J’suis Franquehomme.

– Sur la route des Loups, est-ce que je dis le contraire ? reprit Zidore. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Des hommes ! J’en vois tous les jours, des hommes. Et puis tretous vous en voyez.

Il leva son épaule droite, qu’il avait plus grosse que la gauche.

– Ça prouve que c’est eusses, rapport aux masques ! affirma Franquehomme avec énergie.

Duguay dressa l’oreille :

– Des masques ! Quels masques ? s’écria-t-il.

– Monsieur, intervint le valet de chambre d’un air sagace, vous savez que c’est sur la route des Loups qu’on a massacré ce pauvre Marcel, dans un endroit qu’on nomme les Pierres-Rouges. Cet homme a vu trois individus aux Pierres-Rouges. Ils avaient des masques de toile.

Le détective regarda sévèrement Isidore Fanchot :

– Dans quelles circonstances avez-vous vu ces hommes ? Étiez-vous sur la route ?

– Ah ! que non pas ! s’écria Zidore épouvanté. J’étais dans un fourré, caché comme une belette, et j’ai idée que ça valait mieux pour ma peau… Je me suis tenu ben coi, jusqu’à ce que je les aie vus installés aux Pierres-Rouges. Puis après, je me suis ensauvé, vous entendez ben, tout doucement, sans faire chanter la terre et sans montrer seulement une mèche de mes chiveux !

– Vous aviez donc peur ?

– Des hommes avec des masques ! Vous aureriez pas eu peur, vous ?

– Comment étaient ces individus ?

– Un grand et deux petits. Le grand semblait fort ; un des petits était râblé et l’autre chétit. Pour dire vrai, je les voyais assez mal, sauf le chétit qu’est venu reluquer pas loin de mon buisson. Faut savoir que les feuilles et les branches me gênaient…

– Monsieur l’inspecteur remarquera, fit encore Jacques, que les brigands étaient un grand solide et un petit râblé. Tant qu’au troisième, ça doit être celui qu’était avec les deux autres avant de venir marauder par ici.

– Il était petit et chétit, remarqua un des assistants. Mon cousin Roussi, le meunier, me l’a dit.

L’inspecteur fronçait les sourcils, rêveur.

– Isidore Fanchot, reprit-il brusquement, vous n’avez pas eu l’idée de surveiller ces personnages ?

– Pour ce qui est d’avoir eu l’idée, j’en ai eu l’idée, mais des idées, à quoi que ça sert ? Mes affaires étaient pas aux Pierres-Rouges.

– Vous auriez pourtant dû vous dire que c’étaient des brigands ? ronchonna Jacques.

– Pourquoè ? rétorqua aigrement le petit homme. Qu’est-ce qu’y pouvaient brigander dans les bois ? J’ons cru qu’y voulaient braconner, ce qui est pas un crime, peut-être ? Ça serait-y les premiers braconniers qui se flanquent des masques ?

Duguay n’écoutait guère. Il fit un signe à Jacques et dit :

– Menez cet homme devant le juge.

Quand le groupe eut disparu, Simone murmura :

– Qu’en pensez-vous, monsieur ?

– Je pense que les présomptions s’accumulent contre les repris de justice.

Le visage de Simone se contracta. Tout son espoir se portait sur une aventure moins directe : alors, des événements compliqués devenaient admissibles, tel l’enlèvement de la jeune femme. Avec des bandits vulgaires, on aboutissait au meurtre vulgaire.

Il ne demeurait qu’une chance invraisemblable jusqu’à la chimère et qui décroissait d’heure en heure ! Car, enfin, sauvée, Francisca aurait dû être de retour.

– Oui, reprit le détective, si les signalements concordent, il devient probable que ce sont nos hommes qui ont commis le crime. À la rigueur, un signalement, deux même, peuvent coïncider, mais trois, ça ne s’est jamais vu. Reste l’illusion !

Il s’inclinait prêt à se retirer ; Simone balbutia :

– Attendez, voici MM. Fontane, qui peut-être apportent des nouvelles.

Charles et Philippe Fontane venaient de paraître à la grande porte. Le maire semblait fatigué ; Philippe montrait un visage ardent et mélancolique.

Ce fut lui qui parla d’abord :

– Rien ! dit-il avec rancune. Martial n’a pu découvrir aucune trace nouvelle.

– Sinon ceci, intervint Charles Fontane ; c’est peut-être plus important qu’il ne semble.

Il montrait un objet bizarre. C’était le manche d’un os de jambon, gravé avec une virtuosité sauvage ; on discernait une tête de femme, un cœur, un couteau et deux inscriptions, plus malhabiles que les gravures : « Mort aux fois blancs ! » « Mon cueur à fonsine. »

Duguay retourna en tous sens ce document caractéristique.

– Cela peut avoir, avoua-t-il, une certaine importance. Surtout…

Et, dévissant une extrémité, il sortit de la cavité de l’os une scie et un foret minuscules :

– Surtout en y ajoutant ces outils ! Aucun doute à avoir sur la nature du propriétaire : c’est un cheval de retour. Regardez comme tout est à la fois fin et sauvage, délicat et grossier. Soyez sûrs que ces petits outils fonctionnent à miracle. Ils doivent attaquer le fer comme du bois ! Où la découverte a-t-elle été faite ?

– Entre le lac et la forêt.

– Allons voir le juge, fit-il.

Le juge terminait l’interrogatoire d’Isidore Fanchot. Il renvoya le petit homme après lui avoir fait signer sa déposition, et considéra l’os, la scie et le foret. Ces objets lui semblaient ridicules.

Il murmura pourtant avec condescendance :

– C’est très curieux. Il me semble que cette trouvaille va servir à nos recherches ?

– Incontestablement. C’est une véritable pièce d’identité, quelque chose comme une signature. On retrouverait des équivalents de la scie et du foret, mais leur contenant doit être rare.

– En somme, le crime aurait été commis par des professionnels ?

– Je n’ai point là-dessus le moindre doute.

– Je suis positiviste, articula le juge… Donc, j’aurai des doutes jusqu’à la preuve irréfutable.

Il tira sur les fourches de sa barbe :

– Comment comptez-vous engager les opérations ?

– Je me le demande. Nous allons nous efforcer de rejoindre les récidivistes qui ont été aperçus dans le pays. Mais faut-il les arrêter tout de suite ? Il y a là un dilemme.

– Certes, certes ! ânonna le juge, un dilemme… et cependant !

Son geste exprimait des abîmes de sagesse.

– Et cependant ? répéta-t-il sous forme interrogative.

– Vous avez raison, fit le détective. Si je les laisse courir, je leur donne du temps, mais, ne se croyant pas poursuivis, ils prendront confiance, ils feront des bêtises.

– Et s’ils se croient poursuivis, dame ?

– Ils risquent de se débarrasser du butin. Ah ! si je pouvais les cerner brusquement, la nuit, par exemple…

– Il me semble qu’on le peut, remarqua Philippe. À condition qu’ils soient dans le pays.

Les yeux tranchants de Duguay se fixèrent sur le visage du jeune homme.

– Ils peuvent être dans le pays, monsieur. Mais alors, ils ont un plan très retors. Leur jeu normal est de filer sur Paris. C’est la bonne forêt des fauves ! S’ils étaient dans les environs tout de même, comment les cerneriez-vous ? Feriez-vous télégraphier aux maires et aux gendarmeries ?

Un sourire narquois plissait la lèvre rase du détective :

– Je m’en garderais bien ! riposta Philippe. Les maires et les gendarmes feraient presque sûrement des sottises. Non, je lancerais dans différentes directions des messagers sûrs. Et je tâcherais de savoir où ils se trouveraient vers le soir.

 Et puis ?

– Avec Martial et ses chiens, suivis d’une demi-douzaine d’hommes résolus, on pourrait organiser une poursuite.

Duguay approuva :

– Ce n’est pas un mauvais plan. On peut craindre qu’il ne soit un peu tard pour bien l’exécuter. Car enfin, il s’est passé au moins vingt heures depuis l’attentat. Les éclaireurs, même montés à bicyclette, auraient dû être envoyés dès ce matin.

– Évidemment ! appuya le juge d’instruction.

– Philippe y a pensé, intervint M. Fontane. Il a eu l’idée, ce matin, de lancer une douzaine d’hommes dans les directions principales. Nous attendons des nouvelles…

Un appel rauque traversa l’espace. Duguay se pencha vivement vers la fenêtre, l’œil au guet :

– Des nouvelles… en voilà !

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