XVIII

Charles Duguay ramenait aux Éperviers le sieur Tenaille et sa compagne, Antoinette Méchaigne, dite Choléra. Le détective les avait cuisinés en conscience. Tenaille, vaste fripouille sournoise, qui cachait une ruse de Targui sous une apparence bestiale, avait résisté selon les règles. Il connaissait, pour en avoir bénéficié, l’effet des dénégations sur l’esprit, sinon des juges, du moins des jurés. Mais Duguay sut lui faire croire qu’on l’avait « donné ». Il ne le crut qu’une minute ; ce fut assez pour provoquer une explosion de colère et déterminer un bref aveu qui confirmait celui de Martin. Après quoi, le drôle se referma comme une boîte et garda le silence.

La demoiselle Choléra parut d’abord plus obstinée que Tenaille. Elle observait l’inspecteur avec vigilance et lui posait autant de « colles » qu’il en posait lui-même. Puis, soudain, elle changea d’allure :

– Je crois bien qu’il est f…u, remarqua-t-elle avec élégance. Alors, c’est pas la peine que je la soye avec lui. Vu que je n’ai rien fait, et puis rien ! Même des fois vaudrait mieux pour lui que je parle carrément, car il n’est pas le plus coupable : c’est le petit gonse qu’a monté le coup.

Dès lors elle donna des détails surabondants. Duguay crut même remarquer qu’elle y mettait de la complaisance et qu’elle « chargeait » adroitement son homme. Il ne se trompait point. Choléra avait sourdement pris Tenaille en grippe et aspirait à lui donner un successeur. Ce n’est pas qu’il eût des torts envers elle : à sa manière, il avait déployé des qualités de paladin et il « casquait » sans parcimonie. Elle ne l’aimait pas, voilà tout. Elle trouvait qu’il abusait du droit d’être herculéen, elle lui en voulait aussi d’être un assassin, et un assassin roulé par les mouches. Au reste, elle n’était pas de la race qui s’attache aux vaincus : elle aimait frénétiquement la victoire. La défaite lui paraissait plus dégoûtante en raison même de la force de Tenaille : à quoi servaient ses « pommes de terre » si c’était pour être pincé comme une tourte ?

Par elle, Duguay sut que l’instigateur du crime était un petit « gonse » au teint mastic, avec de fines moustaches rousses et des cheveux blonds ; elle avait remarqué ses dents, à cause de leur petitesse, et ses yeux, à cause de leurs cils tout raides ; il avait l’accent du Midi. Tenaille ne le connaissait pas. Il s’était présenté à l’improviste, dans un bar de la Râpée, chez le père Chenique ; le bandit l’avait suivi dans la rue, ils avaient causé au bord du fleuve. Choléra savait que le petit homme, après avoir expliqué le coup à faire avec la dame des Éperviers, avait promis vingt-cinq mille francs si on lui procurait le grand brillant qu’elle portait toujours sur elle. On devait se revoir, le surlendemain du crime, dans un autre bar, « Au Bock géant ». Tenaille avait engagé Courte-Échelle et Martin, le premier parce qu’il était un poteau, l’autre parce qu’il venait de la campagne.

– J’y ai dit de pas zigouiller la gonzesse ! affirmait Choléra. Je suis pas pour qu’on estourbisse… ça coûte trop cher ! Il a promis, puis alors y-z’ont tiré le cocher… Quand j’ai su ça, ça ma f… une coup dans les sangs. Tant, qu’au petit gonse, on l’a pas revu !

Duguay ramassa autant de détails que possible. Il amenait Tenaille et Choléra avec la conviction que personne n’aurait déployé plus d’astuce qu’il n’en avait déployé dans cette circonstance. Mais il ne goûtait qu’une satisfaction médiocre. L’x continuait à lui échapper.

Tenaille comparut devant le juge et réclama un avocat : il daigna se contenter de celui qu’on fit venir de B… Au rebours, Choléra déclara qu’elle n’avait aucun besoin de ces oiseaux-là et confirma tout ce qu’elle avait avoué à l’inspecteur. Au total, le nouvel interrogatoire n’apprit rien de nouveau. Dubard, confiant dans la cuisine du détective, montra une aimable nonchalance. Il était ravi. De quelque façon que tournât l’affaire, on tenait de bons et beaux coupables, passibles de la guillotine ou, à tout le moins, des travaux forcés. Le juge ne tremperait pas ses lèvres dans la liqueur amère du non-lieu.

Comme il l’avait désiré, on permit à Michel de voir Tenaille. La brute ne consentit à desserrer les dents que pour marronner d’obscures ou obscènes goguenardises. Lorsque Simone parut devant Choléra, la fille montra tout d’abord une froide insolence :

– Faudrait voir à ne pas me barber, vu que le rasoir n’arrête pas depuis hier !

– Madame, fit doucement Mlle de Vaugelade, vous pouvez peut-être nous rendre un grand service… et nous saurons vous montrer notre reconnaissance.

Cette rude Choléra appréciait la politesse quand elle s’adressait à sa personne. De plus, elle comprit qu’il y avait, dans l’espèce, plus à gagner qu’à perdre. Elle secoua son épaisse tignasse crespelée et, fixant sur la jeune fille ses yeux de maugrabine, grommela :

– Elle est gironde… et puis maline… et puis pas teigne !

Et reprit à voix haute :

– On est pas si rosse qu’on en a l’air. Alors, quoi qu’y gna pour votre service ?

– Je voudrais que vous me disiez tout ce que vous savez sur l’homme qui a été l’instigateur du crime.

– J’sais pas grand’chose. Enfin, ce sera comme vous voudrez.

Il suffit de lui poser quelques questions pour qu’elle partît à fond de train. Elle avait une rétine de sauvagesse qui retenait puissamment les images. Elle décrivit avec détail l’aspect physique, les particularités, les gestes de l’individu qu’elle avait vu au bar du père Chenique, essaya d’imiter son accent et jusqu’au timbre de sa voix :

– Une voix qui était, comme qui dirait plus jeune que sa figure…

Simone se faisait répéter les détails, non seulement pour mieux se les fixer dans la mémoire, mais encore parce que les répétitions s’enflaient de caractéristiques nouvelles. Quand elle crut avoir tiré de Choléra tout ce qu’on pouvait en tirer, elle dit :

– Je vous remercie… Je vous remercie de tout cœur. Vous pouvez compter sur mon frère et moi !

– Ah bien ! fit Choléra, estomaquée par cette bonne grâce… sûr que vous n’êtes pas une vache !

L’après-midi, Duguay fit avec Martial et Michel une longue randonnée. On avait maintenant interrogé tous les habitants du pays, dont un seul demeurait suspect. C’était un solitaire, un peu fou, qui habitait, au-delà des Trois-Sources, une tanière jadis utilisée par les sorciers et par les huguenots. Il y menait une vie famélique et se montrait violemment misanthrope. On le redoutait, on lui confiait de menus travaux pour l’amadouer, on lui achetait des objets qu’il façonnait avec un couteau et des morceaux de bois. Personne ne pouvait l’accuser d’un délit grave, mais on le soupçonnait de « manigances ». En tout cas, on le croyait capable d’un mauvais coup.

Martial, Simone, Michel avaient successivement interrogé ce personnage. Il répondait avec insolence et d’un air équivoque :

– Faudra voir ! disait Barguigne.

Michel, qui avait pour lui une vive antipathie, croyait qu’il avait pu finalement être mêlé à l’aventure de Francisca.

À tout hasard, le détective se décida à prendre personnellement contact avec le solitaire.

Les trois hommes arrivèrent auprès de la caverne, vers quatre heures : rien n’en défendait l’entrée qu’une espèce de trappe, grossièrement fixée au roc, et qu’il était facile de forcer, sans laisser de traces sensibles…

– Cherche, Dévorant… Marche, Loup-Garou ! fit l’errant, après avoir longuement frappé.

L’attitude des chiens montra qu’il n’y avait personne dans la tanière ni aux alentours.

– Si on entrait ? fit Martial après un silence.

– Pas en ma présence ! répliqua prudemment le détective.

L’errant eut son rire muet de sauvage :

– Il est pas chez lui, là-dedans ! remarqua-t-il. Cette caverne appartient à Mme de Escalante, qui est maîtresse de cette partie de la forêt.

– Il a raison ! affirma Michel. L’homme y vit par pure tolérance. D’ailleurs, soyez tranquilles, ce n’est pas lui qui réclamera !

Duguay fit un geste évasif ; Martial, après quelques tâtonnements, dégagea la trappe et la souleva. Un trou ténébreux apparut, d’où se dégageait une odeur plutôt nauséabonde :

– Ça sent la bête ! remarqua le rôdeur.

Délibérément, il entra dans la caverne avec Dévorant et Loup-Garou. Il avait allumé sa petite lanterne de corne, il explorait minutieusement le sol, les parois…

– Voilà, dit l’errant…

Il ramenait » parmi de menus objets, une bague sertie d’une grosse émeraude, qu’il alla montrer dehors à Michel…

Michel devint très pâle :

– C’est à elle ! chuchota-t-il.

– Attention, fit Martial… Cachez la bague monsieur.

Un homme venait de jaillir d’un fourré. Il ne voyait pas le groupe dont le séparaient des feuillages.

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