XVI

Pendant que Michel de Vaugelade et Martial Barguigne se concertaient, le deuxième malandrin avait pris du champ. Les chiens-loups se remirent à sa poursuite. Il venait de gravir un mamelon : on vit un moment, sur le faîte, devant la lune, sa silhouette noire comme de la houille ou de la marcassite. Puis, il disparut :

– À la piste, bons chiens ! dit le jeune homme.

Ils le comprenaient, mieux encore au ton qu’à la parole ; ils surent qu’il fallait être prompts, suivre la trace avec vigilance, tout en laissant un intervalle entre eux et l’homme. C’était un vieux jeu, connu dès la petite enfance, lorsqu’ils menaient leur joie de vivre dans les fourrés de la forêt profonde. Dévorant, le plus sagace, savait maintenir Loup-Garou qui avait des fougues brusques. Ils chassaient au nez, mais aussi à l’ouïe : tous deux discernaient promptement le rythme de l’être poursuivi, qu’il fût bipède au quadrupède.

Quand on fut au haut du mamelon, on revit le bandit, dans un creux qui menait vers une autre crête. En peu de minutes, les bêtes aux reins d’acier, l’homme aux jarrets de cerf, eussent rejoint cet être trapu, qui n’avait pour lui que son souffle. Eux aussi avaient des poitrines infatigables, des cœurs solides et riches d’énergie. Si Michel n’avait suivi que son instinct, il eût d’un élan fondu sur l’homme. Mais il ne voulait pas risquer en vain sa vie ; il fallait d’abord atteindre et punir ceux qui s’étaient attaqués à Francisca. Il suivit à trois cent pas, comptant épuiser le fugitif.

L’autre traversa la manière de ravin qui séparait les mamelons, escalada la pente, tourna la tête, quand il fut au sommet et de nouveau devint invisible.

– Alerte, Dévorant !

Dévorant monta à la manière d’un félin et Loup-Garou se mit à gronder : il devait y avoir quelque péripétie. Si Michel avait eu leur prodigieuse ouïe, il aurait su que le bruit de la course venait de s’éteindre. Il ne le sut pas, mais il devina une anomalie en voyant l’attitude des bêtes et leur tactique : au lieu d’aller en ligne droite, elles s’écartaient, elles tournaient, selon l’enseignement de Martial quand il voulait attaquer de flanc ou cerner l’ennemi. « L’homme s’était-il arrêté ? Attendait-il, embusqué derrière la crête, prêt à l’attaque ou à la défense ? » Dans le doute, Michel allait plus lentement.

Quand Loup-Garou, toujours plus impulsif, parvint en haut, il apparut que l’homme n’attendait point. L’aboi rude et bref de la bête annonçait tout autre chose qu’une présence. Michel grimpa comme un bouquetin. Et, arrivé près du chien, il comprit : le drille avait disparu.

Il n’avait pu se cacher ni sur la pente nue, ni dans la plaine, plantée d’une herbe basse, de mesquines fougères ou de maigres pins isolés : avait-il pénétré dans la terre ?

Tout de suite, Vaugelade en fut sûr, Loup-Garou s’en allait en grognant près d’une crevasse, assez large et assez liante pour laisser passer un homme. Dévorant, ayant repris la piste, aboutit au même lieu. C’était grave. Ce dur pays de refuge, de guerre religieuse, de sabbat, avait ses cavernes et ses couloirs, vastes, parfois compliqués par l’industrie humaine. La tactique des fugitifs se décelait : ils avaient imaginé une diversion, afin de retarder la poursuite : ainsi celui dont la fuite importait le plus atteindrait le refuge.

Michel perdit deux bonnes minutes à réfléchir. La chasse présenterait de perfides dangers : l’homme connaissait certainement le souterrain et pouvait régler les péripéties à sa convenance.

– Reste, Loup-Garou ! ordonna enfin le jeune homme. Dévorant, la piste !

Loup-Garou demeura là, bouillant de fougue ; Dévorant, sinueux et flexible, entra dans la terre. C’était moins une caverne qu’un couloir, mais large, mais spacieux, où l’on marchait sans peine. Michel avait une petite lanterne électrique : il différa de s’en servir. Il suivait le chien en tâtonnant. La bête ne se hâtait point et s’arrêtait par intervalles : donc le bandit était proche.

Une lueur étoila les ténèbres, une détonation se répercuta, en échos brefs. Michel entendit le sifflement de la balle, vers sa gauche. Tout de suite après, deux autres détonations retentirent, puis on entendit un roulement de pierres, le bruit d’une course rapide. Saisi de fièvre, Dévorant fonça dans l’ombre avec un long hurlement… Michel sentit une cuisson légère à son épaule. Il n’y prêta aucune attention, il darda les rais de sa lanterne et prit son élan. Le couloir se rétrécissait, surtout vers le haut ; à la fin, il parut clos :

– Impossible ! grommela Michel.

Il poussa de toute sa force contre l’obstacle ; une grosse pierre s’écarta, montrant une ouverture ronde ; l’homme et le chien s’y engagèrent et retrouvèrent la voie libre. Une impatience intolérable tenait Michel. Aussi capable de ruse que Martial, il n’avait pas ce tempérament sauvage qui comporte une patience sans bornes. Il continuait à fouiller l’ombre des rais de sa lanterne, il galopait sur le sol calcaire, et même il oubliait de contenir Dévorant. La bête, entendant galoper le maître, crut que c’était le moment de la bataille et bondit frénétiquement…

Soudain, au fond, devant une muraille pâle, le fugitif se profila. Coup sur coup, quatre détonations se suivirent. Dévorant s’éleva en foudre. Mais l’autre attendait cette attaque. Avec un ricanement étrange, il tendit son poing enveloppé d’une étoffe épaisse, s’effaça, frappa. Son propre élan, accru par le coup de l’homme, emporta la bête. Elle disparut dans un trou d’ombre, avec un long hurlement.

Michel arrivait. Il arrivait comme un grand fauve. Rien ne pouvait l’arrêter ; la ruse semblait désormais vaine : comment se retrouver dans l’ombre sans le flair infaillible de Dévorant ?… D’ailleurs, il fallait en finir. Cette course ne pouvait durer interminablement.

Là-bas, le bandit ayant épuisé ses munitions, brandissait un large couteau, dont la lame semblait quelque étrange phosphorescence. Son ricanement ne cessait plus, un ricanement maniaque et sinistre.

Quand Michel fut proche, il se dressa de toute sa hauteur et proféra :

– Vache !

C’était son grand mot, qui résumait toute haine et toute injure. Il ajouta :

– J’en ai assez… faut que je scionne !

Il feignit de se jeter sur le jeune homme, puis recula et s’effaça. Michel ne se laissa pas prendre au piège : maintenant qu’il était face à face avec l’adversaire, il retrouvait son sang-froid. Il fit posément deux pas en arrière, l’œil attentif, et levant sa trique :

– Jette ton couteau ! cria-t-il.

Le ricanement de l’homme devint épouvantable :

– Voilà !

Un gros caillou frappa le front de Michel, puis le couteau traça dans l’air un sillage étincelant : le drille venait de le lancer comme un javelot. L’arme atteignit la poitrine du jeune homme qui, pourtant, eut le temps de changer de position ; la pointe pénétra de biais et ne trancha que la peau :

– À mon tour !

Deux mains rapides s’abattirent sur le bandit. Il eut un rire sarcastique et « ceintura » Michel. Mais les mains frappèrent, l’homme poussa un gémissement tandis qu’une étreinte formidable lui enlevait le souffle.

– J’ai eu tort, se dit Vaugelade, en couchant le vaincu sur le soi, de ne pas accepter la corde de Martial.

Il asséna deux coups de poing sur le crâne du malandrin, afin de l’étourdir, puis soucieux de Dévorant, il darda la lueur de sa lanterne dans le trou d’ombre. C’était une cavité profonde de trois mètres, avec des murailles surplombantes ; la lumière électrique en éclairait fort bien le fond : ce fond ne contenait que des pierres. Donc Dévorant n’était pas mort ; il avait incontestablement, trouvé quelque issue.

– Dévorant ! cria Michel, d’une voix éclatante.

Un aboi sourd s’éleva de l’autre côté de la muraille, on entendit une sorte de grattement et le chien surgit des ténèbres. À travers son émotion, le jeune homme sentit une émotion très douce.

– En route, dit-il rudement au drille qui reprenait ses sens.

L’autre, avec une sorte de soupir, se leva et obéit : son âme brutale acceptait les lois de la guerre.

Au dehors, Loup-Garou accueillit l’arrivée de son compagnon par un hurlement de joie.

L’homme avait reconquis ses forces. Il marchait d’un air sombre et sournois sur la terre aride.

Brusquement, Michel cria :

– C’est vous qui avez assassiné le cocher, dans la forêt ?

– Quel cocher ?

La fureur faisait palpiter Michel ; il voyait fuir, dans le plus profond des arbres, une jeune femme au visage pâle… L’amour, l’épouvante et la douleur pénétraient toute sa chair.

– Vous étiez trois ! gronda-t-il. Et vous, on vous a reconnu. Qu’avez-vous fait d’elle ?

Le bandit écoutait de son air équivoque.

– On m’a reconnu ? fit-il d’une voix traînante. Et où ça ?

– Dans la forêt.

– J’ai pas été dans une forêt.

Mais Michel l’avait pris à la gorge et, saisi d’une inspiration, il le fouilla… Des perles apparurent comme des gouttes de lueur lunaire, une broche de brillants :

– Si elle est morte, vous mourrez ! hurla Vaugelade.

Son accent était si terrible que le malandrin se mit à trembler. Leurs regards se pénétrèrent. Un irrésistible aveu se lisait dans celui du vaincu…

Share on Twitter Share on Facebook