XIV

Michel serra vivement la main de l’errant et celui-ci rendit l’étreinte avec une joie évidente mais sans timidité. Une âpre affection unissait ces deux hommes. Leurs mentalités, si dissemblables dans l’ensemble, se rejoignaient dans une même passion pour la forêt. Ils avaient vécu ensemble dans le pays des arbres, par le vent, par la pluie, par le soleil, par les nuits sans astres, par les matins exaltants de l’avrillée, par les divins étés, l’automne rousse et les grands hivers blancs. Personne ne connaissait aussi bien que Michel l’âme sauvage de Martial.

– Quelle trouvaille nous apportez-vous ? intervint le détective.

Martial montra le petit homme trapu et difforme qui arrivait en clopinant. Les rais de la lune éclairaient un visage triangulaire et hideux, mais non antipathique.

– C’est lui qui apporte la trouvaille, répondit le rôdeur.

Le petit homme ôta un chapeau de paille aux ailes déchiquetées et marmonna :

– Étienne Chefneux, trimardeur pour vous servir… et pas plus méchant qu’un autre.

Un rire sardonique retroussait sa lèvre plantée d’un poil pareil à du tabac pour cigarettes.

– Si ça peut vous être utile, v’là ce que j’ai vu. Faut vous dire que je m’étais endormi, hier vers les quatre heures, dans la forêt, pas loin d’un endroit que monsieur (il montra Martial) nomme les Roches-Bleues. J’étais dans une manière de fourré. Quand j’ai ouvert les yeux, une couple d’heures plus tard, j’ai vu un type qui passait dans l’éclaircie. Dans not’ métier, on a toujours l’œil. J’aurais de toute façon reluqué le type, puis j’y aurais plus pensé. Seulement, il portait un masque de toile. Je me suis dit : « C’est pas pour des prunes ! » Il s’est arrêté pas loin de moi. Je pense qu’il avait dû courir : il soufflait. Il a relevé son masque un moment, pour se donner de la fraîcheur, que je suppose. Puis, il s’est remis en route. C’était un homme bas sur pattes et assez large, un trapu, quoi !

Il jouit un moment de l’intérêt que son récit éveillait chez le bourgeois et reprit :

– Quand je suis sorti de mon fourré, il était loin, et j’avais plus envie de casser ma croûte que de le suivre. J’y pensais plus beaucoup, ce tantôt, lorsque j’ai revu mon homme près de cet autre endroit que monsieur nomme les Trois-Sources.

– En êtes-vous sûr ? cria impétueusement Michel.

– Une supposition qu’on l’aurerait photographié… eh bien ! m’sieu, ces mirettes et la photographie, je parie que c’est mes mirettes qu’auraient gardé la meilleure ressemblance… C’est seulement pour dire !

Duguay ne douta guère de la véracité ni de la mémoire du petit homme, qui avait ces yeux saillants, ces yeux en billes, qui happent les images et les fixent inaltérablement.

– En chasse ! gronda Michel.

– Et quoi pour ma peine ? soupira le trimardeur.

Le jeune homme fouilla dans sa poche et ramena deux louis.

– Mince qu’on va s’envoyer un gueuleton ! ricana Étienne Chefneux.

Le détective était rêveur. Cette nouvelle complication le prenait par surprise : parce que Tenaille était à Paris, il semblait certain que ses complices l’y avaient accompagné. La présence de l’un d’entre eux dans le pays changeait de nouveau le plan de campagne.

– Après tout, c’est mieux ainsi ! conclut Duguay après un silence.

Et se tournant vers Michel :

– Allons-y !

Une nuit d’argent et de saphir sur la lande. À peine s’il soufflait une brise faible et tiède, qui s’assoupissait par intermittences. La lune, faiblement écornée, était déjà toute sur l’Orient et la lande semblait enchantée. Ses plantes âpres, ses arbres rabougris, ses mares, ses îlots de terre pierreuse, prenaient une douceur merveilleuse dans la nuit d’été. Mais c’était une douceur des âges anciens, fiévreuse, qui évoquait nos frêles aïeux frissonnants devant l’immense nature. Un groupe de quatre hommes se dissimulait parmi les saules, au bord d’une petite mare. L’un d’eux, à l’aide d’une longue-vue, inspectait surtout l’objectif vers une lointaine cahute, faite de planches pourries et vaguement maçonnée avec de la boue sèche.

– S’il est dans la hutte, il n’a pas bougé ! finit-il par dire.

– Il y est sans aucun doute ! affirma un deuxième. N’est-ce pas, Martial ?

– J’en réponds, monsieur Michel ! fit le coureur des bois avec un hochement de tête.

Il fit entendre un son cristallin qui imitait parfaitement la voix du crapaud, et on vit, à environ cent mètres, la tête d’un chien s’élever parmi des bruyères.

– Dévorant veille.

– Je le vois bien, répondit le premier personnage, mais je n’entends pas le langage par lequel vous communiquez ensemble.

Il y avait plus d’une heure que le détective, Michel de Vaugelade et Martial Barguigne s’occupaient de cerner le récidiviste. On savait qu’il avait dû se réfugier dans la cahute abandonnée. Une reconnaissance de Martial, qu’il avait organisée à la manière d’un Peau-Rouge ; l’attitude de Loup-Garou et de Dévorant ne laissait sur ce point aucune incertitude.

Il s’agissait de le surprendre ; il s’agissait aussi de ne lui laisser aucune chance de fuite.

Dans la lande même, il semblait que ce fût facile : de toute manière, les chiens retrouveraient la piste. Mais il y avait, au sud-est, non loin de la hutte, une grande tourbière.

Elle n’était pas praticable, quoique entrecoupée d’îlots asséchés ; ceux qui s’y engageaient n’avaient que la ressource de rejoindre la rive. Il y existait pourtant une sorte de chaussée étroite par où des hommes avertis pouvaient rejoindre la terre ferme. C’était à la corne nord de la tourbière. Une crête de granit s’y dressait, de-ci, de-là interrompue ; les habitants du pays avaient jeté des ponceaux sommaires pour assurer sa continuité. Si le bandit découvrait cette issue, l’étroitesse de la chaussée lui donnerait de grands avantages, et si, par surcroît, il avait l’idée de démolir un ponceau, – chose facile, – il prendrait une avance considérable, car il faudrait le poursuivre en contournant la corne. Aussi, de commun accord, le détective, Michel et Martial avaient résolu de faire couper cette ligne de retraite ; dans ce moment même, trois hommes vigoureux se glissaient parmi les saules et les roseaux.

– Nos hommes approchent du but, remarqua Michel, qui maniait à son tour la longue-vue ; avant un quart d’heure, nous pourrons agir.

Il parlait d’une voix fébrile ; il tendait de toutes ses forces vers une issue qui, cependant, l’épouvantait.

Le quart d’heure passa et Martial fit à voix basse :

– Messieurs, nous pouvons partir… la retraite est coupée…

– Je suis d’avis de mener les choses rondement, riposta le jeune homme… d’autant plus que nous ne pouvons sortir d’ici sans être en vue. S’il veille, à nos premiers pas, nous serons dénoncés… S’il dort, il suffira que nous fassions aussi peu de bruit que possible.

Il sortit le premier de sa retraite. Sa silhouette se dessina précise sur la lande, sous la lune claire. Ce fut le signal : les quatre hommes et les deux chiens convergeaient silencieusement vers la cahute.

D’abord, rien ne bougea dans la masure. Puis, un personnage trapu et bas sur pattes apparut, tourna rapidement le visage dans toutes les directions et poussa un grognement. Un autre homme surgit, si pareil au premier par la stature et la démarche que, de loin, on eût dit des jumeaux. Tous deux prirent le galop : Martial, Michel et Duguay regardaient fuir ces silhouettes avec stupéfaction :

– J’ai vu des affaires ténébreuses, oui, marronna le détective. Mais tout de même !…

– On dirait, remarqua Martial, qu’ils connaissent le passage.

Après un moment, Michel acquiesça :

– Ils le connaissent !

Les deux fugitifs venaient de s’évanouir comme des « téléplasmes ». Mais Martial connaissait, lui, les lieux aussi bien que les ancêtres sauvages. Il n’eût qu’à écarter des broussailles ; la terre s’ouvrit et, Michel ayant allumé des lanternes électriques, chiens et hommes s’élancèrent dans le pays des cavernes…

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