XII

À peine Simone avait-elle franchi le seuil de la porte qu’elle aperçut son frère. Il s’avançait au détour du corridor, suivi du valet de chambre. Tragiquement pâle, à la vue de sa sœur, il s’immobilisa, comme saisi d’épouvante. Puis il la prit contre son cœur et l’étreignit désespérément…

Il ressemblait à Mlle de Vaugelade, mais il semblait plus ombrageux et plus grave. Alors qu’elle ne demandait qu’à rire à la vie, il montrait des yeux où l’énergie se nuançait vite d’inquiétude ou de ferveur. Il était de ces hommes qui ne peuvent se passer d’un but : l’entreprise, la lutte, la passion leur sont aussi nécessaires que l’oxygène. Plus naïf que Simone, malgré une expérience supérieure, il s’exaltait vite et ne devait jamais s’adapter aux trahisons du sort et des êtres.

– Est-ce possible ! murmura-t-il d’une voix sourde.

Ses larges yeux gris exprimaient un désespoir insondable ; des sanglots contenus soulevèrent ses côtes. Il se laissa entraîner dans le salon, et quand ils furent seuls, il demanda :

– Qu’est-ce qu’on sait ?… Qu’est-ce qu’on a fait ?

Comme il avait appris peu de chose, hâtivement, elle s’efforça de lui narrer l’aventure avec concision et clarté. Il écoutait, pantelant d’angoisse, de tendresse et de fureur. Quand elle eut fini, il demeura un instant muet. Tout son grand corps grelottait, comme saisi par un froid glacial ; puis il poussa un cri éclatant.

– S’ils l’ont tuée, malheur à eux ! Ils mourront. La survie de ses assassins serait un sacrilège et une abomination.

Une énergie formidable contractait son visage. Puis il s’effondra, secoué de rauques sanglots.

Simone le regardait, saisie d’une pitié immense. Elle savait bien qu’il aimait Francisca, mais elle avait cru que c’était d’un amour de jeune homme, qui finirait par se convertir en tendresse. Devant cette douleur orageuse, elle concevait une passion farouche et indestructible.

Homme d’action, il se redressa vite. Ses yeux chauds de larmes commencèrent à lire la lettre que lui avait adressée Mme de Escalante. Quand il l’eut parcourue, il la reprit une deuxième fois et, silencieusement, il la passa à Simone. Elle lut :

« Mon cher Michel,

» Vous savez que je crois aux avertissements mystérieux que nous donne la destinée : j’ai la certitude que je vais courir de graves dangers, des dangers inévitables, qui me frapperont, quoi que je fasse. Il me semble même que je suis en danger de mort. J’aime la vie à cause d’elle-même, à cause de vous et de Simone, qui êtes de délicieux compagnons de route et, en tout temps, il m’aurait été pénible de périr. Mais j’ai un motif nouveau de bonheur, qui rend plus cruel les périls qui me menacent, et qui veut aussi que je prenne des mesures exceptionnelles. J’ai donc refait mon testament : je vous lègue tout, mon cher Michel, à vous et à Simone, sachant que vous exécuterez ma dernière volonté, sans que j’aie à ajouter aucune clause officielle aux papiers que j’ai remis à mon notaire. Quoi qu’il arrive, vous garderez pour vous deux le quart de ma fortune mobilière : je le veux. Ensuite vous remettrez trente mille francs à chacun de mes serviteurs et servantes. Le demeurant qui s’élève à environ sept millions, et à quoi il faut joindre ma terre des Éperviers, mon domaine de Franquemont, ma maison de l’avenue du Bois-de-Boulogne, fera retour à mon héritière naturelle. J’ai cru jusqu’à présent que cette héritière était Micaëla, mais il est à peu près certain aujourd’hui que ce sera ma fille Rosario. Vous savez que je la croyais morte, et il n’y avait pas la moindre raison pour ne pas le croire. Sa mort n’avait présenté aucune particularité suspecte ; elle fut seulement plus douloureuse, parce qu’elle survint pendant que j’accompagnais mon mari, alors malade, lors d’un voyage indispensable aux États-Unis. Quand nous revînmes, je fis en sorte de revoir le corps : il ressemblait incontestablement à celui de Rosario, mais avait subi des changements qui ne permettaient pas une reconnaissance minutieuse ; d’ailleurs, nous n’avions aucun motif pour soupçonner ni les êtres ni les circonstances. Et, quoique j’eusse eu je ne sais quel doute obscur, je ne pensai jamais par la suite à Rosario que pour la pleurer… Or, je viens de recevoir une lettre qui éclaire le passé et change la signification de toute mon existence, Cette lettre émane de la veuve d’un ancien serviteur des Escalante, et en voici la traduction :

« Madame,

» Avant de mourir, mon mari, Ramon Arcos, m’a confessé qu’il avait enlevé votre fille Rosario et qu’il lui avait substitué le corps d’une morte. Il n’est pas entièrement responsable de cette mauvaise action : elle lui fut commandée par une personne qui avait un grand pouvoir sur lui. Jamais il n’a voulu me dire le nom de cette personne, ni même si c’était un homme ou une femme. Je vais partir pour l’ Europe : je vous apporterai votre petite Rosario. Vous la reconnaîtrez, tellement elle ressemble à son père, et vous pardonnerez à Ramon, qui a voulu réparer son crime et s’en est amèrement repenti. Il m’a dit aussi d’être prudente, parce qu’il y avait du danger. »

» Cette lettre est datée de Montevideo ; elle ne porte aucune adresse : vous comprendrez, mon cher Michel, dans quelles transes mêlées de joie je vis depuis plusieurs jours. Je recopie ma lettre, et j’en déposerai le double chez mon notaire, à qui je donnerai les indications utiles.

» Malgré mes pressentiments, j’ai presque la certitude de vous revoir, mais je me sens contrainte de prendre les précautions les plus minutieuses. »

*

* *

– Ses pressentiments, fit tout bas Michel, lui ont vraisemblablement été suggérés par la dernière phrase de la veuve Arcos.

– Et surtout par l’événement même, répondit sur le même ton Simone. Car il renferme à coup sûr une menace… et pour une imagination aussi sombre…

– Mais pourquoi Francisca est-elle allée dans la forêt ?

– Par fatalisme !… Elle ne devait pas s’y croire en danger plutôt qu’ailleurs.

Dans le silence frémissant qui suivit, Michel ne cessait de voir les profondes futaies où s’était accompli le drame. C’était sa forêt, sauvage et vénérable, âpre et douce : il ne pouvait concevoir qu’elle eût été funeste à Francisca.

Il dit soudain :

– Qu’est-ce que tu crois ?

Car, comme beaucoup d’hommes énergiques, il avait confiance dans l’intuition féminine. Elle hésitait. Craignant également de le désespérer et de lui préparer une déception, elle prit un moyen terme.

– Les chances sont grandes ! Songe que sa trace est perdue… que rien, absolument rien ; n’indique qu’elle ait péri dans la forêt.

Il ne demandait qu’à se laisser piper par l’espoir ; un besoin d’action s’élevait en lui, si âpre et si violent qu’il ne devait céder que devant la pire évidence.

– Y a-t-il ou n’y a-t-il pas connexité entre la lettre de la veuve de Ramon et la disparition de Francisca ?… Et quelle connexité ? Je ne puis croire que cette femme ait écrit à quelque autre personne qu’à notre amie… surtout à l’ennemi.

– Je ne crois pas non plus qu’elle l’ait fait ! Mais…

– Mais quoi ?…

Simone secoua doucement la tête. Cent idées s’y heurtaient, qu’elle ne parvenait pas à mettre en ordre. Loin de s’éclaircir, l’affaire s’était, en somme, obscurcie. On ne savait pas même à quels mobiles avait pu obéir celui ou celle qui avait voulu la substitution. Problème d’argent ou vengeance ? Si c’était une vengeance, quelles ténèbres devant son origine ! Si c’était un problème d’argent, dix hypothèses étaient plausibles.

– Personne n’avait intérêt à la mort de notre amie ! fit péremptoirement Michel, dont l’imagination suivait des voies parallèles à celles que suivait la pensée de Simone.

– Au moins en apparence ! concéda la jeune fille.

À table, ils se trouvèrent avec M. Dubard, qui avait accepté à dîner. Michel ne mangea pas. Simone guère, mais M. Dubard savourait avec intelligence cette joie sûre qui accompagne la mastication des mets savoureux.

Il émettait, par intervalles, des paroles positives et ne décourageait aucune des hypothèses que suggérait le jeune homme.

– Croyez-vous qu’on arrête rapidement Tenaille ? demanda celui-ci au moment où neuf heures sonnaient à l’horloge des Éperviers et à la tour des saints Michel et Nicolas.

– C’est l’affaire de Duguay, répondit le juge en sucrant ses fraises. Je lui ai donné les ordres nécessaires. Mais…

– Je crois que le voici ! dit Simone qui, depuis un moment, semblait distraite.

La porte s’ouvrit. À côté de Jacques, on aperçut le visage glabre du détective.

– J’ai eu de la chance, annonça-t-il.

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