XIII

M. Dubard fronçait les sourcils, pour le principe. Bénévole jusqu’à l’indifférence, il jugeait pourtant qu’il faut toujours user, moralement, de ce bâton de longueur dont parle la Bible, et qui tient les inférieurs à distance. Mais Duguay connaissait son rang et s’y tenait : il demeura debout, respectueusement, attendant qu’on le questionnât.

M. Dubard garda le silence, jusqu’à ce que le maître d’hôtel eût quitté la salle à manger, puis :

– Vous avez eu de la chance, dites-vous ?

Et il attendit la réponse, en triturant, avec méthode et sensualité, une bouchée de fraises.

– D’abord, fit le détective, j’ai pu parler avec Fèvre, qui me comprend à demi-mot. Ensuite j’ai appris que Tenaille est à Paris et qu’une affaire récente permet de l’arrêter sans attirer l’attention sur la nôtre… ce qui me paraît assez utile… en attendant. Troisièmement, Tenaille s’est mis en ménage avec une jeune délinquante que nous connaissons… et dont il est fou. S’il a fait « de la confidence » elle est capable de parler.

Michel écoutait, les yeux étincelants. Mais M. Dubard ne sacrifiait pas une bouchée. Fidèle à sa méthode, il laissait pisser le mérinos.

– Ce sont des gens taillables et arrêtables à merci ! approuva-t-il avec un sourire. Je ne vois, par suite, aucun inconvénient à ce qu’on s’en assure. Mais ne nous emballons point. L’affaire s’est encore compliquée pendant votre absence.

Il y eut une pause. Le maître d’hôtel avait reparu et, ayant versé du champagne, se mit à passer le dessert M. Dubard choisit des pruneaux fourrés, pour lesquels il avait un petit culte, et un de Lesseps qu’il croquait avec prudence :

– Je laisse à M. de Vaugelade le soin de vous mettre au courant, reprit-il quand le domestique se fut éloigné pour aller prendre les rince-bouche. Rien ne presse. Car il n’y a évidemment plus rien à faire avant le matin. À moins que vous ne croyiez votre présence nécessaire à Paris.

– Je ne crois pas qu’elle le soit immédiatement, monsieur le juge. Même si je changeais d’avis, je ne pourrais pas partir avant cinq heures du matin ; l’horaire des trains s’y oppose.

– Cela étant, on vous renseignera un peu plus tard, dit le juge, en faisant un petit signe aimablement autoritaire, à la suite duquel Duguay se retira.

D’ailleurs il avait besoin de casser une croûte.

Une heure plus tard, Michel et Simone conféraient avec le détective. Il était de bonne humeur : l’affaire prenait une tournure compliquée qui l’excitait :

– Le rôle de Tenaille et consorts semble désormais bien déterminée : quelqu’un s’est servi d’eux pour des fins inconnues. Et ce quelqu’un est particulièrement troublant. Car la connexité entre la mort de Ramon Arcos, la lettre de la femme et l’attentat contre Mme de Escalante a quelque chose de prodigieux. Tout d’abord, ce quelqu’un est en Europe.

– Ou un complice, suggéra Michel.

– Ou un complice… j’allais le dire, mais je préfère que vous l’ayez dit avant moi. Ensuite, ce quelqu’un a eu un intérêt plutôt soudain à accomplir son forfait. Et quel intérêt ? Les hypothèses foisonnent. Primo, Ramon Arcos, se sentant mourir, a pu prononcer des paroles imprudentes… ou écrire à celui qui lui avait commandé la substitution. Motif : le remords. Secundo, le criminel n’a pas osé toucher à Mme de Escalante pendant la vie de Ramon Arcos, qui, saisi d’horreur, pouvait le dénoncer. Tertio, le criminel traversait une crise, qui l’a déterminé à l’action, et alors la mort d’Arcos devient un épisode subsidiaire. Quarto, le criminel a eu vent de la lettre écrite par la veuve… Mais passons. Car aucune de ces conjectures n’a, provisoirement, d’importance. Il faudrait savoir d’abord la raison pour laquelle a été faite la substitution. Vous avez très bien vu qu’il ne pouvait y avoir que deux motifs : la vengeance ou l’intérêt. Mais un élément personnel pourrait aussi éclairer l’affaire : la folie. J’entends une folie mitigée… une idée fixe qui laisserait à peu près intacte les facultés générales du maniaque. J’ai eu, il y a deux ans, une affaire qui offrait des analogies avec la vôtre… une affaire qui paraissait inexplicable. Et, en effet, normalement, elle l’était : le délinquant était un fou. Plus nous irons, plus la folie interviendra dans les crimes ; elle s’étend dans les mêmes proportions que les suicides. Toutefois, il convient d’examiner d’abord à fond les hypothèses logiques.

Duguay s’interrompit et parut un moment rêveur. Ses yeux avaient pris cette apparence dépolie qui leur ôtait toute autre expression que celle d’une sorte de sommeil.

– Vous m’avez affirmé, reprit-il, que personne n’avait intérêt à la mort de Mme de Escalante… Sa nièce, Mme Micaëla de Vargas est très riche et vous la croyez, d’ailleurs…

– D’une honnêteté absolue ! interrompit énergiquement Simone. Puis, elle a vingt-deux ans, et la substitution remonte à l’époque où elle en avait seize.

– Oh ! je ne l’ai pas un instant soupçonnée ! reprit le détective. Quelqu’un d’autre a pu avoir antérieurement intérêt à la mort de Mme de Escalante. Les parents de Mme de Vargas ont-ils toujours été riches ?

– Non ! Mais ils sont morts avant la substitution.

– Les parents éloignés ?

– Ils auraient d’abord dû se défaire de Micaëla !

– Actuellement !… Mais à cette époque ? Comprenez-moi bien… On a pu supprimer l’enfant, et avoir l’intention de se défaire ensuite des autres obstacles. Des événements ont pu s’y opposer.

– Non, reprit Michel. C’est impossible. Les seuls parents qui pouvaient espérer l’héritage dans ces conditions sont trop riches.

– Alors, fit le détective, en levant à demi les bras, réservons la question d’intérêt. La vengeance ?

– Nous ne connaissons aucun ennemi, ni dans le présent, ni dans le passé, à Mme de Escalante.

– Diantre ! Ni à M. de Escalante ?

Michel et Simone se regardèrent : ils ne savaient pas.

– Remarquez, fit Duguay, que toutes les questions que je viens de poser pour Mme de Escalante se posent à propos de son mari. Car, enfin, lors de la substitution, il vivait encore.

– Mais lui n’avait plus d’autre parent qu’un cousin veuf, sept à huit fois millionnaire.

– Ah ! grommela Duguay, avec une nuance d’énervement, c’est compliqué à outrance ! L’hypothèse du fou ou de la folle n’est plus au dernier plan.

Il retomba dans sa rêverie. Par la fenêtre entr’ouverte, on voyait s’élever une lune de nacre au-dessus des cimes tremblotantes du parc. Une odeur de volupté et de béatitude s’élevait des parterres ; la grande nature était pleine d’une joie féconde ; dans la sécurité immense qui semblait traverser l’espace, monter de la terre et descendre des astres, l’idée de la mort s’évanouissait.

– Il n’est pas possible qu’elle ait disparu ! soupira Michel.

Il s’était levé, son regard se perdait vers la forêt lointaine ; son cœur s’était mis à battre avec une telle force qu’il n’entendait plus la voix de l’inspecteur qui déclarait :

– Il faudra que j’aille à Paris.

– Mais croyez-vous, demanda Simone à voix basse, croyez-vous que nous la reverrons vivante ?

– Elle a pu s’échapper, répondit Duguay, évasif.

Elle insista :

– Ou bien on l’a enlevée !

Il ne le croyait pas. L’affaire n’était déjà que trop mystérieuse. Si l’on y joignait encore un enlèvement, elle devenait fantastique.

– Ce n’est pas impossible ! fit-il pour ne pas inquiéter vainement la jeune fille… Ah ! si on pouvait supposer une affaire passionnelle !

– Comment une affaire passionnelle ?

– Mme de Escalante était… est très belle, n’est-ce pas ?

– Très belle.

– Et très captivante ?

– Oui.

– Alors, qui sait ? Le fou peut être un amoureux.

En ce moment, Michel quitta la fenêtre et demanda :

– Tu m’as dit, Simone, que Martial devait visiter ce soir les Trois-Sources ?

– Oui.

– J’y vais. Il faut que la forêt me dise son secret.

Une foi soudaine lui était venue, inspirée par sa jeunesse, par son amour, par la nuit d’été, par cette ferveur qui anime les hommes d’action et sans laquelle notre race se mourrait de lassitude et de découragement.

– N’y va pas seul ! s’écria la jeune fille.

Il hésita, contrarié. Tout autre compagnon que Martial lui était désagréable : il désirait courir librement dans sa forêt ; il y démêlerait mieux ce qu’il lui fallait faire. Toutefois, pour ne pas contrarier Simone, il allait céder, lorsque des abois s’entendirent au fond du parc. Quelques minutes plus tard, deux corps fauves, deux silhouettes de loup s’esquissèrent à l’orée :

– Loup-Garou ! cria Michel… Dévorant !

Les bêtes agiles accouraient en grondant, car elles rendaient à Michel le même culte obscur et passionné qu’elles rendaient à Martial Barguigne.

Tandis qu’il les caressait, leur maître se montrait à son tour. Dès qu’il fut proche, Simone et Duguay devinèrent que Martial avait fait quelque nouvelle découverte…

Un petit homme trapu et difforme le suivait à distance.

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