XX

Michel et le détective regardaient la jeune fille avec stupéfaction.

– Retourner là-bas ! fit enfin ce dernier… Et pourquoi faire ?

Elle ouvrit la bouche pour répondre. Mais elle ne parla pas.

– Eh bien ? demanda Michel.

– Il vaut mieux que je ne le dise pas, fit-elle avec décision.

Duguay l’épiait sournoisement ; il commençait à la connaître et savait qu’elle ne parlait pas à la légère. Il était ensemble curieux et un peu choqué. Quant à Michel, tout ce qui le ramenait vers l’action était bienvenu.

– Allons ! fit-il.

Cinq minutes plus tard, l’automobile roulait vers la forêt. Au moment où on allait dépasser le village, Simone cria au chauffeur :

– Conduisez-nous chez le docteur Farrèze.

La voiture s’engagea dans une route latérale et s’arrêta devant une maison à tourelles, qui tenait de la ferme et de la gentilhommière. Le médecin était chez lui. Quinquagénaire au visage bistre et aux yeux fins, ses facultés le désignaient pour une carrière brillante, mais son goût pour l’alcool le condamnait à l’obscurité ! Il ne fit aucune question, étant un animal de l’espèce taciturne, et se joignit au groupe.

Quand on eut atteint la Croix-de-Javarre, Simone donna de nouveaux ordres : l’automobile s’arrêta au lieu dit le Clair des Sonneurs.

– Alors, décidément, nous allons à la Sente des Biches ? grommela Michel.

– Nous allons chez Madeleine Lavragne.

L’inspecteur redressa la tête ; son œil trahit une sorte d’agitation.

– L’amie du château ? demanda-t-il.

– Oui.

L’œil devint fixe et vitreux. Dix hypothèses se mirent à danser la sarabande dans la caboche inventive de Duguay.

La Sente des Biches passait à vingt toises du Clair des Sonneurs. Elle était en pente douce. On discernait, en amont, la broussaille où Mazargues affirmait avoir vu disparaître Mme de Escalante.

Le détective scruta le site.

« Qu’est-ce qu’elle espère ? » se demandait-il, agacé.

Simone ne pouvait évidemment rien espérer de la femme Lavragne, qui avait déjà affirmé ne rien savoir… Tandis qu’il méditait, on arrivait devant une habitation assez bizarre, construite en planches et couverte de bardeaux. La mousse et le lichen y poussaient à foison, des giroflées fleurissaient aux murailles, des joubarbes sur le toit. Étroite, mais singulièrement longue, elle donnait accès par une petite porte, à l’extrémité sud. Sur la demande de Simone, Michel frappa deux fois. La porte s’ouvrit lentement, et l’on vit paraître une vieille femme grande et mince, qui, malgré l’âge, paraissait très souple.

– Eh là ! que bonne surprise ! cria-t-elle. V’là m’sieu Michel et la chère demoiselle. Quoi qui gna pour vot’ service ?

– Nous allons vous le dire. Mais dans la maison ! » fit résolument Simone.

Elle était pâle et tremblait un peu. Duguay, qui ne la perdait pas de vue, se dit :

« Elle doute ! »

Madeleine branlant du chef, entrefermait ses yeux jaunes.

– Ça sera ben de l’honneur de vous recevoir ! répondit-elle après une courte pause.

Simone entra la première, suivie de près par Michel et le détective tandis que le médecin retardait. Quand ils furent dans la chambre étroite et basse, où l’on apercevait un fourneau du temps de Louis-Philippe, une table à demi défoncée et des escabeaux rudimentaires. Mlle de Vaugelade saisit la main de la femme et lui parla avec une douceur impérieuse.

– Madeleine, pourquoi ne nous avez-vous pas dit la vérité ?

– Quelle vérité ? fit la vieille, dont le visage apparut sauvage et plein de ruse.

– Nous vous connaissons, Madeleine, reprit la jeune fille, nous savons que vous êtes toute dévouée à Mme de Escalante. Mais il n’est plus temps de cacher votre secret : nous savons tout !

– Tout ? croassa la vieille. Ben ! c’est beaucoup plus que moué !

– Nous allons bien voir ! dit Simone.

Et, se tournant vers le détective :

– Veuillez nous attendre un moment ! Mon frère et moi, nous allons visiter la maison.

– Mademoiselle, fit la femme, qui devint blême sous son bistre, vous ne ferez pas ça !

– Ah ! enfin, s’écria la jeune fille d’une voix éclatante. Viens, Michel. Nous allons savoir !

Madeleine fit mine de leur barrer la route, puis elle eut une espèce de spasme, et tout à coup :

– Puis qu’y gna rien à faire, tant mieux ! Elle est dans la chambre du fond !

Il y eut un moment de stupeur. Simone semblait égarée, Michel demeurait sans souffle, haletant d’espérance et de la terreur d’avoir mal compris, le détective, cachant sa curiosité, montrait une agitation mêlée de dépit ; seul le docteur Farrèze gardait ce sang-froid que lui avait donné l’habitude de gagner son pain à l’aide des misères humaines.

– Venez, mes éfants ! dit la vieille, qui avait repris son allure habituelle.

Elle précéda Michel et Simone par un bref couloir, suivi d’une chambre basse, puis elle monta un escalier, ouvrit une porte vermoulue et chuchota :

– Je crois qu’elle s’éveille.

Ils virent sur un oreiller couvert d’une taie de chanvre, le magnifique visage pâle et la grande chevelure ténébreuse de Francisca.

Elle venait d’ouvrir les yeux ; ces grands yeux d’ombre et de lumière semblaient encore à demi voilés par un songe.

– Doucement !… Tout doucement ! murmura Madeleine.

Simone se dirigea vers le lit de son pas léger jusqu’à ce qu’elle fût auprès de la jeune femme. D’abord, l’œil de Francisca demeura vague, puis, une lueur y parut, puis une tendresse inquiète et craintive.

– C’est moi, marraine, fit tout bas Mlle de Vaugelade. C’est moi, Simone…

Le regard dont elle enveloppait Francisca calmait un peu la malade. Michel, entraîné par une impulsion irrésistible, s’avança à son tour : un trouble formidable soulevait sa poitrine, ses yeux de feu se fixèrent passionnément sur Mme de Escalante. Ce regard de passion et de prière agissait comme une force matérielle. Les paupières de Francisca palpitaient ; elle balbutia d’une voix lointaine :

– Michel !… C’est Michel !

Tout de suite après, la première reconnaissance entraînant la seconde :

– Petite Simone !

Ce fut un de ces minutes de féerie, de sécurité miraculeuse, de tendresse condensée, où l’homme oublie la férocité du monde et de ses pièges… Soudain le drame reparut, le drame qui déchire l’âme humaine, comme la foudre déchire les nuages. Une horreur innommable dilata et contracta alternativement le visage de Francisca ; la forêt meurtrière développa ses pénombres…

– Anda ! Anda ! cria la jeune femme.

Sa tête était retombée ; les yeux immenses reflétaient l’épouvante sans bornes ; le délire crispait la bouche rouge.

– Rosarito !… Que vont-ils faire de Rosarito.

Francisca fit entendre une sorte de râle et sombra dans l’inconscience.

Le médecin auscultait minutieusement la malade, tandis que la vieille narrait l’arrivée de Francisca blessée, au crépuscule, sa fatigue, sa fièvre, ses sursauts. Vingt fois, elle faisait jurer à Madeleine de la garder sans rien dire à personne, puis elle était prise de délire. D’abord la fièvre avait été vive ; plus tard, la jeune femme était tombée dans une torpeur profonde. Depuis, elle demeurait affaiblie et obstinément silencieuse. De-ci, de-là, un réveil, un retour léger de la fièvre ; chaque fois elle répétait :

– Personne ne doit savoir où je suis… personne… personne !

Ce qu’il y avait de plus surprenant, c’est qu’elle ne semblait pas se souvenir de son arrivée chez Madeleine, et qu’elle ne parlait jamais, dans les rares moments où elle parlait, que d’une époque lointaine de sa vie, là-bas, en Amérique…

Le docteur, homme sûr, écoutait les confidences de la vieille, qui pouvaient lui servir pour son diagnostic. Quand elle eut tout dit, il déclara :

– C’est une crise d’amnésie qu’expliquent l’excès des émotions et probablement aussi une chute au cours de la fuite. Mais puisqu’elle vous a reconnus, je pense que cette crise a pris fin. Pour le demeurant, rien à craindre ; madame de Escalante est bâtie à chaux et à sable.

Le détective demeurait à l’écart. Il rongeait, son frein ; il était humilié et plus encore furieux contre soi-même ; il cherchait à recomposer la manière dont cette petite fille avait conduit son analyse.

Share on Twitter Share on Facebook