XV

Après une dizaine de minutes, les fugitifs et les poursuivants se retrouvèrent en plein air. Les premiers avaient de l’avance, mais comme cette avance diminuait continuellement, l’un d’eux s’engagea vers la droite, tandis que l’autre filait à gauche parmi des rocs, beaucoup moins vite que son compagnon. Il finit même par s’arrêter, comme s’il attendait les traqueurs.

– Monsieur Michel, demanda Barguigne, est-ce que vous tenez à les avoir tous deux ?

– Oui, fit résolument le jeune homme ; le fait qu’un seul des deux s’arrête m’inspire de la méfiance !

– Alors, je vais amuser celui-ci et vous continuerez la poursuite avec Dévorant et Loup-Garou. Faut pas les lâcher sur l’homme, monsieur, à moins que ce ne soit indispensable.

Michel eut un mélancolique sourire :

– Je les connais ! fit-il. Je sais comment leur parler pour qu’ils tournent autour du bandit, n’attaquent pas sans mon ordre. Mais vous, que comptez-vous faire ?

– Je compte lui offrir la bataille à ma manière, monsieur. J’ai tout ce qu’y faut sur moi. D’abord, j’essayerai de ne pas l’abîmer. Je lui ferai le coup de la veste et du nœud coulant. Vous ne voulez pas de la corde ? J’en ai un bon rouleau.

– Voilà mes cordes ! riposta Michel en montrant ses poings.

– Oh ! je sais, monsieur. Méfiez-vous seulement des pièges.

– Avec Loup Garou et Dévorant ?…

Tout en parlant, les deux hommes s’étaient avancés. Quand ils furent à une centaine de mètres du drille qui attendait, Michel et Martial parlèrent aux bêtes ; elles divergèrent et s’en furent reprendre la piste.

Puis Martial marcha vers l’homme. Celui-ci n’avait pas bougé… Dès qu’il eut compris la tactique des poursuivants, il esquissa un mouvement offensif, puis il battit en retraite. Martial le suivait en batteur d’estrade, avec une vitesse réglée sur la vitesse de la fuite. Il gagnait du terrain, mais lentement. À mesure que la distance décroissait, il lui semblait reconnaître la silhouette. Ce n’était pas une silhouette familière ; à coup sûr, il ne l’avait pas aperçue depuis de longues années.

– Est-ce que je ne l’ai pas vu dans le temps ? grommela Martial. Alors, ce serait Martin. Un braconnier qui savait se servir de son fusil.

L’homme portait une carabine en bandoulière. Quand il eut dépassé le mamelon, il coupa vers l’ouest ; il parut bientôt évident qu’il reprenait le chemin de la Tourbière, mais presque à l’opposite de la Corne.

Martial accéléra son allure en cessant de suivre le fugitif en ligne droite. Au bout de dix minutes, le rôdeur avait sans doute réussi sa manœuvre, car l’homme s’arrêta de nouveau et lentement, détacha sa carabine.

– C’est bien Martin ! s’affirma le poursuivant…

Dans la lueur lunaire, il apercevait distinctement un visage large, couvert d’un poil sombre, mais il discernait mal le ricanement maniaque qui retroussait la lèvre.

Martin venait d’épauler.

– À trois cent mètres, au clair de lune, ce serait un joli coup ! fit Martial.

La détonation éclata, au moment précis où le rôdeur se laissait couler dans un pli du terrain. Il rampa parmi les fougères jusqu’à ce qu’il fût au bas d’une faible éminence, qu’il contourna. Et il revit Martin, à la même place, qui scrutait attentivement le site. Le drille n’aperçut le rôdeur que lorsque celui-ci eut atteint une petite mare que bordaient des saules et une oseraie. En se glissant parmi les végétaux, Martial gagna cent toises. Mais, pendant ce temps, l’autre avait repris sa course vers la Tourbière. Il fallut de nouveau lui couper le chemin, ce qui demanda plus de dix minutes.

– Prends garde ! hurla alors le bandit. C’est peau contre peau !… Si tu me manques, je ne te manquerai pas !

Le lieu était morne et tragique. Des bruyères alternaient avec des pins rabougris et des îlots de broussailles. Martin se trouvait au bord d’un de ces îlots, Martial avait pour s’abriter un bloc de granit, où l’on apercevait une vague inscription latine.

La voix du braconnier s’élevait rauque et puissante comme le beuglement d’un bison :

– Merci tout de même ! clama railleusement Martial.

Ils s’observèrent un moment, avec calme et vigilance. Aucune surprise ne semblait possible. Si l’un d’eux faisait mine d’épauler son fusil, l’autre pouvait instantanément se dérober. Derrière son bloc, le coureur des bois serait à l’abri des balles ; dans sa broussaille, le malandrin deviendrait invisible.

– Pourquoi que tu te mêles de mes affaires ? cria encore Martin. T’es pas un bourgeois !

– Je suis pire ! riposta Martial.

Le bandit avait insensiblement remonté la main qui tenait la carabine ; il épaula d’un geste rapide :

– Coucou ! ricana Martial, déjà recroquevillé à l’ombre de sa pierre.

Martin se garda bien de gaspiller ses cartouches. L’errant éjaculait :

– Si c’est tout ce que tu as dans ton sac, tu peux préparer tes guibolles.

Il y eut une longue pause. Martin avait disparu dans la broussaille. Martial veillait, son arme prête et, par intermittences, scrutait le paysage. Il examinait aussi une nue fine qui se dirigeait vers la lune.

À la fin, il tira de sa poche un sachet de couleur bise, qui servait à divers usages et se mit à le remplir d’herbes et de lichen barbu. Ensuite, ôtant son chapeau, il le fixa sur le sachet bourré. Très lentement, il poussa le tout vers la gauche de la pierre, où il y avait une sorte d’échancrure.

Le nuage commençait à faire pâlir le clair de lune.

Une détonation retentit. Martial poussa un long cri funèbre. Le chapeau roula sur le sol ; le sachet eut comme un soubresaut :

– Un rude coup de fusil ! chuchotait le rôdeur avec approbation. Ils sont rares ceux qui en feraient autant.

Il contemplait les déchirures par où la balle était entrée et ressortie.

Le silence reprit, un silence pareil à celui des grandes solitudes. Martial s’était glissé vers la droite, d’où il pouvait épier la retraite de Martin sans être aperçu lui-même. Pendant dix minutes, celui-ci ne fit aucun mouvement. Tapi dans la broussaille, tous ses sens en éveil, il guettait. À peu près aussi sauvage que Martial, il jouissait d’une ouïe de loup et de prunelles d’émouchet. Il croyait avoir atteint le but. La chute du chapeau, le cri funèbre, le mouvement spasmodique de ce qu’il prenait pour la tête de l’adversaire, le sentiment de son adresse, tout dispensait au braconnier une conviction parfaite. D’autre part, il ne soupçonnait pas la ruse qui l’avait leurré ; ce n’était pas une ruse selon sa manière. Il ne l’avait jamais vu pratiquer et, peu imaginatif, ne tenait compte que de son expérience – expérience variée d’ailleurs et abondante. Tout de même, il se méfiait, par nature d’abord, par habitude ensuite.

– Est-ce qu’il est mort ? Est-ce qu’il est seulement blessé ?

Aucun bruit. Par intervalle, un souffle si faible qu’il fait à peine frémir la broussaille… Martin songe au cri qu’à poussé le rôdeur. Si la blessure avait été légère, il n’aurait pas fait entendre une telle plainte… Il doit être mort, évanoui ou trop faible pour combattre.

– Faut en finir ! grommelle le malandrin.

Il se dresse, il fait un premier pas, non vers la pierre, mais dans la direction opposée. Puis, il hésite. Le sentiment qui l’entraîne est trop complexe pour qu’il y réfléchisse : il veut voir son travail. Après avoir bien tendu l’oreille, il se tourne, il marche délibérément vers le bloc, la carabine prête, la prunelle attentive. Après tout, l’autre ne peut tirer sans se découvrir, et s’il se découvre il lui faudra un moment pour viser et tirer…

À mesure qu’il avance, Martin se rassure. Quand il n’est plus qu’à une vingtaine de mètres de la pierre, son âme brutale n’a plus de crainte : tout doute s’évanouit ; l’adversaire a succombé ou est réduit à l’impuissance. Toutefois, Martin ralentit ; son arme est épaulée ; à la moindre alerte, il n’aura qu’à tirer, comme il a cent fois tiré sur la bête débusquée. Le voilà à dix pas, à cinq pas… Une dernière fois, il s’arrête… Quelque chose a bougé. Une forme vague surgit, Martin tire et tout soudain se sent pris aux jambes, trébuche et s’étale.

Avant qu’il ait le temps de se reconnaître, une poigne s’abat sur sa gorge :

– Hein ! Peau pour peau, ricane l’errant.

Et d’un coup de poing énorme, en plein nez, il étourdit le drille :

– Le chapeau… la veste… et la corde !

Martin se débat obscurément, ses narines saignent à gros bouillons, et Martial continue à enrouler la corde qui a pris le vaincu aux jambes…

– Un de réglé ! murmure-t-il.

Il scrute l’horizon, avec la vague espérance d’aider à la capture du second bandit. L’étendue est déserte… Dévorant et Loup-Garou sont trop loin pour se faire entendre.

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