VII

– Monsieur ? fit le magistrat en affectant un air bourru.

– Excusez-moi, répondit le survenant avec un affable sourire. J’ai l’honneur, je crois bien, de parler à monsieur le juge d’instruction Dubard…

– Après vous être introduit ici sans autorisation…

– Je le reconnais, monsieur le juge. J’ai cédé à ma nature, une nature incorrigible. Permettez-moi de me présenter : Charles Duguay, inspecteur de la Sûreté.

– Bien ! murmura le juge, d’un ton où la curiosité bousculait la réserve.

Le détective fixa sur son interlocuteur des yeux couleur de châtaigne, tantôt aigus, tranchants, rapides ; tantôt joviaux et presque innocents.

Parfois, ces yeux, perdant tout regard, devenaient pareils à des billes d’agate. Si Dubard avait été de ces magistrats rogues, qui mènent leurs enquêtes en consuls, ces yeux lui eussent considérablement déplu. Mais il aimait se servir du prochain. Il n’est que de savoir attendre : alors l’habileté du détective tourne fatalement à la gloire du juge.

– Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes Charles Duguay ? demanda-t-il avec bénévolence.

Le nouveau venu tira son portefeuille et exhiba une carte.

– C’est bien ! dit le juge.

Il se mit à narrer l’affaire. L’inspecteur l’écoutait avec une déférence nonchalante, tandis que son regard sautait autour du salon dont le magistrat, provisoirement, faisait son cabinet.

Lorsqu’un point lui paraissait topique, il faisait, entendre un petit souffle qui, parfois devenait presque un sifflement.

– Fameuse affaire, monsieur le juge ! dit-il.

Il manifesta le désir de rencontrer les principaux témoins, surtout Mlle de Vaugelade et Martial Barguigne.

Avide de voir ce professionnel, Simone le reçut sans retard.

Elle avait passé une nuit désolante ; son visage semblait amaigri ; ses yeux clairs dardaient une lueur de fièvre.

L’inspecteur examina cette charmante créature comme il aurait examiné un apache ou une empoisonneuse. Puis un sourire presque doux erra sur sa lèvre glabre :

– Mademoiselle, fit-il, on m’a mis au courant – sommairement. Je voudrais vous poser quelques questions subsidiaires.

Elle acquiesça d’un signe.

– Je ne vous demanderai que ce qui me paraîtra utile. Mais sait-on où commence l’utile et l’inutile ? Souvent, les faits lointains apportent le plus de lumière. Si j’ai bien compris, depuis plusieurs jours, Mme de Escalante était agitée ?

– C’est exact.

– N’avez-vous aucune idée sur la nature des événements qui avaient pu provoquer cette agitation ?

– Non.

– C’est-à-dire que Mme de Escalante ne vous a fait aucune confidence ?

Simone hésita, comme naguère elle avait hésité devant le juge. Mais elle pensa que la catastrophe la déliait de toute vaine discrétion.

– Aucune confidence directe, non certes. Mais Mme de Escalante ne m’a pas caché qu’elle avait reçu une nouvelle importante, extraordinaire même… et qui la bouleversait…

– Qui la bouleversait, dites-vous. Dans quel sens ? Je veux dire : Mme de Escalante était-elle triste ou gaie ?

– Inquiète, avec de brusques éclairs de confiance.

– Vous n’avez pas fait de suppositions ?

– J’ai essayé d’en faire. Aucune ne paraissait logique ou seulement admissible.

Le policier prit une petite note dans son carnet, puis :

– Savez-vous quand cette nouvelle est parvenue ici ?

– Il y a près de douze jours. Exactement le mercredi de l’avant-dernière semaine.

– Et depuis ?

– Rien que je sache.

Duguay inscrivit une deuxième note.

– Mme de Escalante n’a fait aucune démarche de nature à attirer votre attention ?

– La semaine passée, elle s’est rendue chez son notaire, où elle n’allait guère.

– Elle n’emportait rien avec elle ?

– Pardon, elle a emporté une grosse enveloppe.

– C’est important. Avait-elle, les jours précédents, écrit plus que d’habitude ?

– Je l’ignore. Si elle a écrit, c’est dans sa chambre.

– A-t-elle veillé ?

– Elle ne s’en cachait pas.

– Hier, avant de faire sa promenade, paraissait-elle émue ?

– Comme les jours précédents.

– Elle ne semblait pas avoir d’appréhension ?

– Aucune.

– Vous en êtes sûre ?

– Je ne suis sûre que de mon impression. À l’égard de la promenade, ma marraine manifestait une insouciance profonde. C’est moi qui étais inquiète. J’ai toujours ressenti de la crainte quand elle s’engageait seule dans la forêt.

– Pourquoi ?

– Elle a la passion des bijoux et elle en a de magnifiques. Jamais elle ne sortait sans être parée de brillants, de perles, de saphirs ou d’émeraudes.

– Le fait, nécessairement était connu ?

– Trop connu.

– Au moment où je vous ai interrompue, vous alliez me donner, je crois, un autre motif d’inquiétude ?

– Oui, on m’avait annoncé hier que des récidivistes rôdaient dans le pays.

– Monsieur le juge m’en a informé. C’est eux que vous soupçonnez ?

– Je les ai vivement soupçonnés, oui, et j’ai pensé à eux tout l’après-midi d’hier… surtout après leur passage au château.

Simone raconta la scène avec les domestiques.

– Cela devait vous frapper, concéda le détective. Mais il n’y a là aucune raison pour les soupçonner. Dans l’espèce, la circonstance serait plutôt en leur faveur. Il y a néanmoins des chances pour qu’ils soient coupables, simplement parce que ce sont des bandits et parce qu’ils ont pu saisir une allusion aux bijoux de Mme de Escalante. Je rechercherai particulièrement ces hommes. Ils étaient deux ?

– Deux, oui. Un troisième les avait accompagnés jusqu’au village de Querne.

Charles Duguay prit une troisième note.

– En l’absence de Martial Barguigne, qui a, paraît-il, joué le grand rôle dans les premières recherches, voulez-vous avoir l’obligeance de me donner une idée sommaire de ce que vous avez vu hier soir ?

Une pâleur ardente couvrit le visage de Simone. Mais elle n’hésita pas à répondre.

Tandis qu’elle racontait sa course dans la forêt orageuse, le policier continuait à tracer des hiéroglyphes.

– En somme, conclut-il, le fait capital, l’extraordinaire disparition de Mme de Escalante, reste énigmatique jusque dans ses moindres détails.

Son visage se ferma. Ses yeux se dépolirent. Il méditait. Ce n’est pas qu’il espérât se faire une opinion. L’affaire était trop vague et les indices incohérents. Mais il faisait la somme des possibles.

Le système rudimentaire consistait à inculper les repris de justice. S’ils avaient commis le crime, il serait vraisemblablement facile de le démontrer. S’ils étaient innocents, deux hypothèses se présentaient : 1° Le meurtre avait un rapport quelconque avec les circonstances qui occupaient Mme de Escalante ; 2° Le meurtre n’avait que le vol pour mobile.

Dans le premier cas, l’affaire pouvait devenir intéressante. Dans le second cas, elle était plutôt fade.

Duguay demanda encore :

– D’habitude, Mme de Escalante portait-elle beaucoup d’argent sur elle ?

– Oui.

Il songea :

« Si ce sont nos récidivistes, ils feront des dépenses. Il vaudrait mieux les laisser libres pendant quarante-huit heures ! D’autre part, s’ils ont de l’argent, ils ne doivent pas être proches ! »

Et reprenant l’interrogatoire :

– Mme de Escalante a de la famille ?

– Elle a une nièce et quelques parents fort éloignés.

– Cette nièce est par suite son héritière ?

– Sans aucun doute.

– A-t-elle été prévenue des événements ?

– M. Fontane l’a prévenue par télégramme, avant l’arrivée du juge d’instruction.

– Savez-vous quelque chose de sa situation de fortune ?

– Elle est fort riche.

– Mariée ?

– Divorcée.

– Une dernière question, mademoiselle, et que j’éprouve vraiment de la gêne à vous poser, tellement elle va vous paraître impertinente. Croyez-vous que Mme de Escalante aurait confié à sa nièce un secret important ?

– En quel sens ? fit Mlle de Vaugelade avec hauteur.

Charles Duguay lui jeta un regard presque humble :

– Un secret du genre de celui qui la troublait.

– Comment pourrais-je vous répondre, puisque j’ignore la nature de ce secret ?

– Sans doute. Pourtant, vous avez quelque impression ?

– Madame de Escalante aurait désiré l’aide d’une personne énergique et expérimentée. Et Mme de Vargas n’a pas vingt-deux ans.

– Alors, l’arrivée de Mme de Vargas est sans importance. J’aurais, naturellement, préféré le contraire.

Comme il disait ces mots, des rumeurs s’élevèrent. Et l’on vit près de la grille un long individu vêtu de panne rouilleuse, suivi d’un petit homme boitillant, au visage couleur d’argile. Quatre ou cinq paysans emboîtaient le pas ; Jacques, le valet de chambre, guidait le groupe d’un air paterne.

Flairant quelque péripétie, le détective s’était glissé dans le vestibule.

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