XI

Martial entra de son pas furtif de coureur des bois. Une fierté tranquille et sans forfanterie s’exhalait de toute sa personne. La face sauvage, éclairée de grands yeux fauves, ne montrait aucune ligne ignoble, aucun méplat brutal. Et l’on devinait que cet homme ne subissait l’ascendant d’aucune créature.

– Qu’avez-vous découvert, monsieur Barguigne ? demanda doucement la jeune fille.

– Ceci et ceci, répondit-il en montrant un gant gris pâle et une petite cravate d’irlande.

Le cœur de Mlle de Vaugelade palpita.

– Où les avez-vous trouvés ? fit-elle d’une voix faible.

– Dans la Crevasse-aux-Mésanges.

C’était une anfractuosité creusée dans le porphyre, entre le sommet et la base d’un roc.

– Mais alors ? haleta Simone.

– Alors, Mme de Escalante a probablement franchi le lac et est arrivée jusqu’aux Roches Bleues. Elle s’est cachée dans la crevasse. On y arrive difficilement, à travers les broussailles ; il faut être du pays pour le savoir, et il n’y a place que pour une seule personne. Donc, on n’y a pas été en même temps qu’elle… Il m’est revenu tout à l’heure que Mme de Escalante connaissait la crevasse et qu’elle avait bien pu y chercher un refuge. Je crois que je ne me suis pas trompé.

Simone contemplait le gant et la petite cravate avec une telle émotion que ses yeux s’emplissaient de larmes. Martial poursuivit :

– Il n’y a pas deux voies pour en sortir. Le roc est presque partout à pic. Si les bandits l’ont capturée là, ou bien ils ont obtenu qu’elle les suive ou bien ils l’ont traînée sur la pente : la plupart du temps, un seul pouvait la traîner, et à condition d’être rudement fort.

– Il y avait avec eux un homme très vigoureux.

– Je le sais, mademoiselle. Mais quand on est descendu des Roches Bleues, ce n’est pas fini, Pas de chemins. Rien que des méchants sentiers pleins de broussailles et d’épines. La route est à huit cents mètres, qui en valent deux mille. J’ai fureté tout autour avec Loup-Garou et Dévorant, histoire de vous rendre compte. Rien. Sur la route, je ne sais pas : une voiture pouvait attendre.

– Vous n’avez pas eu l’idée de demander aux gens ?

– Oh ! mademoiselle… C’est fait depuis ce matin. À moins d’un miracle, il n’y a que quatre routes possibles… Sur toutes les quatre, y a des maisons et des cahutes. J’ai interrogé les bonnes gens. Personne n’a vu de voitures inconnues, ni l’après-midi ni le soir. Possible qu’il y ait des erreurs. Tout de même, ce serait extraordinaire.

– Hélas ! tout est extraordinaire dans cette aventure, dit rêveusement Mlle de Vaugelade. C’est égal, monsieur Barguigne, on ne pouvait pas faire plus que vous n’avez fait. Tout ce qu’il a été possible de découvrir, vous l’avez découvert. Sans vous, on ne saurait littéralement rien du tout ! Nous ne l’oublierons jamais.

Il eut un geste d’inquiétude. Il craignait qu’elle ne fît allusion à une récompense, et son visage s’assombrit. Mais elle connaissait bien l’errant : elle se borna à lui tendre la main. Il la prit avec un plaisir calme et grave.

– Considérez-vous comme possible que Mme de Escalante soit dans le pays ? demanda-t-elle.

Les sourcils de Martial ne formèrent plus, en se rapprochant, qu’une seule barre velue.

– Dans la forêt ? Il faudrait qu’elle y soit cachée. Je connais quelques cahutes vides. J’en ai visité déjà plusieurs. Je verrai les autres. Y a aussi quelques trous qui peuvent servir de cachette : tous sont bien incommodes. Chez les bonnes gens, impossible. Dans un château, il faudrait des complices riches… ou des domestiques. Je n’y crois pas, mademoiselle.

– Ni moi, fit-elle. Donc, il faut chercher plus loin ?

– Probable. À moins que…, commença-t-il.

Son teint basané prit une teinte ocreuse.

– À moins que ? dit-elle avidement.

Il hésita, puis :

– À moins qu’on ne l’ait ramenée au lac. Il est grand, y a des fonds où c’est difficile de draguer. Je ne crois pas non plus ! Enfin, mademoiselle, je ne lâche rien. Tantôt, au clair de lune, je ferai une tournée par les Trois Sources ; demain nous marcherons ferme, Loup-Garou, Dévorant et moi.

Évidemment, il se passionnait. L’instinct de poursuite était en lui, qui est le grand jeu primitif. Et, malgré sa peine, il y avait aussi de ce jeu exaltant dans l’âme de la jeune fille.

Tandis qu’ils se taisaient, rêveurs, on frappa doucement et une femme de chambre parut.

– C’est Henriot, le garde-chasse, qui voudrait dire un mot à mademoiselle.

– Il est donc de retour ? s’exclama Barguigne.

– Faites entrer, dit Simone. Non, monsieur Barguigne, ne vous retirez pas encore.

Ces paroles de confiance amenèrent un rire silencieux sur les lèvres du sauvage.

Le garde-chasse montra une barbe feuille-morte et des yeux triangulaires. Au repos, il avait un air irrité et plein de méfiance.

– Pardon, excuse, mademoiselle, grommela-t-il. Je suis rentré tantôt, et j’ai trouvé ça.

Il exhibait une enveloppe bleuâtre, qui portait une suscription : Monsieur Michel de Vaugelade. Même à distance, Simone avait reconnu l’écriture de Francisca. Elle prit le pli, le tâta involontairement et le déposa sur une table. Ses yeux étincelaient.

– Où l’avez-vous trouvé ?

– Dans ma boète aux lettres, mademoiselle.

– Fameux ! fit tout bas Martial.

Si la vue même du pli surprenait Mlle de Vaugelade, elle estimait assez naturel qu’il se fût trouvé chez le garde-chasse : il n’y avait qu’à se rappeler les péripéties de la poursuite.

– Je vous remercie, fit-elle gentiment.

– C’est tout ? demanda Martial.

– C’est tout ! riposta le garde d’une voix rauque, mais avec un sourire aimable, car il regardait l’errant comme un allié naturel. C’est pas assez ?

– C’est plus qu’on n’espérait.

Un moment, les regards convergèrent sur le petit rectangle pâle.

À un geste de Simone, Barguigne comprit qu’il fallait la laisser seule.

– On fera route ensemble, dit-il à Henriot. D’autant plus que c’est peut-être pas inutile de causer.

Demeurée seule, Simone saisit fiévreusement la missive. Elle l’observait avec un mélange de peur et d’espérance.

« Puis-je l’ouvrir ? se demandait-elle. Michel ne sera ici que demain, – et d’ici demain !… »

Elle savait bien que Michel ne lui ferait aucun reproche, ni Francisca, si jamais Francisca devait reparaître. Tout de même, elle éprouvait un scrupule presque mystique. Si encore, elle n’avait pas été si curieuse ! Mais la curiosité s’élevait en elle comme un péché et, par réaction, doublait son scrupule.

– Sa vie n’en dépend-elle pas ?

Elle prit un léger coupe-papier et, d’un trait vif, déchira le côté supérieur.

Il y avait une seconde enveloppe. On y lisait : Personnel. Simone sentit qu’elle n’irait pas plus loin. Elle le sentit avec dépit et presque avec colère ; elle se le reprochait en vain : le scrupule était devant elle comme un mur.

La nuit. Sur les baies occidentales s’attardait une lueur de béryl nuée de grenat. Vesper tremblait au-dessus des ramures, et la nuit soupirante, avec ses encens et ses baumes, s’abattait mollement sur les pelouses.

La corne d’une automobile sonna sur la route. Ce ne pouvait être Duguay : il y avait à peine une heure et demie qu’il était parti. Plus probablement, c’était un des Fontane. Dans l’état d’énervement où se trouvait Simone, tout visiteur serait le bienvenu, et les Fontane étaient de bon conseil.

Elle tourna le commutateur, puis elle écouta, endolorie d’impatience. Une voix retentit, qui la fit pâlir : la voix de Michel de Vaugelade ! Elle ne se demanda pas pourquoi il arrivait avec douze heures d’avance ; elle se précipita dans le corridor, haletante, et tenant à la main la lettre de Francisca.

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