XIX

L’homme s’était arrêté, méfiant. Il tournait de tous côtés un énorme visage couvert d’un poil gris et rêche, qui figurait exactement le poil du sanglier. De petits yeux triangulaires scintillaient entre des cils roides ; le nez affectait presque la forme d’un sabot et la lèvre retroussée découvrait une solide denture jaune, où les canines saillaient ainsi que des canines de vieux léopard. Le masque était convulsé, farouche et dément.

Martial alla à sa rencontre ; l’autre fit un geste de défense et ses prunelles s’emplirent de fureur sournoise.

– Qué que tu veux, l’homme aux bêtes ? cria-t-il.

Loup-Garou et Dévorant s’étaient glissés furtivement des deux côtés.

– Je te veux pas de mal ! répondit Barguigne. Tu me connais, Mazargues, je ne veux de mal qu’à ceux qui m’ennuient. Alors, je vas te donner un conseil, et puis un bon ! Dis la vérité sur la bague.

– La bague ! clama le solitaire, dont les poings velus se levèrent… Qué que tu veux dire ?

La tête hagarde oscillait comme une branche dans l’ouragan.

– Tu le sais bien ! reprit insidieusement le rôdeur. Vois comme tu trembles ! Crois-moi, dis la vérité. Si tu ne la dis pas, ton affaire est sûre. Si tu la dis, y aura voir une récompense.

Marzargues continuait à grelotter ; la haine, le vertige, la rage de la bête tombée dans la trappe apparaissaient sur ses traits bestiaux. Il reprit dans un grondement :

– T’es entré chez moi ?

– Je ne te le fais pas dire. C’est comme si tu avais avoué que tu avais la bague. Faut dire maintenant d’où elle vient, faut le dire, ou bien, pas de doute, tu iras moisir en prison, et tu penses si on finira par savoir tout de même.

– T’es pas un juge !

– Non ! répondit Martial d’un air mystérieux. Aussi je ne l’ai pas dit de me parler à moi, mais à ceux qui vont venir, qui t’ont entendu et qui savent que tu avais la bague.

– Y m’ont entendu ! fit le solitaire avec ahurissement.

– Y t’entendent !

Martial fit un signe ; des branchages frémirent ; le détective et Michel se montrèrent à leur tour. Leur apparition troubla jusqu’au tréfonds la mentalité chaotique de Mazargues. Il connaissait Michel et le redoutait ; il ne douta pas que Duguay, avec son bizarre visage glabre, ne fût un juge.

– Où avez-vous pris la bague ? fit celui-ci de la voix dont il cuisinait les criminels à mentalité simple.

– Qué qu’on me fera ? demanda l’autre avec une épouvante d’enfant.

L’inspecteur le considéra un moment en silence, en faisant cet œil fixe et rond à l’aide duquel les commissaires de police hypnotisent les naïfs. Il avait tout de suite classé Mazargues : si cet homme savait quelque chose l’aveu jaillirait infailliblement de sa bouche.

– Si vous n’avez rien fait à la dame des Éperviers, on ne vous fera rien non plus ! risqua-t-il.

L’épouvante tomba en quelque sorte de l’énorme visage, comme un voile.

– Rien ?

Duguay secoua la tête. Il se sentit certain que le solitaire était étranger au drame : au reste, il l’eût parié avant même de sortir de sa retraite. Une brute de cette épaisseur ne pouvait être utilisée que par raccroc.

– Rien ! affirma encore l’inspecteur. Il y aura même de l’argent pour vous.

– Vous aurez cent francs ! ajouta Michel.

– Cent francs !

À cette manière de gorille, la somme semblait aussi fantastique qu’un million. Il n’avait aucun moyen d’en calculer la valeur vraie : il savait seulement que ça pouvait se composer de cinq pièces de vingt francs et jamais sa main velue ne s’était refermée sur plus d’une pistole.

– Je dirai tout ! fit-il d’une voix défaillante.

Duguay se recueillit un instant et reprit :

– Vous avez vu la dame ?

– Oui.

– Où ?

– Là-bas ! fit l’homme en étendant le bras… sur la sente des Biches.

– Quand ?

– Je sais pas. Y a plusieurs jours… vers la brune. J’étais dans le taillis… elle pouvait pas me voir, mais moi, je la voyais bien. Elle descendait vers le Clair des Sonneurs.

– Vous en êtes sûr ? intervint fiévreusement Michel.

– Si j’en suis sûr ? ricana stupidement Mazargues. Quien ! Comme de mes pattes !

– Et puis ?

– Et puis, je l’ai plus vue. La sente s’enfonce dans la broussaille.

– Vous ne l’avez pas suivie ?

– Pourquoué ? J’avais ren à lui dire !

– Et la bague ?

– Je l’ai trouvée !… trouvée… trouvée ! répéta trois fois l’homme, saisi d’un retour de crainte.

– Dans la sente ?

– Non, plus haut, pas loin des Trois Sources.

Il y eut une pause. Personne ne doutait. Michel lui-même avait senti tomber ses soupçons ; une sincérité morne émanait de la bouche pesante, des yeux sanglants, de la grosse voix effarée qui rappelait le meuglement des taureaux.

– C’est bien tout ce que vous savez ? redemanda le détective.

– J’peux claquer là ! affirma elliptiquement Mazargues.

– On vérifiera ! dit Michel. Si tu as dit vrai, tu auras les cent francs. En attendant, voilà un acompte.

Il tendait un louis. L’autre saisit le disque jaune avec un cri sourd, le contempla avec stupeur, et l’enfouit sauvagement dans sa poche…

– Nous tournons en rond ! remarqua Duguay tandis que les trois hommes s’en retournaient vers le château. Certes, le témoignage de ce crétin n’est pas absolument inutile, mais c’est tout comme. Nous savions que Mme de Escalante vivait encore vers le soir. Martial avait indiqué la sente des Biches comme une des voies probablement suivie par la fugitive. Il a fait de ce côté son enquête.

– Il n’y avait qu’à « faire » le terrain et à interroger la Madeleine, qui est une amie du château.

– Une amie sûre ! appuya Michel.

– Et qui n’a rien vu !

– Autant dire que nous revenons bredouilles ! répartit l’inspecteur d’un ton maussade. Quand on retrouverait encore deux ou trois objets appartenant à Mme de Escalante cela ne nous apprendrait absolument rien. C’est un fait nouveau qu’il faudrait ; j’entends un fait d’une nature nouvelle.

– Celui-ci aurait pu en être un ! dit Michel.

– Et même un fameux ! approuva le détective. Car si notre adversaire avait utilisé le nommé Mazargues, cela signifierait, je pense, une modification subite du plan primitif.

– Pourquoi ?

– C’est trop simple ! Le plan primitif, n’est-ce pas, c’était de faire tuer Mme de Escalante par Tenaille, Courte-Échelle et Martin. Ce plan raté, il fallait ou abandonner la partie, ou avoir un plan de rechange, ou improviser quelque chose. Puisque la victime n’a pas reparu, c’est qu’il y a eu une suite aux premiers événements. Un ou des personnages inconnus sont entrés en action. Lesquels ? L’instigateur lui-même ? Un ou des complices engagés d’avance ? Un ou des complices recrutés au hasard ? Dans le cas où Mazargues aurait participé au crime, la dernière hypothèse devient la plus plausible : on ne prépare pas quelque chose avec un pareil animal. Ai-je besoin d’insister sur l’importance que cela pouvait avoir au point de vue de nos recherches ?

– Non ! répondit Michel d’une voix sombre et avec un frémissement de terreur.

Il semblait clair, en effet, que si le solitaire avait participé aux contingences, la mort de Francisca s’en fût suivie.

– Vous n’ayez plus d’espoir ! fit-il avec détresse.

Le détective cilla ; sa face prit cette roideur, sous laquelle il dissimulait ses pires impressions. Il croyait sincèrement que Francisca était morte : ce point, d’ailleurs, ne l’avait jamais beaucoup intéressé. Sa mauvaise humeur venait de ce que l’affaire n’offrait aucune prise : les dernières découvertes apparaissaient décevantes jusqu’à en être dérisoires.

– Loin de là ! mentit-il. Nous avons maintenant la certitude que Mme de Escalante vivait au crépuscule. On avait donc perdu sa trace ; sinon, elle n’eût pu quitter les Roches Bleues. Il y avait plus d’une heure qu’elle avait dépisté ses premiers poursuivants.

Il entr’apercevait une machination dont il préférait ne rien dire ; ou bien, un coup de hasard qui avait livré l’infortunée à son ennemi. Les conjectures se succédaient sang nombre, dont aucune n’avait de consistance.

L’automobile les attendait sur la route des Loups. En dix minutes, ils atteignirent les Éperviers, et Michel se rendit auprès de Simone, suivi de près par le détective. Ils la trouvèrent dans le petit salon ; elle se livrait à une occupation qui, dans la circonstance, parut insolite aux deux hommes : elle peignait. À la vue de son frère, elle jeta une feuille de papier sur son travail et demanda :

– Eh bien ?

– Rien du tout ! répondit le jeune homme.

Il raconta succinctement ce qui s’était passé avec Mazargues. Elle écoutait pensive ; elle posa quelques questions précises.

– Et voilà ! fit Michel, en haussant les épaules.

– Nous revenons bredouilles ! appuya Duguay.

Une agitation croissante faisait palpiter la jeune fille.

– L’automobile est là ?

Et comme Michel faisait un signe affirmatif.

– Il faut retourner là-bas ! affirma-t-elle. Je vous accompagnerai.

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